Un accord mondial pour lutter contre les subventions préjudiciables à la pêche : un regard dans les coulisses
En juin 2022, les membres de l’Organisation mondiale du commerce ont conclu un accord historique portant sur les subventions préjudiciables à la pêche. Nous expliquons comment une campagne mondiale menée par des organisations non gouvernementales environnementales ainsi que des conseils politiques techniques et juridiques prodigués par des experts du commerce à Genève ont permis de faire la différence.
« Cet accord est une réalisation vraiment remarquable. J’expliquerai pourquoi une fois que j’aurai dormi ! », a tweeté Alice Tipping à 4 heures du matin le 17 juin 2022, depuis les locaux de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) situés au bord du lac à Genève, en Suisse.
Ce jour-là, après plus de vingt ans de négociations, les 164 membres de l’OMC sont finalement convenus d’un accord visant à réduire les subventions préjudiciables à la pêche. Il s’agit du premier accord commercial multilatéral axé sur la durabilité environnementale, et seulement du deuxième accord commercial majeur entre tous les membres de l’organisation depuis que celle-ci a ouvert ses portes en janvier 1995.
Derrière des portes closes
Quelques heures plus tôt, la responsable des subventions à la pêche et du commerce durable de l’IISD et son équipe de conseillers politiques étaient assis devant les portes fermées des salles de réunion de l’OMC où les décisions finales étaient prises, espérant que les dernières suggestions qu’ils avaient faites ce soir-là feraient pencher la balance. La conférence avait déjà largement dépassé le temps prévu, et la question de savoir si les négociateurs commerciaux pourraient à la fois conclure cet accord commercial et atteindre des résultats sur d’autres questions clés comme la sécurité alimentaire et la santé publique restait ouverte.
Les règles internationales visant à lutter contre les subventions préjudiciables à la pêche font l’objet de négociations depuis la fin 2001, lorsque les membres de l’OMC ont lancé le cycle de négociations commerciales de Doha en vue de réviser les règles de l’institution. À cette époque, le rôle des subventions dans l’épuisement des stocks de poissons marins était de plus en plus évident, les stocks surexploités ayant presque triplé au niveau mondial depuis 1970. En 2015, les États membres des Nations Unies ont inclus dans les objectifs de développement durable un objectif spécifique visant à interdire les subventions préjudiciables à la pêche. L’élimination des subventions qui augmentent la capacité de pêche et contribuent à la surpêche était essentielle pour protéger la vie sous-marine, un tiers des populations de poissons dans le monde étant déjà surexploitées.
Alice Tipping a commencé à travailler sur cet accord en 2008 en tant que négociatrice commerciale pour le gouvernement néo-zélandais. Lorsque je lui ai demandé pourquoi elle avait décidé de passer d’un poste gouvernemental à une fonction de conseillère politique indépendante, elle a répondu : « Négocier pour mon pays était très satisfaisant, mais j’étais consciente que tout ce que je pouvais faire ou dire restait dans les limites de la position de mon pays. Sortir du service diplomatique et travailler pour une organisation de recherche m’a permis d’examiner la question de manière objective et de m’exprimer d’un point de vue totalement impartial ».
Lorsqu’Alice a quitté le service diplomatique néo-zélandais pour travailler dans des groupes de réflexion basés à Genève, les portes de la salle de négociation se sont refermées pour elle. Mais en tant que conseillère indépendante, qui était du côté du problème plutôt que du côté d’une position spécifique, elle a eu une influence différente sur le processus de négociation proprement dit.
Bâtir la confiance
Sa première tâche a été de convaincre les bailleurs de fonds de sa vision et de commencer à constituer une équipe d’experts travaillant à plein temps pour soutenir les négociations en vue d’un accord sur les subventions à la pêche à l’OMC. Dans son discours aux donateurs, elle a été franche : « Je ne peux pas vous promettre un accord, car cela ne dépend pas de nous. Mais ce que je peux vous offrir, c’est le meilleur programme de recherche et de politique possible, avec les meilleures chances de succès pour obtenir un accord ».
« Comment avez-vous su, vous et vos collègues de Pew, si Alice et son équipe étaient ceux sur lesquels il fallait parier ? », ai-je demandé à Isabel Jarrett, directrice principale à The Pew Charitable Trusts, un organisme sans but lucratif qui soutient le travail de l’IISD sur les subventions à la pêche depuis plus de 4 ans.
