Les accords de compensation carbone et les risques liés à « l’accaparement vert »
Les gouvernements doivent veiller à ce que les projets de compensation carbone sur les terres respectent les droits d'accès et de propriété des peuples autochtones et des communautés locales.
Les marchés du carbone et la vente de crédits carbone peuvent aider les pays et les entreprises à atteindre des objectifs internationaux ambitieux en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Ils peuvent également orienter des financements indispensables vers les pays à revenu faible et intermédiaire, et favoriser des investissements qui aident à lutter contre ler changement climatique. Néanmoins, certains craignent que l’accent mis sur la compensation, plutôt que sur la réduction des émissions, n’entrave la réalisation des objectifs climatiques mondiaux. Les risques que les investissements dans les projets de compensation carbone font peser sur les droits des peuples autochtones et des communautés locales suscitent également des inquiétudes de plus en plus vives. Ces préoccupations ont d’ailleurs conduit à la récente adoption de mesures de sauvegarde qui donnent aux communautés concernées la possibilité de contester les projets d’élimination du carbone approuvés par les Nations Unies. Cette avancée importante souligne la nécessité pour les gouvernements de veiller à prendre en compte les risques associés aux accords de compensation du carbone actuellement en négociation.
Les accords de compensation des émissions de carbone se multiplient, suscitant des inquiétudes quant aux droits des communautés concernées
Plus tôt cette année, les négociateurs gouvernementaux réunis à Bonn ont approuvé une procédure d’appel et de réclamation en vertu de l’article 6.4 de l’Accord de Paris, un mécanisme de marché permettant l’échange volontaire de crédits issus de projets de réduction et d’élimination des émissions de gaz à effet de serre. Cette nouvelle procédure répond aux préoccupations actuelles concernant le non-respect des droits et les voix des communautés sur les terres desquelles ces projets sont mis en œuvre. Désormais, les communautés peuvent faire appel avant le lancement des projets de séquestration du carbone enregistrés au titre de l’article 6.4 et déposer leurs réclamations pendant toute la durée de ces projets.
Ces dernières années, le rythme et l’ampleur des investissements fonciers à grande échelle destinés à l’élimination du carbone se sont intensifiés. Les investisseurs négocient des accords avec les gouvernements dans le but de prendre le contrôle de vastes étendues de terres (souvent boisées) dans les pays en développement. Le carbone fixé par ces terres est ensuite converti en crédits carbone qui sont échangés sur les nouveaux marchés internationaux du carbone.
Cette évolution a en partie été motivée par l’Accord de Paris, qui permet aux pays et aux entreprises de « compenser » leurs émissions en investissant dans la réduction, l’évitement ou l’élimination du carbone ailleurs, par exemple dans le cadre de programmes tels que REDD+. Selon un rapport récent, les gouvernements ont déjà proposé environ 1 milliard d’hectares de terres pour l’élimination du carbone terrestre dans le cadre de leurs engagements en matière d’atténuation du changement climatique.
Une société d’investissement dubaïote a fait les gros titres lorsqu’elle a négocié des protocoles d’accord avec cinq pays d’Afrique subsaharienne (le Kenya, la Tanzanie, le Zimbabwe, la Zambie et le Liberia), prenant ainsi le contrôle de millions d’hectares de terres forestières sur lesquelles elle prévoit de soutenir la protection et le renouvellement des forêts en vue de générer des crédits carbone qui seront vendus sur le marché international volontaire du carbone naissant.
