Restructuration corporative et abus de droits : un tribunal de la CPA considère que les recours de Philip Morris contre l’Australie portant sur la loi sur l’emballage neutre sont irrecevables

Philip Morris Asia Limited c. le gouvernement du Commonwealth d’Australie, Affaire CPA n° 2012-12

Le 21 novembre 2011, l’Australie a promulgué la loi sur l’emballage neutre des produits du tabac (Tobacco Plain Packaging Act), qui interdit de faire apparaitre des marques du commerce sur les paquets de cigarettes. Le même jour, Philip Morris Asia Limited (PM Asie) a déposé une notification d’arbitrage contre l’Australie au titre du traité bilatéral d’investissement (TBI) Hong-Kong-Australie, arguant que l’emballage neutre des produits du tabac équivalait à une expropriation de ses droits de propriété intellectuelle.

Une version expurgée de la décision rendue en décembre 2015 par le tribunal établi sous les auspices de la Cour permanente d’arbitrage (CPA) a été publiée en mai 2016. Le tribunal a accepté l’une des objections de l’Australie – à savoir que le début de l’arbitrage reposait sur un abus de droits car Philip Morris avait modifié sa structure corporative afin de bénéficier de la protection du TBI alors que le différend était prévisible – et a refusé d’entendre l’affaire.

Les règles australiennes sur l’emballage neutre des produits du tabac 

C’est en 1995 que l’Australie s’est intéressée pour la première fois à l’emballage neutre des paquets de cigarettes, mais l’initiative s’est affirmée dix ans plus tard, après que la Convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la lutte antitabac soit entrée en vigueur en Australie. Les États parties à cette convention sont tenus de développer et de mettre en œuvre des mesures de contrôle du tabac, notamment l’interdiction totale de la publicité, de la promotion et du sponsoring.

En 2009, le groupe de travail australien sur la santé préventive a recommandé l’emballage neutre des produits du tabac, et un projet de loi interdisant l’apparition des marques de commerce et des logos sur les paquets de tabac a été présenté au sénat australien. Au cours des mois suivants, un vif débat autour de la loi sur l’emballage neutre a occupé l’Australie. Philip Morris s’est vigoureusement opposé à cette proposition de loi tout au long de la procédure législative, se disant « préoccupé par le caractère anticonstitutionnel » de la mesure (para. 110) et tout disposé à la contester dans le cadre d’un arbitrage le cas échéant.

En novembre 2011, le gouvernement a finalement réussi à obtenir le soutien nécessaire à l’adoption du projet de loi. L’Australie a donc promulgué la loi Tobacco Plain Packaging Act et a mis en œuvre les réglementations connexes.

La restructuration corporative de Philip Morris

Philip Morris International Inc. (PMI) est l’un des premiers fabricants au monde de produits du tabac. Afin de gérer ses opérations dans les différentes régions du monde, PMI détient des dizaines de filiales et sociétés affiliées, qui forment le Groupe PMI.

Le demandeur, PM Asie, est une entreprise basée à Hong-Kong qui fait office de siège social pour les opérations de PMI. L’investissement, Philip Morris Australia (PM Australie), est une société de portefeuille enregistrée en Australie et qui détient toutes les parts de Philip Morris Limited (PML), une société commerciale qui fabrique, importe, commercialise et distribue les produits du tabac en Australie et dans la région.

Une entreprise du Groupe PMI, basée en Suisse, détenait PM Australie jusqu’au 23 février 2011, lorsque la propriété des filiales australiennes a été restructurée. PM Asie a acquis toutes les parts de PM Australie et est devenu le propriétaire direct de l’investissement du Groupe PMI en Australie. En outre, PM Asie alléguait gérer et contrôler les filiales australiennes depuis 2001.

D’après elle, la restructuration des filiales australiennes s’inscrivait dans le cadre d’une réorganisation de l’ensemble du groupe visant à « clarifier, rationnaliser et optimiser la structure corporative de PMI » (para. 466). En d’autres termes, PM Asie alléguait que la restructuration n’avait rien à voir avec les mesures relatives à l’emballage neutre au cœur de l’arbitrage.

Les objections de l’Australie à la compétence du tribunal : absence de contrôle de l’investissement depuis 2001, recevabilité irrégulière de l’investissement, absence de compétence ratione temporis et abus de droits

Puisque le tribunal de la CPA a accepté la demande de l’Australie de bifurquer la procédure, la décision de décembre 2015 ne porte que sur les questions de compétence et de recevabilité.

D’abord, l’Australie contestait le fait que PM Asie avait le contrôle des filiales australiennes de l’entreprise depuis 2001. Après avoir interprété le test du contrôle au titre du TBI, qui exige « un intérêt substantiel dans l’entreprise » (para. 497), le tribunal souligna que la surveillance et la gestion n’étaient pas des conditions suffisantes pour établir le contrôle, compte tenu de cet aspect spécifique du traité. Cependant, il ne trancha pas la question de l’objection sur ce test. Le tribunal s’éloigna de l’exercice d’interprétation et indiqua que PM Asie n’avait pas démontré qu’elle exerçait un contrôle de gestion des filiales australiennes. Il rejeta donc les allégations de PM Asie au motif que l’entreprise n’avait pas présenté d’éléments attestant de son contrôle.

