Un tribunal du CIRDI estime que l’Espagne a violé la norme TJE au titre du Traité sur la Charte de l’énergie

Masdar Solar & Wind Cooperatief U.A. c. le Royaume d’Espagne, Affaire CIRDI n° ARB/14/1

Dans sa décision finale du 16 mai 2018, un tribunal du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) estima que l’Espagne avait violé la norme de Traitement juste et équitable (TJE) au titre de l’article 10(1) du Traité sur la Charte de l’énergie (TCE), dans une affaire lancée par Masdar Solar & Wind Cooperatief U.A. (Masdar), une entreprise créée aux Pays-Bas.

Le contexte et les recours

L’une des politiques de l’Espagne visant à stimuler les investissements dans le secteur des énergies renouvelables était le Décret royal 661 de 2007 (RD661/2007), au titre duquel les producteurs d’électricité renouvelable bénéficiaient d’une prime supérieure aux prix du marché de gros fixée par le gouvernement espagnol. Les producteurs d’électricité étaient rémunérés sur la base d’un tarif de rachat applicable pendant toute la durée de vie de l’installation par le biais d’un prétendu engagement de stabilité : l’article 44.3 du RD661/2007 empêcherait tout changement futur du tarif d’affecter les centrales enregistrées et mises en service avant le 1er janvier 2012.

Masdar arguait que, par le biais d’une série de mesures contestées, adoptées entre 2012 et 2014, l’Espagne avait aboli le régime instauré par le RD661/2007 et mit en place un régime bien moins favorable qui s’appliquait également aux installations mises en service au titre du RD661/2007.

Masdar avait investi dans trois centrales solaires thermodynamiques (CST), conformément au RD661/2007. Arguant que ses investissements avaient été affectés par les mesures en question, Masdar lança un arbitrage demandant la reconnaissance de la violation par l’Espagne de la norme TJE au titre de l’article 10(1) du TCE. Elle réclamait également la pleine réparation du tort causé à son investissement, sous forme de restitution intégrale par le rétablissement de la situation en place avant la prétendue violation par l’Espagne du TCE, ainsi que l’indemnisation de toutes les pertes subies avant la remise en place du régime.

Le tribunal rejette la plupart des objections de l’Espagne à la compétence

Contestant la compétence personnelle (ratione personae) du tribunal, l’Espagne alléguait que la conduite de Masdar, en vertu de l’indice général de contrôle, était attribuable aux Emirats Arabes Unis, qui ne sont pas partie au TCE. Puisque le différend opposait deux États, l’Espagne argua que les prescriptions de l’article 26 du TCE, et de l’article 25 de la Convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre États et ressortissants d’autres États (la Convention du CIRDI), n’étaient pas satisfaites. Le tribunal rejeta cette objection puisque l’Espagne n’avait pas présenté d’éléments soutenant son argument relatif au contrôle, et avait déjà concédé que Masdar ne disposait pas de pouvoirs étatiques.

L’objection de l’Espagne à la compétence matérielle (ratione materiae) du tribunal s’appuyait sur l’argument selon lequel Masdar n’avait pas d’« investissement » en Espagne au sens des articles 1(6) du TCE et 25 de la Convention du CIRDI. Le tribunal estima que plusieurs décisions récentes, telles que celles rendues dans les affaires Abaclat c. l’Argentineet GEA Group Aktiengesellschaft c. l’Ukraine, considéraient que le terme « investissement » détenait un sens intrinsèque que tout investissement présumé devait respecter, en plus de relever de l’une des catégories d’actifs mentionnées dans les Traités bilatéraux d’investissement (TBI). En fait, le tribunal détermina que la clarification du sens du terme « investissement » faisait partie de l’interprétation de l’article 1(6) du TCE. Il estima donc que Masdar avait bien réalisé un « investissement » au sens des affaires précitées.

L’Espagne s’appuya sur les versions linguistiques espagnole et italienne du TCE pour arguer que l’article 17 du TCE exige d’un investisseur qu’il ait des activités commerciales substantielles dans son pays d’origine. Elle souleva une objection au consentement (ratione voluntatis), arguant que la présence de Masdar aux Pays-Bas ne satisfaisait pas ce critère. Le tribunal rejeta cette objection en l’absence de preuves.

Une autre objection au consentement portait sur la « taxe imposée sur la valeur de la production directe et réelle d’électricité », dont l’Espagne arguait qu’il s’agissait d’une taxe de bonne foi à laquelle s’appliquait l’exemption fiscale prévue à l’article 21(1) du TCE. Le tribunal en convint et conclut qu’il n’avait pas compétence sur les recours portant sur l’introduction de la taxe.