Cependant, bien que certains affirment que ces accords de compensation carbone présentent une série d’avantages pour les moyens de subsistance et l’environnement, d’autres, notamment des organisations non gouvernementales et des médias, ont mis en doute leurs avantages et pointé du doigt les risques associés. La capacité des marchés du carbone à contribuer à la réduction des émissions suscite de vives inquiétudes, tout comme les répercussions des accords de compensation du carbone sur les peuples autochtones et les communautés locales. Dans certains cas, des gouvernements expulsent des peuples autochtones et des communautés locales afin d’ouvrir la voie à de tels accords, suscitant des tensions. Dans d’autres cas, certains s’inquiètent de la violation des lois foncières locales qui confèrent aux communautés des droits de propriété sur leurs terres coutumières. Si la violation des lois locales et des droits fonciers des peuples autochtones et des communautés locales est en soi préjudiciable, les faits montrent que les terres gérées par les peuples autochtones et les communautés locales sont bien mieux préservées et moins touchées par les activités humaines. Les gouvernements qui envisagent de conclure de tels accords doivent, dans un premier temps, s’assurer qu’ils respectent et protègent les droits des peuples autochtones et des communautés locales. Dans le cas contraire, ils risquent de compromettre les bénéfices environnementaux et sociaux qu’ils prétendent sauvegarder.
Revenir sur les erreurs du passé : de l’accaparement des terres à l’accaparement vert
À l’instar de la ruée vers les terres de 2009-2010 dans les pays du Sud, les vastes étendues de terres acquises pour des projets de compensation des émissions de carbone sont rarement inutilisées ; elles sont occupées par des peuples autochtones et des communautés locales ou constituent une source essentielle de leur sécurité alimentaire et de leurs moyens de subsistance. Ainsi, l’absence de consultation des communautés observée dans le cadre des accords conclus en Afrique, en Amérique centrale et en Asie, associée au manque de transparence entourant ces accords et à leur incapacité de fournir les avantages promis, alimente les griefs des communautés affectées et va à l’encontre des objectifs de sécurité alimentaire et de résilience des écosystèmes.
En Asie du Sud-Est, par exemple, un projet de compensation du carbone a violé le droit des peuples autochtones affectés à un consentement donné librement, au préalable et en connaissance de cause, et n’a pas fait l’objet d’un accord de partage des bénéfices avec les communautés locales concernées par le projet. Une analyse récente de deux autres projets de compensation du carbone montre que, même lorsque les entreprises ont tenté d’informer et d’inclure les populations locales et de les faire bénéficier du projet, les résultats n’ont pas toujours été à la hauteur de leurs intentions. Cette analyse révèle qu’en dépit des efforts de consultation, les communautés concernées n’ont pas été suffisamment informées de la manière dont leurs terres étaient utilisées pour générer des revenus. Elle montre également que les avantages escomptés des cultures intercalaires en termes de moyens de subsistance ne se sont pas matérialisés, en raison de la viabilité limitée de ces cultures dans la pratique.
Comment les gouvernements peuvent-ils atténuer le risque d’accaparement vert ?
Les gouvernements devraient examiner attentivement ces accords de compensation du carbone, et vérifier s’ils profitent à leur population et contribuent à la réalisation de leurs objectifs nationaux en matière de développement durable. S’ils décident de conclure de tels accords, les gouvernements devraient concevoir et utiliser des cadres juridiques rigoureux pour sélectionner, négocier et mettre en œuvre des projets de qualité. Les mesures suivantes sont utiles à cet égard.
1. Veiller à ce que des lois solides et appropriées soient en vigueur et à ce que les accords soient négociés et mis en œuvre conformément à ces lois.
Les gouvernements doivent élaborer des lois solides qui protègent les droits des communautés locales, réduisent les émissions et à réglementent la vente et la taxation des crédits carbone. Toutefois, des mécanismes d’application appropriés sont également nécessaires pour garantir le respect de ces lois.
L’élaboration et l’application de lois complètes sont les meilleurs moyens de garantir des investissements sur les terres et autres ressources naturelles qui respectent les droits des détenteurs légitimes de droits, favorisent la sécurité alimentaire locale et contribuent au renforcement de la résilience climatique. Ceci est particulièrement vrai pour les projets de compensation carbone. Des lois robustes clarifient à la fois les exigences relatives à l’utilisation durable des ressources naturelles d’un pays ainsi que les droits d’accès des communautés dont les moyens de subsistance peuvent dépendre de ces ressources. Il convient de procéder à un examen préalable et à une vérification adéquate des propositions d’investissement afin de veiller à ce que ces investissements respectent les lois et politiques nationales. Ces processus, qui sont dans l’intérêt de tous, réduisent le risque de pertes pour le gouvernement et pour la communauté.
