Les investisseurs étrangers peuvent-ils être tenus responsables des violations des droits humains ? Droit international des droits humains et au-delà

L’idée selon laquelle les multinationales peuvent commettre des violations des droits humains ne semble pas irréaliste. En Équateur, par exemple, l’extraction de pétrole par Chevron et la mauvaise gestion des déchets toxiques nuisent à l’environnement naturel du pays et à la santé et à l’intégrité des communautés équatoriennes.

En réaction aux dommages causés par les multinationales, les États hôtes se sont retrouvés face au défi de protéger leurs citoyens et ont développé des instruments juridiques en vue d’établir la responsabilité des entités étrangères en matière de violations des droits humains. Certains États, tels que l’Équateur, ont légalement établi que toute entité privée, y compris des sociétés étrangères, peuvent être tenues responsable des violations des droits humains en vertu du droit interne devant des tribunaux nationaux[1]. Plus récemment, les États ont discuté d’un potentiel instrument des droits humains directement applicable aux entités privées.

Cet article explique les bases des obligations des États en vertu du droit international des droits humains et les moyens qui peuvent être utilisés à l’encontre des investisseurs étrangers – y compris des multinationales et d’autres entités privées – pour engager leur responsabilité en matière de violations des droits humains.

1. Quelles sont les obligations envers les États en vertu des traités internationaux relatifs aux droits humains ?

Les constitutions garantissent des droits que l’État doit respecter. La plupart de ces droits résultent de la ratification de traités multilatéraux relatifs aux droits humains conclus sous les auspices des Nations Unies, tels que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et d’autres traités conclus dans des cadres régionaux tels que la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP), la Convention américaine relative aux droits de l’homme (CADH) et la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). En vertu de ces instruments internationaux, les États sont tenus de respecter et de garantir les droits humains des personnes sur leurs territoires, et adapter leurs systèmes juridiques en interdisant toute discrimination.

L’obligation de respect des droits humains exige que l’État et ses agents s’interdisent toute violation des droits humains[2], « directement ou indirectement, que ce soit par une action ou une omission ».[3] En revanche, l’obligation de garantir les droits humains « exige que l’État prenne les mesures nécessaires pour que toutes les personnes soumises à la juridiction de l’État soient en mesure de les exercer et d’en jouir »[4]. Comme l’ont expliqué les juges de la Cour interaméricaine des droits humains, cette obligation implique le devoir des États d’organiser l’ensemble de l’appareil gouvernemental et, en général, l’ensemble des structures par lesquelles s’exercent les prérogatives de puissance publique, de sorte que ceux-ci soient en mesure d’assurer légalement le libre et plein exercice des droits humains[4].

Lorsque les instruments internationaux relatifs aux droits humains entrent en vigueur sur le territoire d’un État, ils font partie de la loi nationale dudit État. Par conséquent, l’État doit élaborer le contenu de chaque droit dans sa législation nationale, conformément à l’obligation d’adaptation juridique. Ce faisant, les États disposent d’une marge d’appréciation leur permettant de choisir les mécanismes appropriés visant à garantir les droits humains[5]. Étant donné que la protection internationale des droits humains reflète « un caractère conventionnel ou une protection complémentaire à celle offerte par le droit interne des États »[6], la marge d’appréciation fonctionne également comme un système permettant d’établir le lien entre le droit interne et le droit international, appliqué à l’exécution des obligations en vertu du traité.

L’obligation de non-discrimination est liée à l’obligation de respect et de garantie : chaque État doit respecter et garantir les droits des personnes relevant de sa juridiction « sans discrimination fondée sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, les opinions politiques ou autres, l’origine nationale ou sociale, la naissance ou tout autre statut »[7].

2. Que se passe-t-il lorsque les États ne respectent pas leurs obligations en matière de droits humains ?

Si une violation des droits humains se produit dans un État qui s’est engagé à respecter et à garantir ces droits  dans le cadre de l’un des régimes régionaux relatifs aux droits humains ou le régime des Nations Unies, la victime peut faire valoir ses droits devant une instance internationale, tel que la Commission des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies, la Cour interaméricaine des droits de l’homme, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples ou la Cour européenne des droits de l’homme, susceptible d’engager la responsabilité internationale de l’État relative à cette violation. Une fois la procédure judiciaire terminée, l’autorité internationale compétente en matière de droits humains pourrait sanctionner l’État. Dans le cadre du régime interaméricain, par exemple, l’État pourrait être sanctionné pour ne pas avoir « empêché, enquêté et puni toute violation des droits consacrés par la Convention »[4].

