Un tribunal adopte largement les conclusions d’un expert indépendant sur les pertes pour adjuger 405 millions USD aux précédents propriétaires d’une entreprise argentine de services publics
Suez, Sociedad General de Aguas de Barcelona S.A., et InterAguas Servicios Integrales del Agua S.A. c. la République d’Argentine, Affaire CIRDI n° ARB/03/17 ; et AWG Group Ltd. c. la République d’Argentine, CNUDCI
Dans une décision conjointe du CIRDI et de la CNUDCI datée du 9 avril 2015, un tribunal a adjugé à l’unanimité aux demandeurs Suez, Sociedad General de Aguas de Barcelona S.A. (AGBAR), Vivendi Universal S.A. (Vivendi), et AWG Group Ltd (AWG) un total de 405 millions USD pour la violation par l’Argentine de son obligation de traitement juste et équitable pendant la crise financière de 2001.
Le contexte et les recours
Les demandeurs détenaient et géraient l’entreprise argentine Aguas Argentinas S.A. (AASA), qui bénéficiait d’un contrat de concession de 30 ans avec le gouvernement argentin pour la fourniture de services publics d’eau et d’assainissement. Dans sa décision de 2010 sur la responsabilité, le tribunal avait jugé que les mesures d’urgence prises par l’Argentine pendant sa crise financière de 2001 avaient entrainé la faillite d’AASA ; il avait à l’époque reporté l’évaluation complexe des pertes encourues par les demandeurs.
Les demandeurs prétendaient au départ avoir subit des pertes à hauteur d’un milliard USD, et souhaitaient des dommages en lien avec le paiement d’un emprunt contracté auprès d’organismes de prêts multilatéraux, la perte de participations dans AASA, des frais de gestion non payés et des dividendes impayés. L’Argentine arguait quant à elle que les pertes des demandeurs étaient nulles puisqu’AASA allait être en faillite pour d’autres raisons sans lien avec les mesures argentines.
La double indemnisation est rejetée par le tribunal
L’Argentine arguait également qu’il existait un risque de double indemnisation, puisqu’AASA réclamait 2 487 600 000 ARS (environ 260 millions USD) devant les tribunaux argentins. Le tribunal détermina qu’aucune double indemnisation n’avait EU lieu puisque le tribunal argentin n’avait accordé aucune indemnisation à AASA à la date de la décision.
La norme d’indemnisation dans le droit international : l’indemnisation totale
Sur la base des trois Traités bilatéraux d’investissement (TBI) applicables en l’espèce (les TBI France-Argentine, Espagne-Argentine et Royaume-Uni-Argentine), le tribunal détermina que la norme juridique devant être utilisée pour définir l’indemnisation pour la violation par l’Argentine des traités se trouvait dans les principes du droit international. Et comme les parties n’étaient pas d’accord quant aux principes du droit international devant s’appliquer, le tribunal décida de puiser dans le droit international coutumier.
Le tribunal soutint que le non respect par l’Argentine du TJE au titre des traités applicables constituait des faits internationalement illicites. L’Argentine était donc tenue d’indemniser les demandeurs pour les pertes subies du fait de ce non respect de ses obligations internationales et de « mettre les demandeurs dans la situation dans laquelle, selon toute probabilité, ils se seraient trouvés si l’Argentine n’avait pas commis ces faits illicites » (para. 27). Le tribunal examina l’affaire Chorzów Factory afin de déterminer que l’indemnisation intégrale (restitution in integrum) était la norme du droit international coutumier appropriée.
Les dommages sont évalués par un expert financier indépendant
Après avoir reçu les contributions des deux parties, le tribunal a nommé un expert financier indépendant, M. Akash Deep, pour évaluer les dommages. Chacune des parties a pu présenter au tribunal des observations sur le rapport préliminaire de M. Deep. Lors d’une audience postérieure, les parties ont pu interroger M. Deep et présenter des experts financiers témoignant en leurs noms.
Afin de déterminer la valeur de l’investissement, le tribunal a demandé à M. Deep de d’abord déterminer sa valeur sans les mesures prises par l’Argentine, puis de calculer sa valeur avec les mesures prises par l’Argentine, et finalement de soustraire la seconde valeur de la première et d’actualiser la différence avec un taux d’intérêts approprié afin de mettre les demandeurs dans la position dans laquelle ils auraient été si l’Argentine n’avait pas violé son obligation TJE. M. Deep créa un modèle économique du fonctionnement d’AASA prenant en compte plusieurs facteurs, notamment les conditions économiques, les conditions de travail, les coûts de fonctionnement et l’évolution technologique, qui auraient eu des effets sur la rentabilité de la concession d’AASA.
Le tribunal reconnu que l’évaluation des pertes subies par les demandeurs serait imprécise, mais affirma que le droit international n’exige pas que les dommages soient calculés de manière absolument certaine. Ce calcul doit simplement mettre les demandeurs dans la position qu’ils auraient eu « selon toute probabilité » (para. 30) si l’Argentine n’avait pas enfreint ses obligations.
