Le RDIE contenu dans les accords commerciaux de l’Union européenne est-il légal au titre du droit européen ?
L’architecture juridique unique et les objectifs politiques ambitieux de l’Union européenne indiquent qu’il s’agit de bien plus qu’une simple organisation internationale régie par le droit international. L’une de ses caractéristiques est que son système judiciaire est ouvert aux particuliers. Une autre caractéristique est qu’elle accorde des pouvoirs exclusifs et étendus aux tribunaux européens pour trancher les recours contre les actions de l’UE et les recours de particuliers au titre du droit européen[1]. Ce système a été jugé nécessaire pour le bon fonctionnement du marché interne européen, dont l’objectif ultime est de garantir que les engagements de l’UE puissent fonctionner dans les mêmes conditions dans l’ensemble de l’Union. Aussi, l’Union européenne dispose d’un ordre juridique indépendant des ordres juridiques nationaux des États membres et de l’ordre juridique international[2].
Ces deux caractéristiques rendent compliquée l’introduction d’un mécanisme alternatif de règlement des différends permettant aux particuliers de contester les actions et décisions de l’UE fondées sur celles-ci. Au titre du droit européen, chaque accord international conclu par l’Union doit être compatible avec les Traités de l’UE[3]. Cela signifie qu’un accord international auquel l’Union est partie doit être conforme aux règles prévues par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui établit le système juridique et le marché interne de l’UE, notamment les règles relatives à l’aide publique.
La légalité du règlement des différends investisseur-État (RDIE) au titre du droit européen, notamment sous la forme d’un système de Cour d’investissement (SCI) contenu dans les accords commerciaux de l’UE, est une question contentieuse pour les universitaires et les experts juridiques, notamment après que la Cour de justice européenne (CJE) ait rendu son Avis 2/13 sur l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)[4]. Dans cet Avis, la CJE affirme que l’Union européenne ne pourrait accéder à la CEDH car les pouvoirs de la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) saperaient les pouvoirs de la CJE, ce qui est contraire aux Traités européens[5]. Le RDIE (y compris le SCI) présente quatre problèmes juridiques :
- Le RDIE pourrait affecter l’autonomie de l’ordre juridique de l’UE et notamment la capacité de la CJE à interpréter le droit européen.
- Le RDIE affecte la juridiction exclusive des tribunaux européens pour entendre les demandes de dommages-intérêts.
- En aucun cas les arbitres ou juges RDIE ne peuvent déterminer qui est le défendeur ou se prononcer sur la répartition des compétences entre l’Union européenne et les États membres.
- Le RDIE peut affecter négativement le fonctionnement du marché interne.
Le présent article détaille ces objections juridiques et conclut en discutant les éventuelles contestations du RDIE, notamment le SCI, au titre du droit européen.
1. L’autonomie de l’ordre juridique européen
Dans le contexte du droit européen des droits de l’homme, la CJE a rejeté l’adhésion de l’UE à la CEDH, car elle permettrait à la Cour européen des droits de l’homme sise à Strasbourg d’interpréter le droit européen sans que la CJE ne soit impliquée[6]. Cette implication est nécessaire pour que la CJE veille à ce que la Cour de Strasbourg interprète correctement le droit européen.
Puisque l’un des objectifs fondamentaux du RDIE (et du SCI) est de permettre aux investisseurs de contester les actes et décisions de l’UE fondées sur ces actes, un tribunal arbitral RDIE ou une cour d’investissement doivent interpréter le droit européen et lui donner un sens. Tout comme dans le contexte du droit des droits de l’homme, le RDIE (et le SCI) tend à empiéter sur la capacité des cours européennes à trancher les questions touchant au droit européen.
La Commission européenne est bien consciente de ce problème pour ce qui est des Traités bilatéraux d’investissement signés par les États membres. Dans sa communication amicus curiae dans l’affaire Achmea c. la Slovaquie, la Commission arguait que le tribunal arbitral devait se déclarer incompétent parce qu’ « un mécanisme arbitral investisseur-État […] est contraire au droit européen relatif à la compétence exclusive des cours européennes sur les recours impliquant le droit européen, même les recours n’impliquant que partiellement le droit européen »[7].
