Une entreprise minière canadienne se voit accorder les coûts irrécupérables à titre d’indemnisation suite à son expropriation par le Pérou
Bear Creek Mining Corporation c. la République du Pérou, Affaire CIRDI n° ARB/14/21
Un tribunal arbitral constitué au titre du chapitre sur l’investissement de l’Accord de libre-échange (ALE) Canada-Pérou a rendu sa décision.
Le tribunal a reconnu que l’entreprise minière demanderesse devait être indemnisée pour son expropriation par l’État hôte. Cependant, le tribunal n’a accordé que les coûts irrécupérables, et un arbitre à l’opinion divergente considérait que le montant des dommages aurait dû être réduit compte tenu de la contribution de l’investisseur aux troubles qui avaient poussé l’État à exproprier l’investissement.
Le contexte et les recours
Le demandeur, Bear Creek Mining Corporation (Bear Creek), est une entreprise canadienne dont le siège se trouve à Vancouver. En 2004, Bear Creek trouva des indices de la présence d’importants gisements de minerai d’argent dans la mine de Santa Ana, située dans le département de Puno, au Pérou.
Au titre de l’article 71 de la Constitution péruvienne, puisque la mine se trouve à moins de 50 kilomètres de la frontière entre le Pérou et la Bolivie, tout investisseur étranger doit obtenir une autorisation spécifique du pouvoir exécutif péruvien afin d’exploiter. Afin de sécuriser ses droits sur Santa Ana, Bear Creek demanda d’abord à un employé péruvien d’enregistrer les droits miniers correspondants. Par la suite, Bear Creek demanda et reçu l’autorisation requise pour acquérir ces droits en son nom propre. Finalement, les droits ont été transférés à Bear Creek en décembre 2007.
Entre 2007 et 2011, Bear Creek procéda à une levée de fonds externe afin de financer le développement de Santa Ana. Selon l’entreprise, elle avait proposé un modèle durable pour le site de la mine, comme en atteste l’approbation de son rapport d’étude d’impact par le gouvernement en 2011. L’entreprise avait également indiqué que les réunions publiques avec les résidents locaux avaient connu une belle participation et donné lieu à des résultats principalement positifs.
Cependant, dès 2011, Santa Ana rencontra une opposition sociale importante, entrainant des manifestations devenant parfois violentes. Certaines communautés voisines étaient préoccupées par le fait que les activités minières polluaient les terres avoisinantes et le lac Titicaca tout proche. Suite à l’élection d’un nouveau président en juin 2011, le Pérou émit un décret révoquant l’autorisation de Bear Creek (décret suprême 032).
En août 2014, Bear Creek déposa une demande d’arbitrage auprès du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI). Au titre de l’article 832 de l’ALE, le Canada présenta une soumission en tant que partie non-contestante. Le tribunal reçu également trois demandes de dépôt de soumissions en tant que amicus curiae mais n’en accepta que deux.
Le tribunal rejette les objections à la compétence
Le Pérou argua que, puisque le ressortissant péruvien qui avait initialement acquis les droits miniers était un employé de Bear Creek, l’entreprise était devenue la détentrice de facto des droits avant d’avoir satisfait à la condition constitutionnelle suspensive. Il argua que bien que les contrats d’option sont communs dans l’industrie minière, en l’espèce leur utilisation manquait de bonne foi. Pour le Pérou, cela impliquait que Bear Creek n’avait pas présenté une demande appropriée en lien avec ses intérêts dans Santa Ana, et par conséquent, que toute autorisation accordée était invalide. Cependant, le tribunal rejeta unanimement cet argument, notant que l’article 847 de l’ALE propose une définition explicite et large de l’investissement qui devait être appliquée en l’espèce.
Dans une objection distincte, le Pérou argua qu’en général, les tribunaux d’investissement n’ont pas compétence sur les investissements réalisés en violation de la loi nationale. Le tribunal conclut cependant qu’une telle détermination devait être fondée sur le traité applicable. Décidant que l’ALE n’offrait aucune preuve d’une telle exigence de légalité, il rejeta l’objection du Pérou.
L’annulation de l’autorisation post-élection constitue une expropriation indirecte abusive
Bear Creek affirmait que le décret suprême 032 constituait une expropriation indirecte de son investissement dans Santa Ana. Le tribunal nota le degré de précision de l’article 812.1 relatif à la nature d’une expropriation indirecte, de ses renvois et annexe connexes. Il en tira trois facteurs : l’impact économique, l’interférence avec les attentes spécifiques et raisonnables, et le caractère de la mesure contestée. Si le tribunal détermina immédiatement que les deux premiers facteurs étaient satisfaits en l’espèce, le troisième exigeait un examen minutieux du décret suprême 032 et des circonstances dans lesquels il avait été adopté.
Selon le Pérou, l’annulation relevait de son large mandat d’exercice de ses pouvoirs de police – et n’était donc pas une expropriation indirecte – compte tenu des craintes raisonnables que le poste de frontière avec la Bolivie soit perturbé par les manifestations violentes. À cet égard, le Pérou argua que Bear Creek avait en réalité concentré ses efforts vis-à-vis des communautés sur une toute petite partie de la société locale et que c’était pour cette raison que l’opposition à la mine était passée des grèves et manifestations à l’instabilité, aux pénuries alimentaires et à un mauvais assainissement.
