TBI Turquie-Turkménistan : le tribunal détermine que les recours sont recevables, mais les rejette sur le fond

İçkale İnşaat Limited Şirketi c. le Turkménistan, Affaire CIRDI n° ARB/10/24

Un tribunal arbitral du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) a rendu sa décision dans l’affaire opposant une entreprise turque au Turkménistan. Il détermina que les recours étaient recevables, en dépit d’un accord d’arbitrage à la formulation inhabituelle contenu dans le traité bilatéral d’investissement (TBI) Turquie-Turkménistan. La sentence détermine également que le non respect de l’obligation de se tourner d’abord vers les tribunaux locaux n’empêchait pas la tenue de l’arbitrage.

Sur le fond, le tribunal n’adopta pas la théorie du demandeur selon laquelle les engagements substantifs du Turkménistan au titre d’autres traités d’investissement s’appliquaient en l’espèce au titre de la disposition du TBI sur la nation la plus favorisée (NPF). 

Le contexte

İçkale İnşaat Limited Şirketi (İçkale), une entreprise turque travaillant dans la conception, le développement et la construction de projets immobiliers et d’infrastructures, a ouvert une filiale au Turkménistan en 2004. Entre mars 2007 et juillet 2008, İçkale a conclu de nombreux contrats de construction avec diverses entreprises d’État turkmènes.

Par la suite, İçkale a commencé à rencontrer une certaine résistance chez ses partenaires commerciaux étatiques, qu’elle attribua en grande partie au jeu politique qui a suivi la mort du Président fondateur du Turkménistan. İçkale alléguait que la portée des travaux avait été étendue sans indemnisation supplémentaire, que les paiements subissaient des retards injustifiés et que le pays hôte imposait des sanctions injustes.

Le demandeur lança un arbitrage au titre du TBI sous les auspices du CIRDI en 2010. L’arbitrage portait sur 13 projets de construction, incluant des écoles, des crèches, un hôtel et un cinéma. İçkale réclamait 570 millions USD d’indemnisation pour les pertes qu’elle avait subie, et pour l’atteinte à sa réputation, sa bonne foi et à ses opportunités commerciales.

Les parties ne sont pas d’accord sur la clause novatrice d’option irrévocable

Le demandeur arguait que le TBI contenait un type de clause d’option irrévocable, qui prévoit que le recours aux tribunaux locaux est facultatif, mais que si un investisseur choisit cette voie, il ne peut soumettre son différend à un arbitrage que si les tribunaux locaux n’ont pas rendu une décision dans l’année. Pour le demandeur, il ne fallait tenir compte que des versions anglaise et russe du TBI, et la version russe était une traduction inexacte de la version anglaise.

Le défendeur argua que l’obligation de se tourner vers les tribunaux nationaux apparaissait dans les trois versions du TBI, c’est-à-dire dans les versions anglaise, russe et turque. Notons que selon la version russe du texte, l’expression en question ne pouvait se lire que comme étant « à condition que » ou « du moment que ». En outre, la clause contenant l’expression « à condition que, si » de la version anglaise n’a pas un sens ordinaire.

Le tribunal remarqua que, sans aucun doute possible, les deux versions anglaise et russe étaient authentiques, mais que les parties n’étaient pas d’accord quant à la traduction de la version russe en anglais. Il nota en outre que les règles d’interprétation des traités pertinentes figuraient dans la Convention de Vienne sur le droit des traités (CVDT), notamment dans les articles 31 à 33. L’article 33 porte notamment sur l’interprétation des traités authentifiés dans deux langues ou plus.

Le tribunal se penche sur l’interprétation des différentes versions du TBI

Le tribunal considéra que pour établir le sens du TBI il fallait d’abord se référer à la règle générale de l’interprétation des traités fixée dans l’article 31 de la CVDT. Lus dans le contexte, il était évident pour le tribunal que l’article VII(2) du TBI, et notamment la clause contenant l’expression « à condition que, si » était formulée de manière à laisser effectivement le sens ambigu ou obscur. Plutôt que de chercher une version « corrigée » de la disposition (para. 199), le tribunal était obligé de se tourner vers des moyens complémentaires d’interprétation au titre de l’article 32 de la CVDT.

Selon l’article 32, le tribunal peut notamment se tourner vers des moyens complémentaires d’interprétation comme par exemple vers les « travaux préparatoires et [les] circonstances dans lesquelles le traité a été conclu ». Il y avait toutefois peu de documents relatifs aux travaux préparatoires autres que ceux portant sur la version turque. Aussi, le tribunal devait à ce moment décider si cette version pouvait être considérée comme « authentique ». Le tribunal décida finalement que seules les versions anglaise et russe pouvaient être considérées comme authentiques, et se pencha de nouveau sur l’interprétation de l’expression « à condition que, si » à la lumière des moyens complémentaires d’interprétation disponibles, quoique limités, prévus par l’article 32 de la CVDT. Ici, les « circonstances dans lesquelles le traité a été conclu » prennent une importance considérable. Toutefois, les éléments n’étaient pas concluants et ne permettaient pas au tribunal de déterminer le sens de la version anglaise du TBI.

L’arbitre nommé par le demandeur – dans une opinion divergente, citée plus bas – n’était pas d’accord avec la majorité sur certaines caractérisations de preuves présentées par des experts et de certaines dispositions du traité. Malgré cela, au vu des faits, de la formulation du traité, de la pratique et des preuves de cette affaire, l’arbitre à l’opinion divergente accepta l’interprétation de l’article VII(2) par le tribunal.

