L’Argentine condamnée à payer plus de 320 millions USD au titre de l’expropriation illégale dans une affaire impliquant des compagnies aériennes
Teinver S.A., Transportes de Cercanías S.A. et Autobuses Urbanos del Sur S.A. c. La République argentine, Affaire CIRDI n° ARB/09/1
Statuant à la majorité, un tribunal du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) a jugé l’Argentine responsable de l’expropriation illégale et de la violation du principe de traitement juste et équitable (TJE) dans une affaire impliquant des compagnies aériennes argentines et a accordé plus de 320 millions USD de dommages et intérêts.
Faits et recours
Trois entreprises espagnoles – Teinver S.A., Transportes de Cercanías S.A. et Autobuses Urbanos del Sur S.A. – ont engagé des poursuites contre l’Argentine dans le cadre du traité bilatéral d’investissement Argentine-Espagne (TBI). Le différend est né des mesures mises en œuvre par l’Argentine visant les investissements des demandeurs dans deux compagnies aériennes argentines : Aerolíneas Argentinas S.A. et Austral-Cielos del Sur S.A.
En 2001, Air Comet, la filiale espagnole des demandeurs a fait l’acquisition d’Interinvest, une société intermédiaire argentine détenant la majorité du capital des compagnies aériennes qu’elle exploitait. En juillet 2008, l’Argentine et les trois sociétés demanderesses ont conclu un contrat d’achat des deux compagnies aériennes, qui prévoyait que le prix serait fixé par deux évaluateurs différents nommés par chaque partie, ou par un troisième évaluateur neutre, si les parties ne parvenaient pas à se mettre d’accord. L’Argentine a refusé l’évaluation réalisée par les investisseurs et par l’évaluateur neutre et a décidé qu’une expropriation formelle basée sur une méthode d’évaluation différente était l’unique moyen de poursuivre l’exploitation des compagnies aériennes.
Les demandeurs ont entamé une procédure d’arbitrage en décembre 2008 en alléguant que l’Argentine avait violé le TBI, le droit international et le droit argentin en expropriant illégalement leur investissement et en ne leur accordant pas un TJE, pour ne citer que ces deux violations.
L’Argentine a affirmé que la détérioration de la situation financière ayant finalement conduit à l’insolvabilité des compagnies aériennes, était due à la mauvaise gestion par les demandeurs. Elle a également formé une demande reconventionnelle en vue d’obtenir des dommages-intérêts au titre des pertes encourues en raison du mauvais état des compagnies aériennes au moment de l’expropriation, prétendument dû à l’incapacité des demandeurs de faire preuve de diligence raisonnable.
Le tribunal a conclu à la violation des clauses relatives au TJE et à l’expropriation et a rejeté la demande reconventionnelle
Les demandeurs ont allégué que l’Argentine a pris une série de mesures et a ainsi violé les clauses relatives à l’expropriation et au TJE.
Premièrement, il s’agissait d’examiner la prétendue incapacité de l’Argentine à fixer des tarifs aériens économiquement viables. Les demandeurs ont déclaré que l’Argentine établissait des tarifs aériens trop bas, compromettant ainsi leur droit à un retour sur investissement raisonnable. Après avoir examiné le droit argentin, le tribunal a conclu que les compagnies aériennes bénéficiaient d’un droit substantiel d’établir des tarifs économiquement viables et que, si ces tarifs étaient inférieurs à un seuil raisonnable, elles pouvaient prétendre à une indemnisation en vertu du droit interne. Le tribunal a souligné en outre que les augmentations de prix des billets d’avion ne correspondaient pas aux augmentations des coûts engagés par les compagnies aériennes.
Deuxièmement, la question était de savoir si la faible rentabilité de l’investissement était due à la mauvaise gestion par les demandeurs ou à l’incapacité de l’Argentine à établir des tarifs aériens économiquement viables. Le tribunal a conclu que, si certaines critiques formulées par l’Argentine à l’encontre des demandeurs quant à la faible performance et son impact probable sur l’investissement semblaient justifiées, l’impact des faibles tarifs aériens sur les bénéfices, était quant à lui, réel (para. 637). Il a jugé cependant que la manière de fixer les tarifs adoptée par l’Argentine et son refus de les augmenter entre 2001 et 2008, ne constituaient pas une violation du principe de TJE.
Pour répondre à l’allégation selon laquelle l’Argentine aurait commis une violation du principe de TJE en contrariant les attentes légitimes des investisseurs, le tribunal a procédé à l’examen des termes du traité à la lumière de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Il a estimé que « même si le terme ‘attentes légitimes’ ne figure pas dans le traité, le principe de traitement juste et équitable s’entend de l’obligation d’un État à ne pas contrarier les attentes légitimes d’un investisseur » (para. 667). Le tribunal a conclu que, nonobstant l’interprétation précitée, les demandeurs ne pouvaient pas raisonnablement nourrir les attentes revendiquées, compte tenu de l’état de l’économie argentine et des difficultés financières rencontrées par les compagnies aériennes au moment de la réalisation de l’investissement.
En résumé, le tribunal considère que la seule violation imputable à l’Argentine est son refus de se conformer à la méthode d’évaluation en vue de l’acquisition des participations d’Interinvest dans les compagnies aériennes, comme le prévoyait l’accord d’achat conclu en juillet 2008 (para. 857).
