Le TTIP et le changement climatique : de faibles bénéfices économiques mais de réels dangers pour le climat

La gouvernance du changement climatique devrait avoir une influence sur la gouvernance mondiale générale – notamment sur les politiques commerciales et d’investissement internationales. Compte tenu du rôle qu’il devrait jouer dans la fixation des règles de l’économie mondiale du 21ème siècle, le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) – actuellement en cours de négociation entre l’Union européenne et les États-Unis – est l’un des plus importants accords commerciaux et d’investissement.

Le modèle sur lequel repose actuellement le TTIP augmentera les émissions de dioxyde de carbone et compromettra la capacité de l’Europe et des États-Unis de mettre en place des politiques d’atténuation du changement climatique efficaces. Les traités commerciaux et d’investissement devraient être mis au service des objectifs climatiques plus larges de l’Europe et des États-Unis, et non les freiner.

Ce bref article explique la manière dont le TTIP pourrait accroitre les émissions et limiter la capacité des États d’atténuer les effets du changement climatique et de s’y adapter, et propose un ensemble de recommandations qui permettraient de rendre les politiques commerciales de l’Union européenne et des États-Unis plus conformes aux objectifs de changement climatique.

Le TTIP augmentera les émissions de carbone

Puisque les États-Unis et l’Europe jouissent déjà de fortes relations commerciales et d’investissement, les bénéfices économiques du traité devraient être relativement limités. Les études les plus citées dans les débats européens ont été réalisées par Ecorys, par le Centre for Economic Policy Research (CEPR) et par l’Université Tufts. Les deux premières montrent que le traité permettra d’accroitre le PIB des parties de moins de un pourcent, tandis que l’étude réalisée par l’Université Tufts suggère que les effets sur le PIB européen seront négatifs[1].

Malgré les retombées économiques limitées attendues, l’étude d’Ecorys prévoit une augmentation des émissions de 11 millions de tonnes métriques. Cela équivaut à une hausse des émissions de 0,07 %, soit moins que la hausse du PIB de 0,47 % envisagée par Ecorys. Lorsque l’on multiplie ce chiffre par les estimations du coût social du carbone, les émissions de dioxyde couteraient chaque année 1,4 milliards USD à l’Union européenne[2].

Ces résultats sont conformes à la littérature plus large ; selon une évaluation détaillée réalisée par l’Organisation mondiale du commerce et les Nations Unies, la plupart des accords commerciaux et d’investissement ont tendance à accroitre les émissions[3]. Remarquons cependant que l’étude réalisée par Ecorys est seulement partielle puisqu’elle ne s’intéresse pas aux effets environnementaux de nombreux obstacles non tarifaires, comme les subventions nationales par exemple. Les effets éventuels des dispositions du TTIP limitant la capacité des gouvernements à concevoir et à mettre en œuvre des politiques efficaces de lutte contre le changement climatique n’ont pas non plus été assez examinés. Comme nous le verrons, c’est bien l’aspect déréglementaire du TTIP qui représente le plus de risques pour les politiques de lutte contre le changement climatique.

Les risques réglementaires du TTIP

Le TTIP pourrait compromettre la capacité de l’Union européenne et des États-Unis de mettre en œuvre les réglementations appropriées pour satisfaire les objectifs climatiques. Les effets juridiques du TTIP pourraient revêtir différentes formes, notamment imposer de larges restrictions aux autorités réglementaires au titre des dispositions relatives au règlement des différends investisseur-État (RDIE), limiter les normes relatives à l’intensité de carbone, modifier le régime d’exportation des combustibles fossiles en provenance des États-Unis, et restreindre les programmes relatifs aux énergies renouvelables.

a) Importantes contraintes sur les réglementations climatiques au titre des règles relatives à l’investissement

