La COVID-19 a-t-elle donné naissance à une « nouvelle normalité » en matière de politique commerciale ?
De nombreux chocs ont affecté le système commercial mondial aux cours des deux dernières années et demi, mais ces chocs sont-ils différents des années prépandémie ? Simon Evenett, fondateur du St. Gallen Endowment for Prosperity Through Trade, examine en profondeur les différents types d’interventions de politique commerciale réalisés avant et après la pandémie.
De temps à autre, il est utile de prendre du recul par rapport au tumulte des annonces quotidiennes de politique commerciale pour se demander si des changements structurels sont en cours. Deux ans et demi après que la COVID-19 ait été déclarée pandémie mondiale, quels changements ont été observés dans les décisions de politique commerciale ? Y a-t-il eu plus qu’un changement temporaire dans le volume de l’intervention politique ? La propension à libéraliser ou à restreindre les échanges a-t-elle changée ? Et quelles sont les formes les plus courantes d’interventions de politique commerciale ?
Les personnes familières de la politique commerciale reconnaîtront l’importance de se poser ces questions après un choc mondial profond. D’éminents historiens de l’économie affirment que les « chocs » ont peu d’impact à long terme sur l’ampleur de la discrimination des États vis-à-vis des biens et services fournis par l’étranger. Ces historiens accordent plus de poids aux « changements » ou aux facteurs à plus long terme, qui évoluent lentement, et qui poussent les gouvernements à recourir au protectionnisme et affectent la volonté des États de s’engager dans des réformes du commerce et de l’investissement. Pour ce que cela vaut, j’ai jusqu’à présent eu tendance à penser que les chocs et les changements sont tout aussi importants les uns que les autres. Alors que disent les faits à propos des choix de politique commerciale pendant la pandémie ?
Attribuer de manière fiable les changements de politique en 2020 et 2021 à la COVID-19 est plus facile à dire qu’à faire.
Il est plus difficile de répondre à cette question que certains ne pourraient le penser. Attribuer de manière fiable les changements de politique en 2020 et 2021 à la COVID-19 est plus facile à dire qu’à faire. Compte tenu des flexibilités prévues dans certains accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour la protection de la vie humaine et pour les situations d’urgence en général, l’on peut craindre que certains gouvernements ne justifient par la pandémie le favoritisme de toute façon envisagé.
Dans leurs rapports sur les faits nouveaux relatifs au système commercial mondial, les âmes courageuses du secrétariat de l’OMC font une distinction entre les mesures liées à la COVID-19 et les autres interventions politiques, qui incluent désormais les actions gouvernementales liées à l’invasion de l’Ukraine. Mais le secrétariat dépend des notifications par les membres de l’OMC de leurs interventions politiques, et l’on peut donc se demander si leurs conclusions mettent l’accent sur les mesures de libéralisation ou la suppression des restrictions commerciales.
Comme l’a indiqué la Directrice générale de l’OMC, Ngozi Okonjo-Iweala, dans sa présentation du dernier rapport en date du secrétariat, « [S]ur les 436 mesures commerciales et liées au commerce introduites visant des marchandises depuis le début de la pandémie, les deux tiers étaient de nature à faciliter les échanges, tandis qu’un tiers étaient restrictives pour le commerce. Les restrictions à l’exportation ont représenté 82 % de toutes les mesures restrictives pour le commerce liées à la COVID-19, mais près des trois quarts d’entre elles ont déjà été éliminées ». Tout en se félicitant de cette évolution, Mme Okonjo-Iweala a judicieusement observé que « nous ne sommes pas encore tirés d’affaire ». Pourtant, le sens général du rapport du secrétariat est que la COVID-19 a été un choc qui, en termes de politique commerciale, voire en termes de santé, est en train de se calmer. Peut-on confirmer cette conclusion par des preuves émanant de tiers ?
Comme le savent bien les chercheurs en commerce international, il est difficile d’évaluer la position globale de la politique commerciale. Cela est pourtant nécessaire. Au début de la crise financière mondiale, le secrétariat de l’OMC avait serré les dents et commencé à faire rapport des interventions politiques. La Banque mondiale avait rapidement suivi cette approche, qui a également été adoptée par d’autres. Tous ceux qui ont travaillé dans ce domaine savent qu’il ne faut pas prendre ces statistiques trop au sérieux, mais elles sont encore largement utilisées dans les milieux officiels pour interpréter la dynamique de la politique commerciale.
