Le parcours d’un Traité contraignant sur les droits humains : déjà trois ans… où va-t-il mener ?

En 2015, ITN annonçait le lancement de négociations intergouvernementales d’un traité contraignant sur les entreprises et les droits humains.[1] Le Groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée chargé de l’élaboration d’un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales (STN) et autres entreprises commerciales (AEC) en matière de droits humains (le Groupe de travail) a tenu sa troisième session à Genève, du 23 au 27 octobre 2017.[2]

Compte tenu des discussions formelles et informelles menées au cours des deux années précédentes, le président du Groupe de travail avait préparé un document contenant les éléments de l’instrument contraignant à venir (le document présentant les éléments)[3] et l’avait diffusé avant la troisième session. Ce document sert de base aux négociations de fond. Les principes et dispositions qu’il propose couvrent dix thèmes : (1) le cadre général, (2) le champ d’application de l’instrument, (3) les obligations générales, (4) les mesures de prévention, (5) la responsabilité juridique, (6) l’accès à la justice, (7) la compétence, (8) la coopération internationale, (9) la promotion, la mise en œuvre et le suivi, et (10) les dispositions générales. Lors de cette session, chacun de ces thèmes a fait l’objet de négociations approfondies. Le présent article résume les points de vue présentés sur certains de ces thèmes.

Questions relatives au cadre général

La plupart des discussions menées au cours des deux premières sessions ont mis l’accent sur le champ d’application de l’instrument contraignant à venir – quelles entités y seraient sujettes et comment les définir de manière claire, complète et précise.[4] Pour répondre à ces difficultés, le document présentant les éléments propose une approche innovante. Il propose que le champ d’application soit fondé sur le caractère transnational des activités des entreprises.[5] Si le fait de mettre l’accent sur le type d’activités plutôt que sur la définition des entités est constructif, il exige malgré tout de préciser le sens du terme « activités transnationales ».

La relation entre le droit relatif aux droits humains et d’autres domaines du droit international est un autre point de discussion qui a attiré une grande attention au cours des sessions précédentes, en particulier le fait de savoir s’il existe une hiérarchie entre les différents domaines du droit international. L’un des principes inclus dans le document présentant les éléments consacre la primauté des obligations relatives aux droits humains sur les accords commerciaux ou d’investissement.[6] Lors de la troisième session, les discussions ont vu émergera la fois un soutien et une opposition à ce principe. S’il a été reconnu que les justifications humanitaire, morale et philosophique de la primauté des droits humains sont indéniables, certains ont indiqué que la mise en place d’une hiérarchie entre les domaines du droit n’est pas approuvée par la jurisprudence du droit international public. D’autres ont signalé que la mise en œuvre pratique de cette primauté pourrait également être très difficile. Aussi, ce point pourrait générer une impasse politique entre les États au moment d’adopter le traité.

Obligations générales

Les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (PDEDH) – la référence mondiale faisant autorité en matière d’entreprises et de droits de l’homme– stipule que les États ont le devoir de protéger lorsque des tiers, y compris des entreprises, portent atteinte aux droits humains, et que les entreprises ont la responsabilité de respecter les droits humains.[7] Le document présentant les éléments réaffirme ces principes en proposant des règles claires pour les États et les autres parties-prenantes (telles que les STN et AEC, et les organisations internationales) impliquées dans la prévention et la protection des droits humains et dans la réparation de violations ou abus des droits humains.[8]

Pendant les délibérations, les délégués ont toutefois exprimé des opinions divergentes quant à la mesure dans laquelle ces responsabilités devraient s’appliquer à chaque acteur. Si la réaffirmation de l’obligation première des États de protéger et de promouvoir les droits humains, d’enquêter sur, de punir et de réparer les violations des droits humains a été largement acceptée, certains ont souligné que la mise en œuvre future de certaines obligations spécifiques pourrait interférer avec les affaires internes des États. Ces obligations incluent l’imposition de restrictions sur les marchés publics et les engagements contractuels des États. Il a également été suggéré qu’un futur instrument contraignant devrait offrir aux États la liberté de déterminer la meilleure manière de mettre en œuvre les obligations contenues dans le traité.