Le cadre national du Ghana sur les approches fondées et non fondées sur le marché du carbone, par exemple, fournit des principes directeurs et des exigences sur la manière dont l’autorisation, le suivi et la déclaration des transactions sur le marché volontaire du carbone. Il précise également comment accorder une reconnaissance officielle des crédits de compensation issus de projets sur ce marché. Il met également l’accent sur l’intégrité environnementale, la transparence et la promotion du développement durable.
Si les lois régissant ces questions ne sont pas à jour ou suffisamment rigoureuses, les gouvernements peuvent utiliser leurs propres contrats types élaborés au niveau national, qui intègrent les meilleures pratiques et les principes internationaux en matière d’investissement responsable, comme base à l’élaboration d’accords justes et équitables avec les investisseurs. Un tel outil constituerait une solution provisoire pendant que les gouvernements s’efforcent de réformer leur législation de manière plus globale. L’objectif des contrats types est de veiller à ce que les baux fonciers de longue durée soient conclus de manière responsable, et comportent les garanties nécessaires à la protection des communautés locales, de leurs moyens de subsistance et de l’environnement.
2. Mettre en place des mécanismes locaux de réclamation appropriés pour les communautés affectées.
Si l’approbation récente d’une procédure d’appel et de réclamation constitue une étape importante dans la mise en place d’un marché mondial du carbone dans le cadre de l’Accord de Paris, il reste encore beaucoup à faire pour offrir d’autres possibilités aux populations et communautés affectées de faire valoir leurs droits, y compris dans le contexte des accords sur le carbone négociés en dehors du champ d’application de l’Accord de Paris.
À l’heure actuelle, Gold Standard est le seul organisme de normalisation du marché volontaire du carbone à offrir aux communautés une voie de recours appropriée pour déposer des réclamations lorsqu’elles sont affectées par des projets climatiques. « Appropriée » signifie en l’occurrence qu’elle respecte les six critères clés des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme : accessibilité, transparence, prévisibilité, indépendance, adéquation et garanties pour les communautés. Il est essentiel que les gouvernements veillent à ce que les accords de compensation du carbone qu’ils négocient prévoient des mécanismes de réclamation appropriés pour les populations et les communautés affectées.
3. Utiliser les protocoles d’accord afin d’élaborer une feuille de route détaillée pour la collaboration et de définir les étapes d’une mise en œuvre réussie du projet.
Les accords de compensation carbone commencent souvent par un protocole d’accord entre le gouvernement et l’investisseur, première étape formelle de la collaboration. Cette phase initiale est cruciale, car de nombreuses considérations importantes doivent être prises en compte avant qu’un investissement n’ait lieu et qu’un accord ne soit finalisé. Malgré cela, les protocoles d’accord sont souvent rédigés à la hâte ou ne font pas l’objet d’un examen approfondi, car ils sont considérés comme des accords « mous », sans conséquences juridiques, servant surtout à rassurer l’investisseur. Cette pratique est une occasion manquée.
Des protocoles d’accord bien rédigés peuvent contribuer à garantir que les peuples autochtones et les communautés locales concernés par ces accords soient consultés de manière adéquate en détaillant les modalités de cette consultation. En outre, un protocole d’accord peut également préciser à quel moment un investisseur doit fournir des informations sur la proposition de projet d’investissement aux autorités gouvernementales compétentes afin de leur permettre d’entreprendre en temps utile une vérification préalable et un examen approfondi et systématique du projet proposé.
Les auteurs tiennent à remercier Suzy Nikièma pour sa contribution à cet article.
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