Ensuite, l’Australie affirmait que l’investissement n’était pas recevable au titre du droit et des politiques d’investissement de l’Australie, tel que l’exige le TBI, car PM Asie n’avait pas fait connaitre son intention de présenter un différend au titre du TBI, et n’avait pas non plus décrit quels étaient les effets de la restructuration sur l’intérêt national, rendant le recours incomplet et donc trompeur. Cependant, puisque PM Asie avait une preuve prima facie de recevabilité – une lettre de non-objection émise par les autorités gouvernementales – le tribunal renversa la charge de la preuve et examina si l’Australie avait prouvé que l’investissement n’avait pas été reçu de manière légale.

Le tribunal ne fut pas convaincu par le fait que la divulgation de l’intention et la description des effets sur l’intérêt national étaient obligatoires. En outre, il souligna que, bien que PM Asie n’ait pas révélé rechercher la protection du TBI, le Trésorier australien était au courant de l’intention de Philip Morris de contester les mesures sur l’emballage neutre. Selon le tribunal, l’affirmation de l’Australie selon laquelle elle ne connaissait pas l’intention de PMI « ressemble davantage à une reconnaissance d’une erreur dans ses propres procédures internes, où la question d’une politique publique potentiellement importante a été omise » (para. 518). Le tribunal rejeta donc cette objection.

Troisièmement, l’Australie alléguait que le tribunal n’avait pas compétence ratione temporis car le différend entre Philipe Morris et l’Australie au sujet de la loi sur l’emballage neutre était survenu avantque PM Asie n’acquière les parts de PM Australie. Pour l’Australie, « l’existence d’un différend est une question de fond » (para. 525) et un différend au sujet de la loi sur l’emballage neutre existait sur le fond avant la restructuration corporative du groupe PMI.

Le tribunal n’était pas d’accord. S’appuyant sur l’affaire Gremcitel c. Pérou, il souligna que « lorsque le motif de l’action se fonde sur une violation du traité, le test de l’objection ratione temporis consiste à déterminer si un demandeur a réalisé un investissement protégé avant la réalisation de la violation supposée » (para. 529). En l’espèce, la condition de la compétence ratione temporis a été respectée puisque l’investissement (c’est-à-dire l’acquisition des parts) a été réalisé avant la violation supposée (c’est-à-dire la loi sur l’emballage neutre des produits du tabac de novembre 2011).

La dernière objection de l’Australie – mais néanmoins décisive – reposait sur le fait que le recours de PM Asie constituait un abus de droits. L’Australie arguait que, même si le tribunal avait compétence ratione temporis, il ne pouvait l’exercer puisque l’acquisition de la compétence était abusive. Selon l’Australie, Philip Morris avait modifié sa structure corporative pour obtenir la protection du TBI pour un différend existant ou prévisible. Aussi, selon elle, le recours constituait un abus de droits et n’était pas recevable.

Sur la base d’un examen de la jurisprudence des arbitrages en matière d’investissement sur l’abus de droits, le tribunal rappela que « la restructuration d’un investissement en vue d’obtenir les bénéfices d’un TBI n’est pas en soi illégitime » (para. 540) et que ce qui rend un restructuration légitime ou non est l’existence d’un différend prévisible. Pour savoir si l’acquisition de la compétence était abusive ou non, le tribunal devait répondre à une question essentielle : pouvait-on raisonnablement prévoir un différend au sujet de l’emballage neutre avant la restructuration donnant lieu à l’acquisition de PM Australie par PM Asie ?

D’après le tribunal, c’était possible. S’appuyant sur l’affaire Tidewater c. Venezuela, le tribunal définit la prévisibilité comme « une perspective raisonnable […] qu’une mesure pouvant donner lieu à un recours au titre d’un traité se matérialise » (para. 554). En appliquant ce critère plus faible pour définir la restructuration abusive, il s’éloigna de la définition retenue dans l’affaire Pac Rim c. El Salvador, qui exigeait « une très forte probabilité » qu’un différend ne survienne.

Appliquant le test à l’affaire, le tribunal compris qu’au moment où PM Asie avait acquis PM Australie, il n’y avait aucun doute quant à la volonté de l’Australie d’imposer l’emballage neutre. Un différend était donc prévisible. En outre, compte tenu des preuves présentées, le tribunal rejeta les allégations de Philip Morris selon lesquelles la fiscalité et d’autres raisons commerciales avaient été déterminantes dans la décision de restructurer.

En bref, le tribunal conclut que Philip Morris avait commis un abus de droits puisqu’elle avait modifié sa structure corporative pour obtenir la protection du TBI alors qu’un différend spécifique contre l’Australie au sujet de l’emballage neutre était raisonnablement prévisible. Il considéra donc tous les recours irrecevables et refusa d’exercer sa compétence sur l’affaire, reportant la question des coûts à la décision finale.

Remarques : le tribunal arbitral était composé de Karl-Heinz Böckstiegel (le président nommé par le Secrétaire-générale de la CPA, de nationalité allemande), de Gabrielle Kaufmann-Kohler (nommée par le demandeur, de nationalité suisse) et de Donald M. McRae (nommé par le défendeur, de nationalité canadienne). La décision est disponible sur http://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw7303_0.pdf.

Inaê Siqueira de Oliveira est étudiante en droit à l’Université fédérale de Rio Grande do Sul au Brésil.