« Il était clair pour nous qu’Alice et son équipe étaient un point de référence pour ce travail à Genève », a déclaré Mme Jarrett. « Ils se sont démarqués par la confiance qu’ils ont établi avec les membres et leur réputation exceptionnelle de conseillers indépendants ».
Isabel savait que ces relations seraient essentielles à l’heure de prendre des décisions politiques et techniques difficiles. L’équipe de Pew a également adopté une approche d’engagement très concrète. Au lieu de compter les résultats attendus, Pew était présente dans les négociations, avec son propre point de vue et ses propres objectifs de plaidoyer. Alors que l’IISD s’est concentré sur l’apport d’un soutien technique impartial aux négociations, Pew a plaidé en faveur d’un accord ambitieux sur le plan environnemental. Les deux équipes ont travaillé en étroite collaboration pour veiller à ce que le travail de plaidoyer de Pew et le travail technique de l’IISD se rejoignent.
« Cela a fait une énorme différence », se souvient Tristan Irschlinger, conseiller politique de l’IISD travaillant sur les subventions à la pêche et le commerce durable avec Mme Tipping. « Nous ne travaillions pas pour eux – nous travaillions à leurs côtés ».
La société civile se joint à la cause
Début 2019, l’équipe a commencé à ressentir la pression du temps. Le libellé de la cible 14.6 des ODD invitait les membres de l’OMC à conclure un accord d’ici à la fin de 2020 dans le but de fixer des règles juridiquement contraignantes sur les subventions préjudiciables à la pêche, et à avoir purement et simplement supprimé les subventions à la pêche illicite, non déclarée et non réglementée. Pourtant, les négociations ne semblaient pas avancer assez rapidement pour respecter cette échéance. Il y a également une longue histoire de délais de négociation manqués, étant donné que l’ensemble du cycle de Doha était censé avoir été réalisé en 2005.
Les équipes de Pew et de l’IISD travaillaient dur pour fournir des preuves et des analyses afin de soutenir le processus, mais il semblait manquer un élément pour faire avancer les choses : la pression extérieure.
Lorsque j’ai rejoint l’IISD en tant qu’agent de communication en 2019, l’idée de soutenir la mise en œuvre de la campagne et de la stratégie d’engagement public de Pew pour établir un lien entre les communautés environnementales et commerciales, tout en veillant à ce que les conseillers politiques de l’IISD puissent rester neutres lorsqu’ils travaillent avec les négociateurs de l’OMC, semblait être une tâche impossible à réaliser. La communauté environnementale avait, dans l’ensemble, perdu la foi dans la possibilité que la pression publique sur l’OMC puisse donner lieu à des résultats réels, et les négociateurs commerciaux avaient été échaudés dans le passé par des efforts d’activisme qui avaient mal tourné.
Pourtant, s’agissant de quelque chose d’aussi important, nous avons décidé que nous devions tenter le coup, tout en tenant compte des enseignements passés. Notre équipe de communication s’est réunie avec ses homologues de Pew pour discuter des différentes options de communication et a décidé d’élaborer la campagne Stop Funding Overfishing (Stop au financement de la surpêche) autour de cette simple déclaration : « Nous exhortons les dirigeants mondiaux à s’acquitter de leur mandat et à conclure un accord ambitieux pour mettre fin aux subventions néfastes [à la pêche] au plus vite ».
Nous avons testé le résultat et le ton de la campagne auprès de nos experts politiques, qui se sont assurés de l’exactitude de chaque mot et que le message était positif afin de susciter la meilleure réaction possible parmi les membres de l’OMC. Pas de dénonciation et d’humiliation. Pas de critique. Notre objectif était d’unir différentes organisations du monde entier autour d’un même message et de construire une coalition robuste soutenant le processus, montrant ainsi aux membres de l’OMC qu’ils avaient le soutien public dont ils avaient besoin pour prendre des décisions difficiles dans la salle de négociation.
« Dans un premier temps, nous avons identifié les ONG travaillant sur des sujets similaires et nous les avons contactées une par une en utilisant nos relations et nos réseaux existants », explique Reyna Gilbert, associée principale chez The Pew Charitable Trusts. « Nous avons répété la même action jusqu’à recueillir plus de 100 signatures. À partir de ce moment-là, les ONG ont commencé à nous contacter pour signer la déclaration, grâce au bouche à oreille. Le décompte final a atteint les 182 signataires grâce à la visibilité croissante de la coalition et au soutien de nos signataires existants qui ont fait passer le mot à leurs réseaux ».
