Pourquoi devrions-nous réaffecter le soutien agricole aux infrastructures fondées sur la nature ?
Les gouvernements dépensent chaque année des milliards de dollars dans les subventions agricoles qui encouragent des pratiques nuisibles à l’environnement et à la santé publique. Emma Cutler et Facundo Calvo de l’IISD plaident pour la réorientation de ce soutien en faveur d’infrastructures fondées sur la nature qui promeuvent des systèmes alimentaires plus durables, plus équitables et plus efficaces.
Le temps est compté. Pour l’environnement, pour la santé humaine, mais aussi pour les budgets des gouvernements du monde entier. Chaque année, le soutien aux producteurs représente 611 milliards USD, d’après le rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) Politiques agricoles : suivi et évaluation 2022. Si ce soutien cherche à promouvoir des objectifs légitimes tels que l’amélioration de la sécurité alimentaire et des moyens de subsistance des agriculteurs, il encourage également des pratiques nuisibles à l’environnement et à la santé publique. Une part importante de ce soutien a été apporté au moyen du soutien des prix du marchés et des paiements liés à la production ou à l’utilisation d’intrants sans contraintes, c’est-à-dire des instruments ayant potentiellement le plus d’effets de distorsion des échanges.
Répartition du soutien agricole (2019-21)
Un rapport de 2021 produit par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, le Programme des Nations Unies pour le développement et le Programme des Nations Unies pour l’environnement, argue qu’il est essentiel d’éliminer progressivement les formes de soutien aux producteurs ayant le plus d’effets de distorsion des échanges et les plus nuisibles d’un point de vue environnemental et social, telles que les incitations fondées sur le prix et les paiements liés à la production. Toutefois, cela n’aura pas d’effets si les ressources ainsi libérées ne sont pas réaffectées à d’autres usages, par exemple en faveur de la recherche et le développement, des infrastructures soutenant la production ou des paiements qui ne sont pas liés à la production ou ne promouvant pas la surutilisation des intrants agricoles (par ex. l’eau, les engrais). L’OCDE indique que les paiements pour les services écosystémiques peuvent générer des biens publics lorsqu’ils ciblent les agriculteurs et y sont adaptés. Il s’agit par exemple des paiements pour le stockage du carbone qui élimine le dioxyde de carbone de l’atmosphère pour le stocker sur terre.
En réorientant le soutien vers les producteurs agricoles, les gouvernements peuvent promouvoir des systèmes alimentaires plus sains, plus durables, plus équitables et plus efficaces.
En réorientant le soutien vers les producteurs agricoles, les gouvernements peuvent promouvoir des systèmes alimentaires plus sains, plus durables, plus équitables et plus efficaces. Les investissements dans les infrastructures soutenant la production, en particulier, peuvent améliorer la disponibilité des denrées alimentaires grâce aux réseaux routiers ou aux centres portuaires qui aident les agriculteurs à échanger sur les marchés agricoles internationaux. Il a été constaté que les investissements visant à améliorer l’accès aux infrastructures, notamment à des infrastructures de stockage et de transport, réduisent les pertes alimentaires.
L’Accord sur l’agriculture de l’OMC envisage la fourniture de subventions agricoles aux infrastructures, notamment aux « routes et autres moyens de transport, [aux] marchés et [aux] installations portuaires, [aux] systèmes d’alimentation en eau, [aux] barrages et [aux] systèmes de drainage, et [aux] infrastructures de programmes de protection de l’environnement ». Il est important de remarquer ici que pour relever de la catégorie verte de soutien (qui n’est pas assujettie aux engagements de réduction au titre de l’Accord sur l’agriculture de l’OMC, et peut être fournie sans limite), ces subventions doivent répondre à une prescription fondamentale « à savoir que leurs effets de distorsion sur les échanges ou leurs effets sur la production doivent être nuls ou, au plus, minimes ».
En plus de réaffecter les fonds vers des infrastructures qui permettent d’améliorer la production, les gouvernements pourraient envisager de réorienter leur soutien agricole vers des infrastructures fondées sur la nature.
Cela étant dit, en plus de réaffecter les fonds vers des infrastructures qui permettent d’améliorer la production, les gouvernements pourraient envisager de réorienter leur soutien agricole vers des infrastructures fondées sur la nature. D’après un rapport récent du Centre de ressources mondial pour les infrastructures fondées sur la nature de l’IISD, l’utilisation des infrastructures fondées sur la nature plutôt que des infrastructures « grises » traditionnelles coûte presque 50 % de moins pour fournir le même service d’infrastructure. En outre, les infrastructures fondées sur la nature offrent un meilleur rapport qualité-prix de 28 % que les infrastructures grises. Mais commençons par le début : que sont les infrastructures fondées sur la nature et quels sont leurs avantages ?
Un argument en faveur de la réorientation du soutien agricole aux infrastructures fondées sur la nature
L’expression « infrastructures fondées sur la nature » fait référence aux secteurs ou systèmes qui utilisent la nature pour fournir un service d’infrastructure. Par exemple :
- Les zones humides permettent de traiter les eaux usées et d’améliorer le stockage de l’eau.