De même, le service juridique de la Commission s’est prononcé dans l’affaire EURAM c. la Slovaquie :
Le tribunal arbitral n’est pas une cour ou un tribunal de l’un des États membres, mais un mécanisme parallèle de règlement des différends entièrement extérieur au cadre institutionnel et judiciaire de l’Union européenne. Un tel mécanisme prive les cours des États membres de leurs pouvoirs en matière d’interprétation et d’application des règles de l’UE imposant des obligations aux États membres[8].
En effet, l’une des objections de l’Association allemande des juges (Deutscher Richterbund) à l’encontre de la nouvelle proposition de SCI de la Commission européenne est que celui-ci altérerait l’architecture juridique de l’Union européenne et saperait les pouvoirs des juges nationaux au titre du droit européen[9].
2. L’article 340 du TFUE : poursuivre l’Union européenne en justice
Un autre problème en lien avec les pouvoirs des cours européennes est qu’au titre du droit européen, les cours de l’UE ont la compétence exclusive pour entendre et trancher les demandes d’indemnisation pour dommages au titre du deuxième alinéa de l’article 340 du TFUE, qui couvre la responsabilité non contractuelle de l’Union[10]. En d’autres termes, si vous souhaitez poursuivre l’Union pour dommages, vous devez vous adresser à la CJE.
Le RDIE (et le SCI) introduit une alternative pour les investisseurs étrangers, sapant la nature exclusive des pouvoirs des cours européennes sur les demandes de réparation. Au titre du droit européen, une demande de réparation est un recours autonome, mais la CJE en limite l’usage[11]. Les actions en réparation ne sont notamment pas recevables si elles sont utilisées de manière abusive pour déguiser une demande en annulation ou un recours en carence. Par exemple si l’on utilise une action en réparation pour annuler les effets d’une mesure devenue définitive, comme une amende. Il est également très difficile, voire impossible de demander réparation pour des actes légitimes[12]. En outre, la Cour est très prudente quant à l’éventuel effet de « gel réglementaire » dans le cas où les demandes d’indemnisation étaient acceptées trop facilement. La Cour a affirmé que « l’exercice de la fonction législative […] ne doit pas être entravé par la perspective d’actions en dommages-intérêts chaque fois que l’intérêt général de la Communauté commande de prendre des mesures normatives susceptibles de porter atteinte aux intérêts des particuliers »[13]. Aussi, la présentation d’un recours au titre du RDIE présente un avantage net pour les investisseurs par rapport à la présentation d’un recours devant les cours européennes, et inflige une pression concurrentielle perverse sur ces cours européennes. Les tribunaux RDIE sont peut-être moins méfiants à l’égard des risques de gel réglementaire, et donc plus enclins que les tribunaux européens à trancher des affaires pouvant éventuellement geler les activités réglementaires.
3. La détermination du défendeur
Un troisième problème juridique concerne la détermination du défendeur dans une affaire. Au titre des accords commerciaux de l’UE, une affaire d’arbitrage peut être lancée soit contre l’Union européenne soit contre l’État membre concerné. Cependant, la détermination du défendeur empiète sur la répartition de la compétence entre l’Union et les États membres. Pour la CJE, ces deux questions sont non seulement traitées de manière similaire, mais elles relèvent également fondamentalement du droit européen et ne peuvent être tranchées par un organe judiciaire extérieur au contexte institutionnel de l’UE. Dans l’Avis 2/13, la Cour affirme :
La question de la répartition de la responsabilité doit être résolue uniquement en application des règles du droit de l’Union pertinentes, sous le contrôle, le cas échéant, de la Cour à laquelle appartient la compétence exclusive pour s’assurer que l’accord entre le codéfendeur [c’est-à-dire l’Union européenne] et le défendeur [l’État membre] respecte lesdites règles. Permettre à la Cour EDH d’entériner un éventuel accord entre l’Union et ses États membres sur le partage de la responsabilité reviendrait à lui permettre de se substituer à la Cour pour régler une question relevant de la compétence exclusive de celle-ci[14].