Étant donné que les États concluent les instruments internationaux relatifs aux droits humains, ils sont tenus de les appliquer, en assumant le rôle de garants des droits humains et en endossant la responsabilité en cas de violation des ces droits. Cela explique également pourquoi, entre autres, d’aucuns peuvent affirmer que les entités privées ne peuvent être tenues responsables des violations des droits humains en vertu du droit international relatif aux droits humains en vigueur.

3. En vertu du droit international relatif aux droits humains, que se passe-t-il si une entité privée commet une violation des droits humains ?

Les obligations des États en matière de droits humains mentionnées ci-dessus constituent des bases permettant d’engager la responsabilité des États s’agissant des actes commis par des entités privées. En vertu de l’obligation de garantir le respect des droits humains, les États doivent prévenir, enquêter et sanctionner toute violation des droits humains sur leur territoire afin d’éviter que leur responsabilité ne soit engagée au niveau international. Lorsque la loi nationale établit des obligations en matière de droits humains visant les entités privées, toute violation des droits humains par une entité privée implique qu’en absence de sanction ou de réparation, l’État devra répondre de l’absence de la protection desdits droits[8]. Cela vaut également pour l’obligation légale d’adaptation à laquelle les États sont tenus[9].

Par conséquent, en présence d’actions ou d’omissions imputables aux particuliers, les violations des droits humains « sont elles aussi susceptibles d’être considérées comme des ‘faits de l’État’ et d’engendrer une responsabilité internationale si elles constituent l’occasion d’un manquement à une obligation internationale »[10]. Les traités relatifs aux droits humains permettent de prendre certaines décisions au niveau national, dont l’une est la définition de la responsabilité des individus en matière de violations des droits humains.

4. Comment les États peuvent-ils s’assurer que les investisseurs étrangers répondent des violations des droits humains ?

Pour établir leurs activités à l’étranger, les investisseurs doivent formaliser leur fonctionnement dans le pays hôte. Ils doivent se conformer aux procédures légales en matière de domiciliation ou d’établissement de la société en vertu des lois de l’État hôte. Par conséquent, la société acquiert des droits et des obligations en vertu du droit interne du pays hôte, notamment en vertu de la constitution de l’État.

Pour se conformer à l’obligation de respecter et de garantir les droits humains, les États disposent d’une marge d’appréciation qui leur permet de décider de la manière de garantir lesdits droits. Conformément à leurs obligations consacrées par des traités relatifs aux droits humains, les États peuvent adopter une législation garantissant que la responsabilité des entités privées, qu’elles soient nationales ou étrangères, soit engagée en cas de violation par ces dernières des droits humains.

5. Ces mesures sont-elles suffisantes ?

Bien que le fait de s’assurer que les entités privées répondent des violations des droits humains commises en vertu du droit interne constitue une étape très importante franchies par les États il est cependant nécessaire d’examiner si cette mesure est suffisante pour empêcher les investisseurs étrangers de commettre des violations des droits humains. Les actes de corruption pratiqués par des multinationales économiquement puissantes peuvent nuire aux systèmes juridiques de nombreux pays. Les multinationales peuvent s’exonérer de la responsabilité à travers leurs structures d’entreprise et la suppression des actifs dans le pays. Il existe aussi des risques résultant du déséquilibre économique entre les multinationales et les victimes, qui sont souvent des personnes et des communautés pauvres. C’est pourquoi d’autres initiatives sont à présent envisagées afin d’assurer la protection des droits humains. En ce sens, certains pays du Sud ont présenté au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies une initiative visant à créer un instrument international contraignant en matière de violations des droits humains par des multinationales, actuellement en cours de négociation[11].