Le document présentant les éléments propose d’imposer des obligations directes sur les STN et AEC, ce qui est une mesure importante de renforcement du système international.[9] Certains délégués se sont dits préoccupés par le fondement juridique de telles obligations directes, arguant que les entreprises privées ne disposent pas du mandat démocratique et de la capacité d’exécution nécessaires. Toutefois, d’autres ont mentionné les précédents créés par certains traités tels que le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, la Convention sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures, la Convention des Nations unies sur le droit de la mer et la Convention du travail maritime, qui imposent tous des obligations juridiques internationales directes à des parties privées. Il a également été souligné que même en l’absence d’obligations à l’échelle internationale, les obligations des STN et AEC pourraient être fixées et exécutées par le biais de la législation nationale, une approche adoptée par la Convention des Nations Unies contre la corruption.

Mesures de prévention

Contrairement aux discussions sur les obligations générales, les points de vue ont rapidement convergé dans le cadre des débats sur les mesures de prévention. Celles-ci, incluant les activités de diligence raisonnable en matière de droits humains, incluent différentes politiques et mesures que les entreprises privées doivent mettre en place pour garantir une prudence minimale et s’acquitter de leurs responsabilités relatives au respect des droits humains. Dans de nombreux cas, cela exige que les entreprises privées préparent des plans de diligence raisonnable, similaires aux prescriptions contenues dans la loi française récemment adoptée relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.[10] Afin de garantir une norme minimale et uniforme de ces mesures de prévention dans le monde, le document présentant les éléments propose d’obliger les États de veiller à l’adoption de ces mesures ou normes minimales par les STN et AEC et leurs partenaires commerciaux tout au long de la chaîne d’approvisionnement.[11]

Toutefois, certains se sont dits préoccupés par la faisabilité d’imposer des mesures à des entités ne relevant pas du contrôle direct des STN et AEC. Malgré tout, les délégués ont convenus que les mesures de prévention devaient être au cœur du traité. Il a été suggéré de renforcer encore les dispositions envisagées en exigeant le recours à des évaluateurs indépendants des études d’impact, en élargissant la portée de ces dispositions aux droits du travail et environnemental, en incluant une perspective genre, en exigeant des études d’impact ex-ante et ex-post, et en exigeant l’obtention du consentement libre, préalable et éclairé.[12]

Accès à la justice, recours efficace et garanties de non-répétition

Reconnaissant le déséquilibre des pouvoirs entre les STN et les victimes, les délégués ont considéré qu’il était important d’établir une obligation contraignante pour les États d’éliminer les barrières à l’accès à la justice et à un recours efficace. Le document présentant les éléments propose des dispositions permettant de réduire les obstacles réglementaires, procéduraux et financiers qui empêchent l’accès à un recours efficace, en permettant des recours collectifs en matière de droits humains, en facilitant l’accès aux informations et aux preuves, en limitant l’utilisation de la doctrine de forum non conveniens et en renversant la charge de la preuve sur l’accusé.[13]

Les délégués ont salué l’inclusion d’une disposition soulignant la nécessité de garantir l’accès à la justice pour les groupes vulnérables. Il a été suggéré de clarifier davantage le contenu afin de veiller à ce que des mécanismes extrajudiciaires complètent les mécanismes judiciaires sans pour autant les remplacer, et que ces derniers soient toujours disponibles et accessibles aux victimes.

Compétence et responsabilité

Le document présentant les éléments propose une définition large de la compétence permettant aux victimes d’avoir accès à la justice, et qui autorise les juges à affirmer leur compétence sur les STN ou AEC pour des activités menées et les dommages connexes, non seulement dans l’État hôte de l’entreprise, mais également dans son État d’origine et dans d’autres États où l’entreprise est substantiellement présente.[14] Les discussions ont porté sur le fait de savoir s’il fallait permettre la compétence extrajudiciaire et sa portée. Bien qu’il ne soit pas inhabituel qu’une compétence extraterritoriale s’applique sous l’effet d’un éventail d’instruments internationaux et nationaux, certains délégués et représentants du secteur privé se sont dits préoccupés par les possibles violations de principes du droit international, tels que l’intégrité territoriale, l’immunité souveraine, l’épuisement des voies de recours internes et la courtoisie internationale. À cet égard, si bon nombre de délégués considérait que le document présentant les éléments représentait un bon point de départ, d’autres ont appelé à plus de clarté et précision dans le futur instrument.