L’Accord de libre-échange UE-Singapour et l’Accord économique et commercial global (AECG) UE-Canada violent tous deux cette prescription en permettant aux arbitres de déterminer le défendeur dans une affaire précise[15].
4. Le bon fonctionnement du marché interne européen
Le conflit avec les règles relatives au marché interne européen est multiple et plus complexe, et va au-delà de la portée de cet article[16]. Toutefois, le RDIE (et le SCI) pose fondamentalement problème dans le cadre du droit du marché interne européen car il offre un recours discriminatoire pouvant saper le bon fonctionnement de ces règles. Par exemple, les décisions prises au titre du droit européen de la concurrence pourraient être contestées et perdre de leur efficacité. Un investisseur étranger pourrait contester une décision de la Commission lui infligeant une amende pour abus de position dominante au titre du RDIE, notamment si la Commission ne démontre pas d’effets négatifs réels pour le marché. Ces amendes peuvent représenter jusqu’à 30 pour cent des ventes annuelles d’une entreprise. Si les Cours européennes n’exigent généralement pas de la Commission qu’elle adopte une « approche économique » dans ses décisions, un examen plus attentif de la part des arbitres RDIE pourrait freiner l’efficacité des pouvoirs d’application de la Commission.
La récente affaire Micula offre un autre exemple manifeste ; elle porte sur l’obligation de rembourser l’aide publique illégale[17]. En outre, les entreprises étrangères enregistrées au titre des lois d’un État membre auraient recours au RDIE, tandis que les entreprises des États membres dans la même situation ne l’auraient pas, une violation potentielle des règles relatives à la libre circulation des services et des capitaux, et à la liberté d’établissement[18]. Les règles du marché interne européen sont uniques car elles jouissent d’un statut constitutionnel, qui les place au-dessus des règles incluses dans les accords commerciaux européens[19].
La remise en cause juridique du RDIE au titre du droit européen
Le RDIE (et le SCI) peut être remis en cause de deux manières auprès de la CJE. La première possibilité consiste à demander l’avis de la CJE sur la compatibilité d’un accord « envisagé » avec les Traités européens sur la base de l’article 218 (11) du TFUE. Cette procédure n’est ouverte qu’aux États membres, à la Commission, au Conseil et au Parlement européen, et vise à prévenir les complications juridiques au cas où l’Union conclurait un accord incompatible avec les Traités européens. Cela est possible tant que le Conseil n’a pas pris la décision de conclure un accord. Si la décision de la CJE est négative, l’accord envisagé ne pourra entrer en vigueur que s’il est amendé ou si les Traités sont modifiés. Compte tenu du grand nombre d’accords de libre-échange actuellement négociés par la Commission, cette possibilité s’offre pour certains de ces accords.
La deuxième possibilité consiste à contester auprès de la CJE la décision du Conseil de conclure un accord international contenant le RDIE ou le SCI. Cependant, un seul accord européen prévoyant le RDIE est actuellement en vigueur : le Traité sur la Charte de l’énergie. Il est en outre très difficile du point de vue de la procédure de contester une telle décision au titre du droit européen compte tenu des règles sur l’admissibilité dans l’Union et ses États membres. Il est donc possible que la question de la légalité du RDIE ou du SCI notamment n’arrive jamais jusqu’à la CJE. Si tel était le cas, cela pourrait avoir d’importantes conséquences pour l’avenir du droit des investissements en Europe.
Auteur
Laurens Ankersmit est juriste chez ClientEarth, une organisation de droit environnemental à but non-lucratif basée à Londres, Bruxelles et Varsovie.