La période d’évaluation : de la date de la violation jusqu’à la date d’expiration du contrat de concession
L’Argentine argua que la période d’évaluation devait courir de 2002 (lorsque la violation a eu lieu) jusqu’en 2006 (lorsque la concession a été rompue). Toutefois, le tribunal se rangea du côté des demandeurs et de M. Deep et conclut que la période d’évaluation devait courir jusqu’en 2023, date d’expiration de la concession au titre du contrat ; sinon cela entrainerait une « sous-évaluation majeure » des pertes subies par les demandeurs.
L’indemnisation des montants versés pour payer les garanties d’emprunts
Les quatre demandeurs se virent octroyer une indemnisation de 360 987 923 USD pour les montants payés aux organismes de prêts multilatéraux en vue de rembourser les garanties d’emprunt, y compris les intérêts composés. Le tribunal conclut que l’intérêt composé était plus effectif que l’intérêt simple pour remettre les demandeurs dans la position qu’ils « auraient actuellement si la violation n’avait pas eu lieu » (para. 65). Il fit également référence aux tribunaux internationaux qui ont appliqué l’intérêt composé pour le calcul des dommages et aux pratiques financières et commerciales normales qui appliquent l’intérêt composé à l’heure de calculer les pertes.
Le tribunal a également rejeté l’argument de l’Argentine selon lequel les demandeurs auraient du faire face au risque lié à leur choix de financer AASA avec des prêts libellés en dollars plutôt qu’en pesos. Le tribunal conclut plutôt que le fait qu’un investissement présente un risque ne signifie pas qu’il n’est pas protégé par un traité pertinent ou par le droit international coutumier applicable. Le tribunal a également accordé aux demandeurs 10,4 millions USD pour les amendes encourues par AASA et impayées.
Indemnisation pour frais de gestion
Le demandeur Suez a reçu 26 084 421 USD pour frais de gestion impayés au titre du contrat de gestion avec AASA pour les années 2018 à 2023 ; M. Deep détermina que pendant cette période, le demandeur aurait eu une trésorerie suffisante pour payer les frais de gestion si l’Argentine avait accordé à AASA un traitement juste et équitable. L’Argentine s’opposait à l’octroi de frais de gestion car elle considérait qu’ils découlaient d’un accord commercial, qui ne représente pas un investissement couvert par les TBI pertinents ; aussi, selon l’Argentine, les recours au titre du contrat ne relevaient pas de la compétence du tribunal. Le tribunal détermina que le contrat de gestion n’était pas un accord commercial ordinaire puisque le contrat de concession exigeait qu’ « au moins l’un des investisseurs majeurs soit opérateur de la concession » (para. 75).
Le tribunal refusa toutefois d’accorder à Suez les frais de gestion gagnés mais impayés pour les années avant 2001, lorsque l’Argentine a promulgué les mesures d’urgence. Selon le tribunal, le gouvernement argentin n’était pas responsable du non-paiement de ces frais de gestion, et un régulateur raisonnable faisant face à des circonstances difficiles pendant une crise financière n’aurait pas fait ce paiement.
Indemnisation pour les participations perdues dans AASA
Les demandeurs reçurent 17 466 706 USD pour les participations perdues dans AASA selon les calculs de M. Deep, qui a fait une moyenne des résultats produits par deux méthodes de calcul : la méthode de la valeur actualisée ajustée et la méthode des flux de trésorerie disponibles. Le tribunal n’a pas accordé aux demandeurs le montant des dividendes impayés parce qu’il considérait qu’ils étaient inclus dans la valeur des participations des actionnaires d’AASA.
Les coûts
Les coûts des affaires traitées par la CNUDCI et le CIRDI ont été définis séparément.
Au titre du règlement d’arbitrage de la CNUDCI, les coûts sont normalement à la charge de la partie qui succombe, mais le tribunal a toute discrétion pour tenir compte de facteurs spécifiques à l’heure de répartir les coûts. Puisque cette affaire impliquait « bon nombre de nouvelles questions complexes de fait et de droit » (para. 113), les demandeurs n’avaient eu gain de cause que sur l’un des recours (TJE), et ils avaient obtenu bien moins que prévu, le tribunal décida donc qu’il était approprié de s’éloigner du principe général consistant à condamner aux dépens la partie succombante. Il ordonna à AWG et à l’Argentine de payer chacune leurs propres frais juridiques et de se partager les coûts de l’arbitrage.
Au titre du CIRDI, les demandeurs Suez, Vivendi, et AGBAR, et le défendeur – l’Argentine – ont également été chargés de payer leurs propres frais et de partager les coûts de l’arbitrage, pour les raisons citées précédemment.
Les demandeurs se sont engagés à ne pas chercher à obtenir une double indemnisation pour les pertes perdues et indemnisées par cet arbitrage.
Remarque : Le tribunal était composé de Jeswald W. Salacuse (Président nommé par le CIRDI, des États-Unis), de Gabrielle Kaufmann-Kohler (nommée par les demandeurs, de Suisse), et de Pedro Nikken (nommé par le défendeur, du Venezuela). La décision est disponible sur http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw4365.pdf. La Décision de 2010 sur la responsabilité est disponible sur http://www.italaw.com/documents/SuezVivendiAWGDecisiononLiability.pdf
Marquita Davis est « Geneva International Fellow » de la Faculté de droit de l’Université de Michigan et contributrice du programme Investissement étranger et développement durable de l’IISD.