La campagne est montée en puissance lorsque des organisations d’influence de premier plan se sont jointes à elle, notamment le Fonds mondial pour la nature, Oceana et Friends of Ocean Action, cette dernière étant organisée par le Forum économique mondial avec le soutien du World Resources Institute. En novembre 2020, juste avant l’échéance de la cible 14.6 des ODD, notre campagne comptait avec le soutien de plus de 20 influenceurs. Il s’agissait notamment de voix de la communauté scientifique, de représentants du secteur privé, de célébrités, de militants écologistes, de jeunes et de communautés côtières directement touchées par la surpêche. Alors que la campagne prenait de l’ampleur, nous avons continué à répéter le même exercice que nous avions entrepris au tout début – tester notre message auprès de ceux qui travaillaient dans le cadre des négociations de l’OMC pour s’assurer que la campagne ne perdait pas le contact avec ce qui se passait à l’intérieur.
Malgré cette mobilisation massive, au 15 décembre 2020, il était clair que l’échéance de 2020 ne serait pas respectée. Pour reconnaître les progrès accomplis jusqu’à cette date et maintenir le rythme, les membres de la coalition Stop Funding Overfishing ont tweeté : « OMC, vous avez manqué la date limite, mais vous vous rapprochez ». Tous les regards se sont ensuite tournés vers la douzième Conférence ministérielle de l’OMC dans l’espoir que les membres puissent y conclure un accord.
OMC, le monde vous regarde !
La pandémie de COVID-19 a entraîné plusieurs reports de la douzième Conférence ministérielle de l’OMC, connue des spécialistes du commerce sous le nom de CM12. Initialement prévue en juin 2020 au Kazakhstan, elle a été reprogrammée pour décembre 2021, mais l’émergence du variant Omicron a fait capoter ces plans à la dernière minute. Finalement, les ministres du commerce ont pu se réunir en juin 2022 à Genève, au siège de l’OMC.
À ce stade, alors qu’une version avancée d’un projet de texte de négociation était prête à être examinée par les ministres du commerce, il n’était pas du tout certain si les membres de l’OMC seraient capables de combler les lacunes restantes et de conclure l’accord. L’objectif de la campagne Stop Funding Overfishing était simple : rappeler sans cesse aux membres qu’ils bénéficiaient du soutien d’organisations et de particuliers du monde entier, notamment à l’approche de la réunion ministérielle et alors que les enjeux devenaient de plus en plus importants. La campagne a renforcé ce message chaque jour, de l’arrivée des délégués à l’aéroport de Genève jusqu’à la fin de la conférence.
Lorsque les délégués et les ministres ont atterri à Genève, ils étaient accueillis à la zone de récupération des bagages par d’immenses banderoles affichant le message « OMC, le monde vous regarde ! Mettez fin aux subventions qui favorisent la surpêche ».
La coalition Stop Funding Overfishing a veillé à ce que ce message reste à l’esprit des délégations lorsqu’ils quittaient l’aéroport et s’installaient dans leur logement. Dans toute la ville, des bus aux trams, en passant par les panneaux d’affichage à l’extérieur du Palais des Nations, à deux pas du siège de l’OMC, les rappels aux ministres de la tâche cruciale qui les attendait ne manquaient pas : « Stop au financement de la surpêche ».
« Ça y est, ça commence », a pensé Tristan Irschlinger en montant dans le train Léman Express qui l’emmène directement à l’OMC depuis son appartement près de la gare de Lancy-Bachet. Les trois prochains jours allaient déterminer si tout ce temps et tout ce travail effectué par des fonctionnaires, des influenceurs et des conseillers politiques comme lui en valaient la peine.
Entre 2019 et 2022, l’équipe de l’IISD œuvrant sur les questions de la pêche a réalisé plus de 100 activités, dont 14 rapports, 67 événements, 2 vidéos et d’innombrables échanges avec les membres de l’OMC. En tant que petite équipe, jamais plus de quatre personnes, ils ont clairement donné la priorité aux activités qui feraient une différence constructive dans les négociations, et ont tâché d’adapter leur façon de travailler à la phase, voire à l’humeur, des négociations. Au fil des ans, ils se sont également assurés que les membres de l’OMC connaissaient les membres de l’équipe et savaient comment les joindre s’ils avaient besoin de leurs conseils. Ces réseaux de confiance ont porté leurs fruits pendant les heures agitées de la CM12.