- Les mangroves réduisent l’érosion côtière et les inondations.
- Les espaces verts urbains atténuent les ruissellements des eaux pluviales et les vagues de chaleur extrême.
- Les forêts conservent l’eau et facilitent la recharge des nappes phréatiques.
- Les dunes protègent contre l’augmentation du niveau de la mer et les inondations côtières.
Par ailleurs, les infrastructures fondées sur la nature offrent tout un éventail d’avantages indirects, notamment le stockage du carbone, l’amélioration de la qualité de l’air, la sécurité alimentaire, la création d’emplois, et les loisirs.
La réorientation des subventions agricoles en faveur d’infrastructures fondées sur la nature apporterait de nombreux avantages à la société.
Nous avons utilisé la méthodologie d’évaluation des actifs durables (SAVi) pour évaluer les avantages pour la société d’investir dans la nature. SAVi est une méthode d’évaluation fondée sur la pensée systémique, la simulation de la dynamique des systèmes, la modélisation spatiale et l’analyse financière, et inclut les données climatiques. Les évaluations SAVi sont adaptées à des projets d’infrastructure spécifiques et sont préparées conjointement par de multiples parties-prenantes. Les résultats de nos évaluations suggèrent que la réorientation des subventions agricoles en faveur d’infrastructures fondées sur la nature apporterait de nombreux avantages à la société. Nous présentons quelques exemples ci-dessous de ces avantages, tirés de nos évaluations.
La restauration des forêts en Indonésie
Dans la partie supérieure du bassin de la rivière Brantas en Indonésie, les champs cultivés empiètent sur les forêts. Cela limite la rétention de l’eau et la recharge des nappes phréatiques, aggravant les risques d’inondations et les pénuries d’eau. La perte d’arbres accroît l’érosion, ce qui réduit la productivité agricole, entraînant ainsi d’avantage de déforestation.
En aval, la baisse du niveau des nappes phréatiques exacerbe les pénuries d’eau saisonnières. En réponse, l’Organisation des Nations Unies pour le développement industriel a rassemblé des parties-prenantes des secteurs privé et public pour identifier les solutions de gestion de l’eau, notamment le reboisement et la conservation de la partie amont de la rivière.
Nous avons utilisé la méthodologie SAVi pour quantifier les bénéfices découlant de la restauration des terres dans la partie supérieure du bassin de la rivière Brantas. Nous avons commencé par une analyse spatiale, qui nous a permis de quantifier les services écosystémiques, notamment le stockage du carbone et la rétention de l’eau, des sédiments et des nutriments. Nous avons ensuite monétisé les coûts et avantages suivants :
- Les coûts du reboisement des terres et de la construction de puits d’absorption de l’eau
- La valeur de l’agroforesterie et de la production de bambou
- La création d’emploi
- La valeur du stockage du carbone
- Les inondations et dommages liés à l’érosion évités
- La pollution de l’eau évitée
Nos résultats montrent que les bénéfices sociaux et environnementaux de la restauration sont bien supérieurs aux coûts, et que le projet renforce également la résilience climatique. Nous estimons par exemple que les coûts évités liés aux inondations, à l’érosion et à la qualité de l’eau sur 20 ans sont 9 à 10 fois supérieurs aux coûts de construction et de maintenance des infrastructures fondées sur la nature. Par ailleurs, il est moins coûteux de reboiser et de conserver les terres que de construire un réservoir d’une capacité de rétention de l’eau similaire.
Nous avons également conclu que les paiements pour le stockage du carbone pourraient générer 32 millions USD, ce qui couvrirait largement l’investissement nécessaire.
La foresterie urbaine en Éthiopie
Nous avons utilisé la méthodologie SAVi pour évaluer les effets de la plantation d’arbres à Addis Ababa. Nous avons estimé les effets des arbres sur la qualité de l’air, les inondations, les îlots de chaleur urbains, le stockage du carbone et la création d’emplois.
En améliorant la qualité de l’air, en réduisant les inondations et en rafraîchissant la température de l’air, les arbres améliorent la résilience climatique, tout en stockant le carbone. Nous avons déterminé que si l’on investit 11 millions USD pour la plantation d’arbres et 5,5 millions USD par an pour leur maintenance, il est possible d’obtenir une valeur actuelle nette jusqu’à 17 millions USD sur 20 ans. Nos résultats montrent que si l’on utilisait des infrastructures construites traditionnelles pour fournir les mêmes services, la valeur actuelle nette serait négative. Spécifiquement, pour réduire la pollution atmosphérique et les émissions de carbone, les arbres sont financièrement et techniquement plus adaptés que les véhicules électriques. Les arbres offrent également plus d’avantages indirects que la récupération des eaux de pluie, qui est une manière alternative d’atténuer le risque d’inondation.