Le chapitre sur l’investissement du TTIP octroiera certainement d’importants droits aux investisseurs, notamment le « traitement juste et équitable » et l’indemnisation pour les réglementations considérées comme constituant une « expropriation indirecte ». Ces droits pourront être réclamés par les entreprises privées, notamment les entreprises œuvrant dans le domaine des combustibles fossiles, par le biais d’un processus controversé appelé RDIE et pouvant être utilisé pour contester un large éventail de mesures gouvernementales relatives au changement climatique[4]. Des règles similaires contenues dans d’autres traités ont été utilisées pour contester des mesures environnementales, notamment une réglementation allemande relative à une centrale à charbon au titre du Traité sur la Charte de l’énergie[5] ; une autre affaire du même type est en cours au titre de l’ALENA et concerne le moratoire imposé par le Québec sur la fracturation hydraulique ou « fracking »[6].

b) Limitation des normes relatives à l’intensité de carbone

Les réglementations limitant l’intensité de carbone des carburants utilisés pour le transport pourraient également être visées au titre du TTIP. Michael Froman, le représentant au commerce des États-Unis, aurait profité des négociations du TTIP pour forcer l’Union européenne à saper les normes relatives à l’intensité de carbone fixées par la directive européenne sur la qualité des carburants, et ce afin de faciliter l’exportation de pétrole à haute intensité de carbone[7]. Même si la Commission européenne a par la suite modifié sa directive pour autoriser les pétroles les plus polluants[8], les négociations du TTIP pourraient être utilisées pour imposer des restrictions sur les efforts futurs visant à mettre en œuvre des normes relatives à l’intensité de carbone pour les carburants[9].

c) Modification du régime d’exportation des combustibles fossiles

L’un des principaux objectifs de l’Union européenne dans les négociations du TTIP vise à obtenir un « engagement juridiquement contraignant…garantissant l’exportation libre de droits des ressources pétrolières et gazières [des États-Unis] en transformant toute procédure obligatoire de licences d’exportation non-automatique en une procédure permettant d’octroyer automatiquement et rapidement les licences d’exportation vers l’UE »[10]. La création d’une procédure « automatique » et « rapide » d’exportation du brut et du gaz étasuniens pourrait entrainer encore davantage d’émissions de gaz à effet de serre que celles anticipées par les analyses quantitatives, en promouvant la production et la consommation de ces combustibles.

Bien que le gaz naturel soit considéré comme une alternative à moindre teneur en carbone par rapport à d’autres combustibles fossiles comme le pétrole et le charbon, l’exportation massive de gaz naturel liquéfié (GNL) pourrait en réalité générer une augmentation des émissions de gaz à effet de serre, et ce pour plusieurs raisons. La liquéfaction, le transport et la regazéification du gaz naturel sont des opérations intensives en énergie, et le GNL exporté génère approximativement 15 % de gaz à effet de serre de plus que le gaz naturel consommé au niveau local. En outre, l’accroissement des exportations des GNL entrainera la hausse des prix du gaz naturel aux États-Unis, résultant éventuellement en l’utilisation plus importante de charbon pour la production d’électricité. L’intensification des exportations de GNL encouragera également plus de fracturation hydraulique pour la production de gaz naturel, qui pourrait donner lieu à un plus grand nombre de fuites accidentelles de gaz naturel, appelées « émissions fugitives de méthane »[11]. Comme le méthane est un gaz à effet de serre bien plus puissant que le CO2, « tout bénéfice climatique découlant de l’utilisation croissante de gaz naturel au niveau international pourrait être annulé par le réchauffement accéléré dû aux émissions fugitives de méthane »[11].

d) Restrictions des programmes relatifs aux énergies renouvelables

Le TTIP pourrait également s’avérer contraire aux efforts visant à lutter contre le changement climatique en imposant de nouvelles restrictions sur les politiques de promotion des énergies renouvelables. Les règles commerciales sont déjà utilisées pour contester les programmes d’énergies de remplacement. Depuis 2010, une douzaine de différends portant sur les programmes d’énergies renouvelables ont éclatés[12]. L’Union européenne a indiqué avoir l’intention d’utiliser les négociations du TTIP pour chercher à obtenir de nouvelles restrictions des programmes d’énergies de remplacement incluant des prescriptions de contenu local[13]. Les auteurs des dispositions relatives au contenu local arguent que celles-ci sont essentielles pour fomenter le soutien politique nécessaire au maintien et au renforcement de ces programmes.