Chaque question inscrite à l’ordre du jour de la conférence a dû faire l’objet de divers échanges et consultations avec les ministres avant d’être finalement prête à être approuvée dans la salle dite verte – une réunion permanente au cœur de la CM12, qui comprend les principaux intérêts et positions de l’ensemble des membres de l’OMC. Après cela, le document est retourné à l’ensemble des membres pour approbation. Le problème était que parmi les nombreux sujets différents à l’ordre du jour de la CM12, de la santé publique à la sécurité alimentaire, la question des subventions à la pêche n’était pas toujours la priorité.
« Le groupe s’est réuni pour examiner les subventions à la pêche en début de semaine – puis plus rien. Puis ils se sont réunis une fois le mercredi, alors que la conférence devait se terminer – toujours aucun progrès », se souvient Alice Tipping. « Quand on est arrivé au jeudi soir, il y avait une proposition sur la table, mais l’on n’était pas sûrs que tout le monde l’accepte jusqu’au tout dernier moment ».
Des décisions difficiles
Aux premières heures du vendredi matin, lorsque la conférence ministérielle a finalement été déclarée close, il était clair que les réalisations étaient nombreuses. Il était également clair que bon nombre de personnes étaient déçues par les changements apportés au texte et par les règles qui avaient été laissées de côté pour que l’accord sur les subventions à la pêche puisse voir le jour.
Au début de la CM12, un projet d’accord sur les subventions à la pêche était sur la table, mais il contenait encore des règles et des exceptions compliquées sur lesquelles les membres étaient divisés. Des décisions difficiles se profilaient.
Les règles relatives aux subventions à la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) et à la pêche des stocks surexploités, bien que légèrement modifiées, sont restées dans le texte final de l’accord aux articles 3 et 4.
C'est l’article 5, avec sa vaste interdiction des subventions contribuant à la surcapacité et à la surpêche et sa série complexe d’exceptions, qui a fait vaciller les négociations pendant la majeure partie de la conférence ministérielle. Pour conclure l’accord, les membres ont accepté un compromis : l’interdiction des subventions contribuant à la surpêche a été supprimée du texte pour l’instant, mais avec une clause stipulant que l’ensemble de l’accord expire si un accord plus complet n’est pas conclu dans les quatre ans suivant son entrée en vigueur, à moins que les membres ne conviennent de prolonger l’accord tel quel. L’article 5 a maintenu une interdiction stricte de toutes les subventions à la pêche en haute mer non réglementée et des obligations de « soins particuliers » s’agissant des subventions aux navires battant pavillon étranger et des stocks non évalués.
« De réels efforts ont été déployés jusqu’au dernier moment pour parvenir au plus grand résultat, mais la politique ne le permettait pas. Ce que nous avons est un premier pas, et il était vital de le faire », a déclaré Mme Tipping.
L’accord conclu le 17 juin 2022 à l’OMC devra entrer en vigueur et être mis en œuvre, un processus que l’IISD a déjà commencé à soutenir. Les membres de l’OMC se sont également engagés à négocier d’autres disciplines dans ce domaine. Mais, en soi, cet accord représente un succès important : il s’agit du premier accord commercial multilatéral centré sur une question environnementale.
Et il intervient au milieu d’une nouvelle vague d’activités sur le commerce et l’environnement à Genève et au-delà, des groupes de membres de l’OMC cherchant à collaborer plus étroitement sur des sujets allant du commerce et de la pollution par les plastiques au commerce et aux produits et services liés aux énergies renouvelables. Bien qu’il ait fallu plus de vingt ans pour en arriver là, une chose est claire : pour relever les nombreux défis relatifs à la durabilité auxquels nous sommes confrontés, de la perte de biodiversité au changement climatique, nous devons faire preuve de créativité et de persévérance et nous appuyer sur l’ensemble de la communauté qui travaille sur ces questions.
« Il a fallu un effort herculéen pour que cet accord franchisse la ligne d’arrivée. Et cela n’aurait pas été possible sans le dévouement de tant de personnes, dans le monde entier, prêtes à continuer à mettre la pression, malgré les retards et les distractions. Maintenant que nous savons que le système commercial peut aboutir à des accords axés sur la durabilité environnementale, nous devons examiner ce que le commerce et la politique commerciale peuvent faire d’autre pour faire face aux nombreuses crises auxquelles nous sommes confrontés, et nous pouvons maintenant nous appuyer sur les enseignements tirés de ces négociations pour faire avancer les choses », a conclu Alice.
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