Pour le tribunal, Achmeane s’applique pas aux traités multilatéraux auxquels l’Union européenne est partie

La dernière objection présentée par l’Espagne reposait sur le fait que l’article 26 du TCE ne s’applique pas aux différends intra-Union européenne : puisque Masdar était une entreprise néerlandaise, le droit de l’Union devrait prévaloir sur le TCE. Le tribunal conclut qu’aucun élément du TCE n’excluait les différends intra-européens de sa portée et que le droit de l’Union n’est pas incompatible avec la disposition relative à l’arbitrage investisseur-État contenue dans le TCE. Les deux ordres juridiques peuvent être appliqués conjointement dans cet arbitrage, puisque seul le TCE prévoit l’arbitrage investisseur-État, et qu’aucun élément du droit de l’Union européenne ne peut être interprété comme excluant l’arbitrage investisseur-État au titre du TCE ou de la Convention du CIRDI.

Suite à la décision de la CJUE dans l’affaire République de Slovaquie c. Achmea BV du 6 mars 2018, l’Espagne demanda au tribunal de reprendre l’arbitrage. Elle chercha à faire reconnaitre officiellement la décision de l’affaire Achmea, arguant qu’elle confirmait son objection fondée sur les différends intra-Union européenne. Toutefois, le tribunal considéra que la décision de l’affaire Achmeas’appliquait aux TBI, mais pas aux traités multilatéraux auxquels l’Union européenne elle-même est partie, tels que le TCE (para. 679).

Le traitement juste et équitable au titre de l’article 10(1) du TCE

Selon Masdar, la promulgation des mesures contestées entraina le démantèlement du régime créé par le RD661/2007, et supprima effectivement la stabilité promise et sur base de laquelle Masdar avait réalisé ses investissements. L’Espagne s’appuya sur l’affaire Charanne c. l’Espagne pour arguer que les dispositions relatives à la stabilisation contenues dans la loi générale, les communiqués de presse ou d’autres documents, ne peuvent donner lieu à des attentes légitimes chez les investisseurs.

Dans son analyse, le tribunal affirma qu’un État dispose d’une liberté incontestée pour amender sa législation. Il indiqua que le TJE ne pouvait inclure de stabilité économique et juridique, et que les investisseurs étrangers ne pouvait légitimement attendre une telle stabilité, sauf si des engagements explicits étaient directement donnés aux investisseurs (para. 485). Le tribunal fit cependant savoir que ce droit n’était pas sans limites.

Pour déterminer si l’Espagne avait violé les attentes légitimes de l’investisseur, le tribunal examina les deux écoles de pensées développées dans l’affaire Charanne. La majorité de ce tribunal détermina que seuls des engagements spécifiques peuvent donner lieu à des attentes légitimes. Mais l’arbitre à l’opinion dissidente considéra que si les investisseurs s’appuient sur la loi générale comme source de leurs attentes légitimes, ils doivent démontrer avoir exercé suffisamment de diligence raisonnable pour comprendre le système juridique.

Le tribunal de l’affaire Masdardétermina que l’investisseur avoir exercé suffisamment de diligence raisonnable pour comprendre le système juridique et présenter un recours relatif aux attentes légitimes fondé sur la loi générale. S’il nota qu’il n’était pas contraint par l’opinion de la majorité du tribunal de l’affaire Charanne, et n’était donc pas tenu de déterminer l’existence d’engagements spécifiques, le tribunal estima également qu’un engagement spécifique existait, en l’espèce une résolution émise par l’Espagne et adressée spécifiquement à chacune des entreprises concernées (para. 520).

Puisque des engagements spécifiques existaient, en plus d’engagements généraux, tous pouvant donner lieu à des attentes légitimes, le tribunal refusa de choisir entre ces deux écoles de pensées et détermina que l’Espagne avait violé ses obligations relatives au TJE au titre de l’article 10(1) du TCE.

La décision et les coûts

Le tribunal détermina que l’Espagne avait violé la norme TJE au titre de l’article 10(1) du TCE et que Masdar avait droit à la réparation intégrale. Considérant que la remise en place du régime créé par le décret RD661/2007 aurait des effets matériels sur l’autorité législative de l’Espagne, le tribunal décida d’accorder la réparation de Masdar par le biais d’une indemnisation financière. Le tribunal ordonna à l’Espagne de payer des dommages de 64,5 millions EUR, en plus des intérêts composés pré- et post-décision.

Remarques : le tribunal était composé de John Beechey (président, nommé par le président du Conseil administratif du CIRDI, de nationalité britannique), de Gary Born (nommé par le demandeur, de nationalité étasunienne) et de Brigitte Stern (nommé par le défendeur, de nationalité française). La décision est disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw9710.pdf.

Trishna Menondétient une licence de sciences, ainsi qu’une licence de droit (avec mention) de l’Université nationale de droit de Gujarat, Inde.