Notes
[1] Ces tribunaux sont ceux des États membres et ceux de la Cour de justice de l’Union européenne. Les particuliers peuvent chercher à obtenir réparation directement auprès de la Cour de justice européenne (par le biais d’actions directes) ou auprès des tribunaux des États membres qui peuvent faire un renvoi préjudiciel à la Cour de justice au titre de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Voir les versions consolidées du Traité de l’Union européenne et du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne [2012] [TFEU] O.J. C326/01 art. 267. Tiré de http://eur-lex.europa.EU/legal-content/FR/ALL/?uri=CELEX%3A12012E%2FTXT.
[2] Affaire 6/64 Flaminio Costa c E.N.E.L. [1964] ECR 585.
[3] TFUE art. 218 (11).
[4] Voir la note de pied de page 5 dans Ankersmit, L. & Hill, K. (2012, 22 octobre). Legality of investor–state dispute settlement (ISDS) under EU law. Tiré de http://www.clientearth.org/health-environment/health-environment-publications/legality-of-investor-state-dispute-settlement-under-eu-law-3020.
[5] Avis 2/13 Adhésion à la CEDH [2014], paras. 246–247. Tiré de http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?docid=160882&doclang=FR.
[6] Ibid., paras. 246–247.
[7] Comme le précise le tribunal arbitral de l’affaire Achmea B.V. c. la République Slovaque, CNUDCI, Affaire CPA n° 2008-13 (décision sur la compétence du 7 décembre 2012), para. 193
[8] Commission européenne, communication Amicus Curiae dans l’affaire European American Investment Bank AG (EURAM) c. la République Slovaque (13 octobre 2011) SJ.i.dir (2011) 1154556.
[9] Deutscher Richterbund. (2016, février). Stellungnahme Nr. 04/16: Stellungnahme zur Errichtung eines Investitionsgerichts für TTIP – Vorschlag der Europäischen Kommission vom 16.09.2015 und 12.11.2015. Tiré de http://www.drb.de/cms/index.php?id=952 (uniquement en allemand).
[10] Affaire C-377/09 Hanssens_Ensch c. la Communauté européenne, para. 17.
[11] Lenaerts, K., Maselis, I., & Gutman, K. (2015). EU procedural law. Oxford : Oxford University Press, p. 490.
[12] Affaires conjointes C-120/06 P et C-121/06 P Fabbrica italiana accumulatori motocarri Montecchio SpA (FIAMM) et autres c. le Conseil et la Commission [2008] ECR I-6513, paras. 164–169.
[13] Ibid., para. 174.
[14] Avis 2/13 Adhésion à la CEDH [2014], para 234.
[15] Voir art. 19 (3) ALE UE-Singapour, art. X20 AECG. La Commission a réglé ce problème dans sa proposition pour le PTCI/TTIP.
[16] Pour de plus amples détails, voir Ankersmit, L. & Hill, K. (2012, octobre 22). Legality of investor–state dispute settlement (ISDS) under EU law.Tiré de http://www.clientearth.org/health-environment/health-environment-publications/legality-of-investor-state-dispute-settlement-under-eu-law-3020.
[17] Affaire T-646/14 Micula et autres c. la Commission (en attente), voir également Micula c. la Roumanie (Décision d’arbitrage du CIRDI) (Affaire SA.38517) et Décision de la Commission C/393/2014 [2014] OJ C 393/27.
[18] Le droit d’établissement (article 49 TFUE), le droit de recevoir et de fournir des services transfrontières (article 56 TFUE) et la disposition sur la libre circulation des capitaux (article 63 TFUE) garantissent un traitement non-discriminatoire. Ces dispositions s’appliquent aux institutions de l’UE ainsi qu’aux États membres.
[19] Les pierres angulaires du droit du marché interne européen sont les dites quatre libertés : la liberté de circulation des biens, des personnes, des services et des capitaux. Elles se trouvent aux articles 34, 45, 49, 56, et 63 du TFUE. Les règles de l’Union sur la concurrence, inscrites aux articles 101 à 109 du TFUE dont également partie du droit du marché interne européen.