L’approche que les États adopteront pour établir la responsabilité internationale des multinationales dans cet instrument n’est pas encore précisée. S’il est couronné de succès, cet instrument pourrait faire progresser la protection des droits humains à l’échelle internationale et étendre la responsabilité des États aux entreprises privées et permettre d’adopter à l’échelle internationale, le type d’initiatives nationales adoptées en Équateur. Il pourrait contribuer également à établir une nouvelle relation entre l’investissement direct étranger et la protection des droits humains, en créant de nouvelles normes et règles de conduite contraignantes pour les multinationales.


Auteur

Carlos Andrés Sevilla Albornoz est un avocat équatorien et conseiller juridique à la Division de la réglementation et des différends internationaux au ministère du commerce extérieur de l’Équateur. Les opinions exprimées dans cet article sont celles de son auteur et ne correspondent pas nécessairement à celles du gouvernement.


Notes

[1] L’article 41 de la loi organique de l’Équateur sur les garanties juridictionnelles et le contrôle constitutionnel permet à toute personne d’entamer une action auprès de la Cour constitutionnelle à l’encontre d’une entité privée en cas de survenance d’une blessure grave et lorsque la personne concernée se trouve dans un état de subordination ou d’absence de voie de recours dans un conflit économique, culturel ou religieux ou l’opposant à tout autre pouvoir. Tiré de http://www.justicia.gob.EC/wp-content/uploads/2015/05/LEY-ORGANICA-DE-GARANTIAS-JURISDICCIONALES-Y-CONTROL-CONSTITUCIONAL.pdf.

[2] Gross, H. (1991). La Convención Americana y la Convención Europea de Derechos Humanos. Santiago : Editorial Jurídica de Chile, p. 16.

[3] Id., p. 65.

[4] Velásquez Rodríguez c. Honduras Case, 1989 Cour interaméricaine des droits de l’homme (ser. C) nº 4 (29 juillet 1988). Tiré de http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_04_ing.pdf.

[5] Contreras, P. (2014). Control de convencionalidad, deferencia internacional y discreción nacional en la jurisprudencia de la Corte Interamericana de Derechos Humanos. Ius et Praxis Año 20, No. 2. Tiré dehttp://www.scielo.cl/pdf/iusetp/v20n2/art07.pdf.

[6] Déclaration universelle des droits de l’homme, G.A. Res. 217A, U.N. GAOR, 3rd Sess., 1st plen. mtg., U.N. Doc. A/RES/47/135/Annex (Dec. 12, 1948). Tiré de http://www.un.org/en/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/RES/217(III).

[7] Convention américaine relative aux droits de l’homme, 22 novembre 1969. Tiré de https://www.cidh.oas.org/basicos/french/c.convention.htm.

[8] Courtis, C. (2005). La eficacia de los derechos humanos en las relaciones entre particulares. Baigún, D., & Argibay, C. (Coords.). Estudios sobre justicia penal. Buenos Aires : Editores del Puerto, p. 817.

[9] Medina, C. (2005). La Convención Americana: Vida, integridad personal, libertad personal, debido proceso y recurso judicial. Santiago : Centro de DDHH de la Facultad de Derecho de la Universidad de Chile. p. 18.

[10] Commission du droit international des Nations Unies. (1971). Troisième rapport sur la responsabilité de l’Etat, rédigé par M. Roberto Ago, rapporteur spécial : La responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite. ONU. Doc. A/CN.4/246 and Add.1-3, para. 186. Tiré de http://legal.un.org/ilc/documentation/french/a_cn4_246.pdf.

[11] U.N. HRC Res. 26/9, Élaboration d’un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises commerciales relatif aux droits de l’homme, U.N. Doc. A/HRC/RES/26/9 (July 14, 2014). Tiré de http://ap.ohchr.org/documents/dpage_e.aspx?si=A/HRC/RES/26/9. Voir également : Conseil des droits de l’homme des Nations Unies. (2017). ​Groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée sur les entreprises transnationales et autres entreprises commerciales en matière de droits de l’homme. Tiré de http://www.ohchr.org/EN/HRBodies/HRC/WGTransCorp/Pages/IGWGOnTNC.aspx ; Déclaration au nom d’un groupe de pays à la 24e session du Conseil des droits de l’homme concernant les sociétés transnationales et les droits de l’homme, Genève, septembre 2013. Tiré de : http://www.cancilleria.gob.ec/wp-content/uploads/2013/09/DECLARACION.pdf.