Pour étayer sa demande d’expropriation, l’Argentine a affirmé que, en prévoyant une compensation symbolique de 1 ARS (environ 0,06 USD) pour les parts d’Interinvest, elle respectait l’exigence d’une indemnisation adéquate compte tenu de la faible rentabilité de l’investissement au moment de l’expropriation. Toutefois, le tribunal estime qu’en refusant la méthode d’évaluation convenue et en procédant à une expropriation officielle selon une méthode d’évaluation différente, l’Argentine n’a pas respecté l’exigence d’une indemnisation adéquate. Il a ainsi conclu que l’expropriation à laquelle a procédé l’Argentine était illégale car elle était non conforme à la loi et la compensation versée n’était pas adéquate.
Enfin, le tribunal a rejeté la demande reconventionnelle de l’Argentine, celle-ci n’étant fondée sur aucun droit ni sur aucune obligation de fond, ni sur aucune disposition du TBI.
Le tribunal rejette la tentative d’importer la clause parapluie par le biais de la NPF, mais accueille l’importation de la clause de pleine protection et sécurité
Les demandeurs se sont également fondés sur la clause de NPF du TBI pour tenter d’importer des clauses du TBI Argentine-États-Unis.
Premièrement, le tribunal a déclaré que la clause NPF ne se limitait pas au principe de TJE, comme l’a fait valoir l’Argentine, mais pouvait être utilisée pour importer les dispositions plus favorables relatives à « toutes matières » régies par le TBI. Il a ensuite examiné la requête des demandeurs d’importer la clause parapluie et les clauses de pleine protection et sécurité (PPS) du TBI Argentine-États-Unis car le TBI Argentine-Espagne ne comportait pas de telles clauses.
Le tribunal a rejeté l’importation de la clause parapluie car cela impliquerait l’intégration d’un nouveau droit ou d’une nouvelle norme ne figurant pas dans le traité de base alors que les termes de la clause NPF faisaient spécifiquement référence « à toutes matières » régies par le traité.
En ce qui concerne la clause PPS, le tribunal a accepté son importation, en faisant remarquer que l’article III(1) du TBI Argentine-Espagne prévoit la protection des investissements en tant que domaine couvert par le traité. Néanmoins, le tribunal n’a finalement conclu à aucune violation de la norme PPS, en s’appuyant sur ses conclusions concernant la norme TJE relative au cadre réglementaire régissant les tarifs aériens (para. 906).
Décision et dépens : L’Argentine est condamnée à payer 320 millions USD au titre de l’indemnisation
Statuant à la majorité, le tribunal a déclaré que l’Argentine a exproprié illégalement l’investissement des demandeurs, a commis une violation de son obligation de TJE et a pris des mesures injustifiées entravant le droit des demandeurs à l’investissement. Il a accordé une indemnisation de 320 760 000 USD augmentée d’intérêts et a ordonné à l’Argentine de payer 3 494 807 USD au titre des frais de justice et autres coûts raisonnables encourus par les demandeurs.
Opinion dissidente : y a-t-il vraiment EU un investissement protégé ?
L’arbitre Kamal a relevé que la sentence n’a pas permis de régler certaines questions juridictionnelles restées en suspens, notamment en ce qui concerne l’identité des demandeurs. La sentence se borne à expliciter que ces derniers étaient propriétaires d’Air Comet, qui a acquis Interinvest, l’entité argentine qui possédait et contrôlait les compagnies aériennes. Cependant, selon l’opinion dissidente, lorsqu’elle a fait acquisition des parts d’Interinvest, la société Air Comet appartenait à seulement deux des trois demandeurs.
Selon l’arbitre Hossain, le terme « demandeurs » figurant dans la sentence semble faire référence non seulement aux trois sociétés, mais aussi à Air Comet et à Interinvest. Étant donné que Air Comet n’est pas officiellement un demandeur et que les demandeurs n’ont pas acquis de parts sociales, l’arbitre dissident a pointé que les trois investisseurs demandeurs ne sont pas parvenus à prouver leur investissement dans les compagnies aériennes.
De l’avis de l’arbitre Hossain, l’acquisition des parts sociales d’Air Comet par les trois demandeurs espagnols n’était pas réputée constituer un « placement » protégé dans le cadre du TBI, étant donné que la société Air Comet est également une entité espagnole. Par conséquent, l’arbitre Hossain a conclu que le tribunal n’était pas compétent étant donné que les demandeurs ne sont pas parvenus à prouver leur statut d’investisseurs protégés en vertu du TBI.
Remarques : Le tribunal était composé de Thomas Buergenthal (président nommé par le président du Conseil d’administration du CIRDI, de nationalité étasunienne), Henri C. Alvarez (nommé par les demandeurs, de nationalité canadienne), et Kamal Hossain (nommée par le défendeur, de nationalité bangladaise). La sentence et l’opinion dissidente du 21 juillet 2017 sont disponibles en anglais et en espagnol sur https://www.italaw.com/cases/1648.
Maria Florencia Sarmiento est assistante d’enseignement et de recherche à l’Université catholique d’Argentine.