Nous avons montré qu’il était important de veiller à ce que les arbres survivent, même si cela implique d’investir davantage dans leur entretien. Nous avons par exemple estimé que si 30 % des arbres survivaient, la rapport coût-bénéfice se situait entre 1,17 et 1,2. Cela signifie que pour chaque dollar dépensé, le projet créé 1,17 à 1,20 USD. Si l’on double le budget d’entretien des arbres, leur taux de survie passe de 30 à 84 %, et le rapport coût-bénéfice passe alors à 1,34 – 1,42. Cela signifie que même si les coûts augmentent, chaque dollar investi créé entre 17 et 22 centimes USD de plus.
La réorientation des subventions agricoles pourrait contribuer à payer les coûts de l’entretien des arbres. Cela permettrait d’accroître la valeur de l’investissement dans les infrastructures fondées sur la nature.
La protection côtière aux Pays-Bas
Les Pays-Bas sont vulnérables face à la montée du niveau de la mer et aux inondations. Cela exige la maintenance fréquente des infrastructures de protection contre les inondations. Lorsque l’heure fut venue de réparer la digue entre Pettemer et Camperduin en Noord Holland, les décideurs politiques ont fait face à un choix : relever la hauteur de la digue existante, ou construire une plage artificielle et une dune. Ils ont choisi l’option de la plage, et les dunes de Hondsbosche furent parachevées en 2015.
Nous avons utilisé la méthodologie SAVi pour évaluer cette infrastructure fondée sur la nature par rapport à une digue. Toutes deux protègent le littoral contre une inondation exceptionnelle se produisant une fois en 10 000 ans. Toutefois, nous avons déterminé que les dunes avaient une plus grande valeur et étaient moins coûteuses qu’une nouvelle digue. Spécifiquement, les dunes accroissent plus l’attrait touristique de la zone qu’une digue. La hausse des visiteurs crée des recettes, qui apportent une valeur à la communauté locale. Par ailleurs, même si l’entretien des dunes est plus coûteux (19 millions EUR sur 50 ans, par rapport à 7 millions EUR pour la digue), la construction des dunes a coûté 35 millions de moins.
Nous avons calculé les émissions de carbone des dunes et d’une digue. L’empreinte carbone de la construction des dunes était de 127 000 tonnes de CO2, par rapport à une estimation de 160 000 tonnes pour la digue. Les dunes auront besoin d’un ajout périodique de sable. Nous estimons que cette maintenance correspond à l’émission de 50 000 tonnes de CO2 sur 50 ans. Aussi, il se peut que l’empreinte carbone des dunes tout au long de leur vie soit plus importante que celle d’une digue, mais la possibilité d’ajouter du sable le cas échéant est essentiel pour l’adaptation au changement climatique. Puisqu’il est difficile de prévoir l’ampleur de la hausse du niveau de la mer, il est impossible de définir précisément la taille requise des défenses contre les inondations. Contrairement à une digue, il est possible d’ajuster facilement le niveau des dunes en réponse au changement climatique. Les dunes offrent donc une capacité d’adaptation plus importante qu’une digue.
Quelle part du soutien agricole devrait être réorienté vers les infrastructures fondées sur la nature ?
Les subventions agricoles pourraient être réorientées vers des infrastructures, et nos résultats montrent que les infrastructures fondées sur la nature devraient être envisagées. Les solutions naturelles sont souvent moins coûteuses que leurs alternatives grises. Elles offrent également plus d’avantages indirects, notamment une plus grande résilience face au changement climatique.
Les solutions naturelles sont souvent moins coûteuses que leurs alternatives grises. Elles offrent également plus d’avantages indirects, notamment une plus grande résilience face au changement climatique.
Nous estimons que 125,16 milliards USD sont nécessaires chaque année pour les infrastructures agricoles. Ces chiffres se fondent sur nos études qui évaluent le coût de l’adaptation climatique et de l’amélioration de la sécurité alimentaire. Nous estimons que la moitié (62,58 milliards USD par an) pourrait être orientée vers les infrastructures fondées sur la nature, notamment l’agroforesterie, le compostage, et de meilleurs pâturages. 3,33 milliards USD supplémentaires sont nécessaires aux systèmes d’irrigation, et 20 % de ce budget, c’est-à-dire 670 millions USD pourrait être investi dans des solutions naturelles qui améliorent l’approvisionnement en eau (par ex. l’agroforesterie).
Aussi, rien que dans le secteur agricole, 63,25 milliards USD pourraient être investis dans des infrastructures fondées sur la nature. Cela représente environ 21,5 % des 294 milliards USD, le montant total du soutien budgétaire à l'agriculture chaque année (hors services généraux). Cet argent pourrait au contraire être utilisé pour soutenir des pratiques qui améliorent la disponibilité en eau, les rendements et la qualité des sols. Ces infrastructures fondées sur la nature permettraient également de protéger les cultures contre les événements climatiques extrêmes, de stocker le carbone et de renforcer la biodiversité.
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