Bear Creek rétorqua que les manifestants n’étaient pas des locaux mais plutôt un groupe organisé par le candidat à l’élection présidentiel de l’époque, Ollanta Humala, qui menait une campagne contre l’investissements étranger. Selon Bear Creek, l’entreprise n’avait pas EU la possibilité de se faire entendre et n’avait pas eu connaissance préalable du décret, et les raisons invoquées n’étaient que des prétextes politiquement motivés pour expulser l’investissement étranger.
Le tribunal détermina que « même si le concept de « permis social » n’est pas clairement défini dans le droit international » (para. 406), il aurait été possible et faisable d’aller au-delà des actions menées par Bear Creek en vue de l’obtention du permis social. Toutefois, au final, « la question pertinente pour le tribunal est de savoir si le défendeur [pourrait] arguer que de tels efforts de communication étaient légalement exigés et que leur absence avait causé ou contribué aux troubles sociaux, de manière à justifier le décret suprême 032 » (para. 408).
Cherchant à répondre à cette question, le tribunal endossa le principe de l’affaire Abengoa c. le Mexique selon lequel, pour exclure la responsabilité d’un État sur la base de l’omission ou du manquement de l’investisseur, il faut non seulement pouvoir prouver ladite omission ou manquement, mais également démontrer un lien causal avec les dommages subis. D’après les faits, toutes les activités de communication de Bear Creek étaient connues des autorités péruviennes et avaient en réalité été menées avec l’autorisation, l’appui et l’approbation du pays. Compte tenu de ces approbation et soutien continus, le Pérou ne pouvait, a posteriori, prétendre que la conduite de l’investisseur avait été si insuffisante qu’elle avait causé ou contribué aux troubles sociaux.
Le tribunal conclut donc que le décret suprême 032 constituait une expropriation abusive.
Les autres recours de l’investisseur font l’objet d’une réserve au titre de l’économie judiciaire
L’investisseur avait également invoqué les garanties de l’ALE relatives au Traitement juste et équitable (TJE) et au traitement de la Nation la plus favorisée (NPF). Puisque les parties n’avaient pas présenté d’arguments portant sur les conséquences juridiques d’une décision relative au TJE ou NPF, et qu’une telle décision ne changerait rien à celles découlant de la conclusion relative à l’expropriation indirecte abusive, le tribunal renonça à se prononcer sur ces recours supplémentaires.
Les dommages se limitent aux coûts irrécupérables
Lors de l’examen des dommages dus à Bear Creek, les trois membres du tribunal s’accordèrent sur le fait qu’il n’était pas possible de calculer les dommages en s’appuyant sur la rentabilité attendue de la mine au titre de la méthode d’actualisation des flux de trésorerie. Les bénéfices attendus n’étaient pas pertinents dans le cas d’une mine en lancement, qui ne produit pas encore, telle que celle de Santa Ana. Il s’agissait donc d’évaluer la valeur de l’investissement réel de Bear Creek avant l’expropriation.
Nul ne contesta le fait que Bear Creek avait dépensé 21 827 687 USD sur le projet, mais le Pérou argua avec succès que ce montant incluait des fonds investis avant que Bear Creek n’obtienne l’autorisation d’exploiter la mine de Santa Ana. Le tribunal détermina que les 3 590 095 USD dépensés avant l’autorisation ne pouvaient être considérés comme faisant partie de l’investissement, et accorda donc 18 237 592 USD.
L’un des arbitres en désaccord sur le montant de l’indemnisation
Pour Philippe Sands, l’arbitre dissident, l’évaluation des dommages devait être réduite car il était « clair que les manifestations et troubles sociaux s’expliquaient en partie par le projet de Santa Ana » (opinion dissidente, para. 1).
La Convention relative aux peuples autochtones et tribaux (Convention n° 169) de l’Organisation internationale du travail (OIT) est « particulièrement pertinente » (opinion dissidente, para. 7). Si la majorité s’appuya sur le fait que la Convention n° 169 de l’OIT « impose des obligations directes seulement sur les États » (para. 664) de sorte que les entreprises privées ne peuvent être considérées comme ayant manqué à leurs obligations, pour l’arbitre opposant, « le fait que la Convention n’impose pas d’obligations directes sur un investisseur étranger privé en soi ne signifie pas pour autant que celle-ci n’est pas pertinente ou n’a pas d’effets juridiques pour lui » (opinion dissidente, para. 10).
Tout comme dans l’affaire Urbaser c. l’Argentine, l’arbitre dissident conclut que la Convention n° 169 de l’OIT, notamment l’article 15 relatif à l’obligation de mener des consultations, ne peut être ignorée. Il détermina que « c’est à l’investisseur d’obtenir le « permis social », et en l’espèce il n’a pas pu le faire largement du fait de ses propres manquements » (opinion dissidente, para. 37). Sur cette base, il suggéra de réduire de moitié le montant des dommages pour refléter la contribution de l’investisseur aux évènements ayant entraîné le décret suprême 032.
Remarques : le tribunal était composé de Karl-Heinz Böckstiegel, (Président nommé par les parties, de nationalité allemande), de Michael Pryles, (nommé par le demandeur, de nationalité australienne), et de Philippe Sands (nommé par le défendeur, de nationalité britannique). La décision du 30 novembre 2017 ainsi que l’opinion dissidente de l’arbitre Philippe Sands sont disponibles sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw9381.pdf.
Matthew Levine est avocat au Canada et contributeur du programme Investissement étranger et développement durable de IISD.