Un autre sujet abordé dans ce cadre concerne la responsabilité des STN et AEC pour la violation de leurs obligations en matière de droits humains. Le document présentant les éléments propose d’imposer des obligations aux États d’établir et d’appliquer la responsabilité administrative, civile et pénale en cas de violation des droits humains.[15] Si la plupart des délégués ont salué cette proposition, certains ont considéré qu’il serait difficile, en vertu de certains systèmes juridiques, d’imposer une responsabilité pénale à des entités morales. Alternativement, certains ont suggéré d’étendre la responsabilité pénale aux actionnaires.

L’avenir incertain du processus

Dans le cadre de ses recommandations pour les prochaines étapes, le président du Groupe de travail avait initialement proposé de commencer la rédaction d’un instrument juridiquement contraignant sur la base des discussions menées au cours des trois sessions de travail, et d’entamer les négociations sur le projet d’instrument lors de la prochaine session en 2018.

Cette conclusion apparemment logique et cette proposition raisonnable pour le futur ont fait face à une surprenante résistance de la part d’une poignée de délégués de pays qui a appelé à la remise en question du mandat du Groupe de travail. Cette proposition n’a toutefois pas été partagée par la majorité des autres délégués ou par le secrétariat, qui a confirmé l’interprétation générale selon laquelle le mandat actuel du Groupe de travail, tel que prévu par la Résolution 26/9, s’étend jusqu’à ce qu’un instrument international juridiquement contraignant soit élaboré.

Après plusieurs cycles de débats et de longues négociations informelles, des compromis ont toutefois été faits afin de dégager un consensus. Toutes les références aux dates et au contenu de la prochaine session ont été biffées du projet de rapport de la troisième session.[16]

Bon nombre de délégués s’est exprimé sur la nécessité et l’importance d’un tel instrument contraignant. Les trois dernières années ont marqué le début prometteur d’un important parcours visant à réduire les divergences entre les parties-prenantes afin de veiller à ce que des recours efficaces et significatifs soient offerts aux victimes d’abus des droits humains commis par des entreprises. Ce processus devrait se poursuivre jusqu’à ce que cet objectif soit pleinement atteint.


Auteurs

Joe Zhang est conseiller juridique au sein du Groupe droit et politique économique de IISD. Mintewab Abebe est étudiante à l’International Finance and Development de la Faculté de droit de l’Université de New York et travaille pour le Programme « investissement en faveur du développement durable » de IISD.


Notes

[1]Zhang, J. (2015). Lancement des négociations d’un traité contraignant relatif aux entreprises et aux droits humains, Investment Treaty News, 6(4), 10–11. Tiré de https://www.iisd.org/sites/default/files/publications/iisd-itn-november-2015-francais_0.pdf.

[2]Pour de plus amples détails sur la session, notamment l’ordre du jour, les participants et documents, voir http://www.ohchr.org/FR/HRBodies/HRC/WGTransCorp/Session3/Pages/Session3.aspx.

[3]Présidence de l’OEIGWG (2017). Éléments pour le projet d’instrument juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises commerciales en matière de droits humains. Tiré de http://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/WGTransCorp/Session3/LegallyBindingInstrumentTNCs_OBEs_FR.pdf.

[4]Les rapports officiels des sessions précédentes ainsi que les communications des participants sont disponibles sur la page d’accueil du Groupe de travail : http://www.ohchr.org/EN/HRBodies/HRC/WGTransCorp/Pages/IGWGOnTNC.aspx.

[5]Le document présentant les éléments,supra note 3, p. 5.

[6]Id., pp. 3-4.

[7]Nations Unies (2011). Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits humains. Tiré de http://www.ohchr.org/Documents/Publications/GuidingPrinciplesBusinessHR_FR.pdf.

[8]Le document présentant les éléments,supra note 3, p. 6-7.

[9]Id., p. 7.

[10]http://www.assembleenationale.fr/14/dossiers/devoir_vigilance_entreprises_donneuses_ordre.asp

[11]Le document présentant les éléments,supra note 3, p. 8.

[12]Id., p. 16.

[13]Id., pp. 10-13.

[14]Id., p. 13.

[15]Id., pp. 9-10.

[16]Le projet de rapport de la troisième session est disponible (uniquement en anglais) sur http://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/WGTransCorp/Session3/DraftReportThirdSession.docx.