Des changements dans les interventions de politique commerciale ?
Dans ce qui suit, je vais présenter les chiffres relatifs aux différents types d’intervention de politique commerciale enregistrés dans la base de données indépendante Global Trade Alert (GTA). (Information complète : j’ai créé la base de données GTA en 2009 et m’y consacre depuis cette date). Contrairement au secrétariat de l’OMC, je ne prendrai pas position pour savoir si un gouvernement a pris une mesure spécifique en raison de la pandémie de COVID-19 ou non. Je vais plutôt vérifier si l’intervention globale en matière de politique commerciale observée depuis le 1er janvier 2020 diffère de celle des années précédant la pandémie.
La base de données GTA contient désormais des informations sur plus de 45 000 actes étatiques différents qui peuvent, en principe, affecter les flux commerciaux transfrontaliers de biens, de services, de données, d’investissement et de migrants économiques. Des informations sur les décisions gouvernementales relatives à plus de 60 types différents d’interventions politiques ont été recueillies, presque exclusivement à partir de sources officielles ou de déclarations d’entreprises imposées par la loi. La base de données contient des rapports sur les interventions politiques mises en œuvre depuis le début de novembre 2008, mois au cours duquel les dirigeants du G20 se sont pour la première fois engagés à renoncer au protectionnisme. À ce jour, la GTA a été mentionnée dans un peu moins de 3 000 études dans Google Scholar. Elle est largement considérée comme l’une des bases de données les plus complètes sur les choix de politique commerciale et accessible à tous.
L’une des façons dont la pandémie peut avoir influencé la dynamique de la politique commerciale est d’augmenter le volume des interventions observées. Elle a également modifié la nature des interventions politiques, s’éloignant de l’ouverture au commerce international et favorisant plus souvent les entreprises nationales. La ligne bleu clair de la figure 1 représente le nombre total d’interventions de politique commerciale enregistrées dans la base de données GTA chaque année depuis 2009. De toute évidence, le nombre d’interventions a atteint un pic en 2020, avec un total de 5 885 actes publics. Pour le moment, 4 016 interventions de politique commerciale ont été enregistrées en 2021.
L’une des façons dont la pandémie peut avoir influencé la dynamique de la politique commerciale est d’augmenter le volume des interventions observées.
Avant de conclure que l’année 2020 a été exceptionnelle, veuillez noter deux points. Premièrement, toutes les subventions accordées en 2021 n’ont pas encore été enregistrées, ce qui contribuera grandement à réduire l’écart avec le total de 2020, à défaut de l’éliminer complètement. Deuxièmement, même si aucune autre intervention politique en 2021 n’était documentée, le total de 4 016 est toujours supérieur de 25 % au nombre moyen d’interventions politiques commerciales enregistrées pendant les années prépandémies, de 2015 à 2019.
Figure 1. Plus d’interventions politiques, oui ; un tournant dans la nature des politiques, cela n’est pas sûr
La ligne bleu de la figure 1 révèle que les années de pandémie 2020 et 2021 ont eu peu d’impact sur la part des interventions de politique commerciale qui ont fait pencher le terrain de jeu commercial en faveur des entreprises nationales et d’autres intérêts commerciaux locaux. Cette part est remarquablement stable depuis 2009, oscillant entre 0,80 et 0,85. Pandémie ou pas, crise financière mondiale ou pas, austérité ou pas, année après année, seule une intervention de politique commerciale sur cinq libéralise les échanges transfrontaliers ou améliore les conditions de concurrence pour les entreprises étrangères. Sur ce point important, d’après les données disponibles à ce jour, la pandémie de COVID-19 n’a pas établi une « nouvelle normalité » pour la politique commerciale.
Toutefois, une conclusion différente émerge dès lors que l’on examine les restrictions à l’importation plus importantes (droits de douane, actions antidumping, mesures antisubventions, droits de douane sur les poussées d’importation, quotas d’importation, mesures relatives aux marchés publics et exigences en matière de contenu local, etc.). C’est ce que montre la ligne grise de la figure 1. La part des mesures saillantes affectant l’accès aux marchés et portant atteinte aux intérêts commerciaux étrangers a, avec quelques hauts et bas, eu tendance à diminuer depuis le début de la crise financière mondiale. D’ailleurs, le grand nombre de réformes des politiques d’importation concernant les biens médicaux observées en 2020 a accentué cette tendance. Au total, 771 réformes des politiques d’importation ont été recensées dans le monde en 2020, soit 61 % de plus que le nombre moyen (480) enregistré pendant les années prépandémies, de 2015 à 2019.