La version russe contient une obligation de se tourner vers les tribunaux nationaux

Le tribunal s’est donc tourné vers l’interprétation de la version russe du TBI. Si le défendeur arguait que la version russe utilise une formulation manifestement contraignante, le demandeur maintenait qu’elle « pouvait être traduite d’une manière littéralement identique à la version anglaise » (para. 219). Après avoir étudié les éléments présentés par les experts, notamment les avis des experts et les exposés oraux, le tribunal décida d’accepter les preuves de l’expert du défendeur portant sur la correcte traduction du texte. Si la version anglaise restait obscure, la version russe était claire et non ambigüe. Le TBI ne stipulait pas quelle version linguistique faisait foi en cas de désaccord. Conformément à la règle pertinente d’interprétation des traités de l’article 33(4) de la CVDT, le tribunal conclut à la majorité qu’il fallait interpréter l’article VII(2) du TBI comme obligeant le recours aux tribunaux nationaux avant d’avoir le droit de lancer une procédure d’arbitrage international.

Les recours au titre de l’arbitrage international sont recevables

Après avoir déterminé que l’article VII(2) contient une obligation de se tourner d’abord vers les tribunaux nationaux, le tribunal devait étudier si İçkale l’avait respectée ou non. Le tribunal conclut que l’article VII(2) prévoit un test d’admissibilité, plutôt que de compétence.

Le demandeur reconnaissait ne pas avoir présenté le différend aux tribunaux nationaux, mais argua qu’une procédure nationale aurait été inutile et n’était donc pas nécessaire au titre du droit international bien établi remontant à l’affaire Selwyn en 1903. Le tribunal détermina que le test contenu dans le TBI ne faisait pas référence ou n’incorporait pas une règle du droit international coutumier, mais qu’il était plutôt une lex specialis dans le traité lui-même. S’agissant de l’admissibilité, les conséquences du non-respect de cette obligation par İçkale devaient être déterminées à la lumière de sa nature procédurale. Compte tenu de divers faits découlant de l’existence de différends connexes jugés par les tribunaux turcs, le tribunal conclut qu’il ne serait pas approprié d’exiger du demandeur qu’il présente d’abord le différend aux tribunaux locaux.

Bien qu’en accord avec la conclusion finale, l’arbitre nommé par le Turkménistan n’était pas d’accord avec l’interprétation de l’article VII(2) par le tribunal. Selon lui, l’article VII(2) était plus une question de compétence que d’admissibilité. Il n’était pas non plus d’accord, compte tenu des faits de l’affaire, avec la conclusion selon laquelle le non-respect par İçkale de l’obligation de présenter d’abord le différend aux tribunaux locaux n’entravait pas l’admissibilité des recours.

Aucune disposition ne permet d’importer des protections substantives d’autres traités du Turkménistan

Le tribunal devait également examiner la question de la disposition NPF. Le demandeur cherchait à invoquer la clause NPF et la clause de non-dérogation du TBI pour présenter des recours portant sur le traitement juste et équitable (TJE), la protection et la sécurité intégrale, la norme de non-discrimination et la clause parapluie. Selon İçkale, le terme « traitement » dans les articles du TBI devait être compris comme couvrant au moins les protections substantives offertes aux autres investisseurs étrangers. Le Turkménistan arguait que la clause NPF ne permettait de telles « importations » et que dans tous les cas la portée d’application de la clause se limitait aux « situations similaires » (para. 327).

Le tribunal détermina que le sens ordinaire des termes de la clause NPF suggérait que chacune des parties convenait d’accorder aux investissements un traitement pas moins favorable que celui accordé dans des situations similaires aux investissements des investisseurs d’un quelconque pays tiers. Les termes « traitement accordé dans des situations similaires » suggèrent notamment que l’obligation NPF exige la comparaison des situations factuelles en question.

Le tribunal n’était pas d’accord avec l’argument d’İçkale selon lequel toutes les questions, notamment les protections substantives qui ne sont pas expressément exclues de la portée de la clause NPF devraient être considérées comme incluses. Il ne fut pas non plus convaincu par l’argument selon lequel l’entreprise pouvait s’appuyer sur la clause de non-dérogation du TBI pour importer des normes substantives de protection des investissements contenues dans d’autres traités d’investissement conclus par le Turkménistan.

S’agissant des allégations restantes d’expropriation abusive, le tribunal ne fut pas en mesure de conclure, compte tenu des éléments, que les recours étaient motivés. Finalement, les recours d’İçkale ont été intégralement rejetés pour absence de fondement.

Le demandeur est condamné à rembourser au défendeur 20 % de ses frais d’arbitrage

La règle pertinente est l’article 61(2) de la Convention du CIRDI, qui ne prescrit aucune approche spécifique pour ce qui concerne la répartition des coûts, donne donc au tribunal un grand pouvoir discrétionnaire. Les deux parties ont accepté de suivre le principe des « dépens suivent le sort de l’instance ». Compte tenu du montant beaucoup plus important dépensé par le Turkménistan en frais juridiques, et compte tenu que l’audience avait été reportée à la demande du défendeur, la majorité conclut qu’il était approprié de condamner İçkale à rembourser 20 % des frais d’arbitrage du défendeur (soit 1,7 millions USD).

Remarques : le tribunal était composé de Veijo Heiskanen (président, nommé par le président du conseil administratif, de nationalité finlandaise), de Carolyn Lamm (nommée par le demandeur, de nationalité étasunienne), et de Philippe Sands (nommé par le défendeur, de nationalité britannique). Le jugement final ainsi que les opinions partiellement divergentes de Carolyn Lamm et de Philippe Sands, rendues aux parties le 8 mars 2016, sont disponibles sur http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw7163_1.pdf.

Matthew Levine est avocat au Canada et contributeur du programme Investissement étranger et développement durable de l’IISD.