Le changement climatique passe en premier

Lors du Sommet de Paris, et au titre des tous récents Objectifs du développement durable (ODD), les nations du monde entier se sont engagées à « prendre d’urgence des mesures pour lutter contre les changements climatiques et leurs répercussions »[14]. Le TTIP ne doit pas saper cet objectif.

L’Union européenne comme les États-Unis ont fait de grands progrès pour donner la priorité à la lutte contre le changement climatique dans d’autres domaines de la gouvernance économique mondiale, mais pas dans leurs politiques commerciales et d’investissement internationales. La Banque européenne d’investissement et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) – les banques multilatérales de développement (BMD) de l’UE – restreignent significativement le financement des activités économiques consommatrices de combustibles fossiles. Les États-Unis ont également pris des décrets restreignant leur soutien financier aux projets liés au charbon dans le cadre des BMD dont ils sont membres, et exigeant de tous les projets qu’ils soient résilients au changement climatique. Une telle approche devrait être urgemment adoptée pour le TTIP.

Les effets économiques et réglementaires délétères du TTIP sur les politiques climatiques mentionnés plus haut ne sont pas inévitables. Une approche forte pourrait être mise en avant, pour que le TTIP exclue du RDIE les mesures d’atténuation des effets du changement climatique, protège les programmes d’énergie de remplacement et les normes sur l’intensité de carbone, et décourage la production et la consommation de combustibles fossiles.

Dans le cadre d’une première étape vers une relation économique nouvelle renforçant nos objectifs de lutte contre le changement climatique, les États-Unis et l’Union européenne devraient s’engager sur ces trois principes :

  1. les éventuels effets économiques et réglementaires du TTIP sur les politiques climatiques devraient être analysés avec soin,
  2. les dispositions du TTIP devraient être pleinement compatibles avec les objectifs de lutte contre le changement climatique, et les soutenir, et
  3. le TTIP devrait, pour le moins, ne pas entrainer une augmentation nette des émissions de gaz à effet de serre, i.e. le TTIP devrait avoir « une empreinte carbone neutre, ou positive ».

Comme le disent les ODD, « le changement climatique est un défi mondial qui ne respecte pas les frontières nationales. Les émissions de gaz à effet de serre affectent les populations de tous les pays. Ce problème exige des solutions coordonnées au niveau international »[14]. Les politiques commerciales et d’investissement ne devraient pas faire exception.


Auteurs

Matthew C. Porterfield est directeur adjoint et professeur à l’Institut Harrison pour le droit public du centre de droit de l’Université de Georgetown. Kevin P. Gallagher est professeur de politique mondiale de développement à la Pardee School for Global Studies de l’Université de Boston, où il codirige l’Initiative pour la gouvernance mondiale de l’économie. Les auteurs remercient le Wallace Global Fund du soutien nécessaire à la préparation de ce dossier de politique.


Notes

[1] Voir Ecorys. (2009). Non tariff measures in EU-US trade and investment – An economic analysis, ECORYS Nederland BV ; et CEPR. (2013). Reducing transatlantic barriers to trade and investment. Londres: Centre for Economic Policy Research. Pour une discussion sur les limites des modèles EGC, voir Ackerman, F., & Gallagher, K. (2004). Computable abstraction: General equilibrium models of trade and environment. Dans F. Ackerman et A. Nadal (eds.), The flawed foundations of general equilibrium: Critical essays on economic theory (168–80). New York: Routledge ; et Ackerman, F., & Gallagher, K. P. (2008). The shrinking gains from global trade liberalization in computable general equilibrium models. International Journal of Political Economy, 37(1), 50–77.