Un recours accru aux subventions aux entreprises et aux restrictions à l’exportation
Si la pandémie n’a pas affecté la part des interventions de politique commerciale préjudiciables, alors que la part des changements de politique saillants nuisibles affectant l’accès au marché a diminué, comment expliquer cette différence ? La réponse est le recours croissant des gouvernements aux subventions aux entreprises et, pendant la pandémie, aux restrictions à l’exportation.
Le tableau 1 montre que le nombre d’interdictions des exportations imposées en 2020 était au moins 50 fois plus élevé que la moyenne des cinq années prépandémies précédentes (2015 à 2019). Sur les huit interventions politiques répertoriées, cinq sont des formes de subventions. Ceci étant écrit, les interdictions des exportations et les restrictions appliquées aux exportations ont connu les plus fortes augmentations relatives d’interventions préjudiciables. Ces mesures ont été appliquées, souvent pour une courte période, aux échanges d’équipements médicaux (tels que les ventilateurs), des consommables médicaux (tels que les équipements de protection individuelle, dont les masques sont un exemple), et d’autres fournitures et biens médicaux liés à la COVID-19.
Tableau 1. Le recours aux interdictions des exportations et aux subventions ayant des effets de distorsion des échanges, toutes deux préjudiciables, ont nettement augmenté
Si de nombreux gouvernements ont cherché à mettre la responsabilité des pénuries sur les chaînes d’approvisionnement mondiales pendant la phase initiale de la pandémie, les données montrent clairement que le secteur public a été une source importante de perturbation lorsque les entreprises ont reçu l’ordre de ne pas expédier de marchandises à des clients étrangers. Une fois les vaccins contre la COVID-19 mis au point, le monde a malheureusement assisté en 2021 à la mise en place de contrôles des exportations sous diverses formes empêchant la distribution mondiale des vaccins. Ce recours contre-productif aux contrôles des exportations aura des conséquences à plus long terme, car les gouvernements seront moins enclins à s’approvisionner en articles médicaux à l’étranger s’il existe un risque important que les commandes ne soient pas honorées lorsque des gouvernements étrangers imposent arbitrairement des limites aux exportations. La volonté de libéraliser les échanges est subordonnée, et c’est plutôt raisonnable, à la confiance dans les partenaires commerciaux et leur capacité à fournir, ou plutôt, à ne pas entraver la fourniture pendant les crises.
Trois conclusions générales… pour le moment
Que faire de ces preuves ? Inévitablement, une réserve est de rigueur : nous sommes encore en train de recueillir des informations sur les interventions de politique commerciale mises en œuvre en 2020 et 2021, de sorte que les conclusions initiales suivantes devront peut-être être révisées. Premièrement, la pandémie a eu une incidence sur le volume des interventions politiques pertinentes du point de vue commercial. Dans la mesure où les effets de ces interventions dépassent les frontières, il ne faut pas s’étonner que des controverses surgissent. En temps de crise, une surveillance agressive des actions des États est nécessaire, notamment pour établir et conserver la confiance, et pour décourager toute tentation de se tourner vers un favoritisme opportuniste.
La pandémie a eu une incidence sur le volume des interventions politiques pertinentes du point de vue commercial.
Deuxièmement, le préjudice causé aux chaînes d’approvisionnement mondiales par les appels à restreindre les exportations devrait présager un renforcement des règles de l’OMC sur les exceptions autorisées (notamment l’article XX de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce). Des études montrant la nature inefficace et contre-productive des restrictions à l’exportation devraient être préparées et largement diffusées dès aujourd’hui et chaque fois que la tentation de bloquer les exportations se présentera lors de crises futures.
Troisièmement, la pandémie n’a pas altéré la trajectoire vers un système commercial mondial toujours plus biaisé. Le fait que moins de restrictions saillantes à l’importation aient été imposées est une bonne nouvelle, mais cela implique que, même dans notre système commercial mondial modestement ouvert, la concurrence entre les entreprises est de moins en moins fondée sur les mérites.
Simon J. Evenett est fondateur du St. Gallen Endowment for Prosperity Through Trade, l’organe institutionnel de Global Trade Alert et de Digital Policy Alert. Il est également professeur d’économie à l’Université de Saint-Gall, en Suisse.
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