[2] Commission européenne. (2013). Impact assessment on the future of EU-US trade relations. EC Staff Working Document (“EC Impact Assessment”), p. 49. Tiré de http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2013/march/tradoc_150759.pdf. S’agissant des coûts sociaux du carbone, 11 millions de tonnes sont multipliées par l’estimation moyenne dans cet examen global des estimations. J. C. J. M. van den Bergh, & W. J. W. Botzen. (2014). A lower bound to the social cost of CO2 emissions. Nature Climate Change, 4, 253–258.

[3] Organisation mondiale du commerce et Programme des Nations Unies pour l’environnement. (2009). Commerce et changement climatique, p. xii. Tiré de https://www.WTO.org/french/res_f/booksp_f/trade_climate_change_f.pdf.

[4] Voir Van Harten, G. (2015). An ISDS carve-out to support action on climate change, Osgoode Hall Legal Studies Research Paper No. 38/2015. Tiré de http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2663504 ; Wilinsky, M. (2014, août 7). Potential liability for climate related measures under the Trans-Pacific Partnership. Tiré de http://web.law.columbia.edu/sites/default/files/microsites/climate-change/wilenskytranspacificpartnership8-7-14_-_revised.pdf.

[5] Bernasconi-Osterwalder, N., & Hoffmann, R. T. (2012, juin). The German nuclear phase-out put to the test in international investment arbitration? Background to the new dispute Vattenfall v. Germany (II), p. 4. Tiré de http://www.IISD.org/pdf/2012/german_nuclear_phase_out.pdf.

[6] Lone Pine Resources Inc. c. Canada (CNUDCI), Notification d’arbitrage, paras. 48–52 (6 septembre 2013). Tiré de http://www.italaw.com/sites/default/files/casedocuments/italaw1596.pdf.

[7] De Inside U.S. Trade (2013, septembre 19). Froman s’engage à maintenir la loi Jones, critique la directive de l’UE sur la propreté des carburants : Froman a abordé ses préoccupations quant aux effets de la directive sur les échanges « avec les hauts représentants de la Commission européenne à plusieurs reprises, notamment dans le contexte des . . . négociations du TTIP ».

[8] De Inside U.S. Trade (2014, octobre 14). EU backpedals on vehicle fuels policy in face of U.S., Canadian pressure.

[9] De Inside U.S. Trade (2014, octobre 14). EU backpedals on vehicle fuels policy in face of U.S., Canadian pressure: “[O]utgoing EU Climate Action Commissioner Connie Hedegaard . . . signaled that the EU was leaving the door open to directly targeting tar sands . . . for penalties in the future.”

[10] Conseil de l’Union européenne. (2014, mai 27). Note for the attention of the Trade Policy Committee—Non-paper on a chapter on energy and raw materials in TTIP. Tiré de http://www.scribd.com/doc/233022558/EU-Energy-Non-paper.

[11] World Resources Institute. (2013, mai 20). What exporting U.S. natural gas means for the climate. Tiré de http://www.wri.org/blog/2013/05/what-exporting-us-natural-gas-means-climate.

[12] Cimino, C., & Hufbauer, G. (2014, avril). Trade remedies—Targeting the renewable energy sector, p. 19. Tiré de http://UNCTAD.org/meetings/en/SessionalDocuments/ditc_ted_03042014Petersen_Institute.pdf.

[13] Commission européenne. (2013). Position initiale sur le commerce et l’investissement dans les matières premières et l’énergie pour les négociations sur le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) entre l’UE et les États-Unis, p. 3. Tiré de http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2014/july/tradoc_152707.pdf.

[14] Nations Unies. (n.d.). Objectif 13: Prendre d’urgence des mesures pour lutter contre les changements climatiques et leurs répercussions. Objectifs de développement durable des Nations Unies. Tiré de http://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/climate-change-2/.