Un tribunal du CIRDI décide d’indemniser un investisseur suite à la saisie de ses bateaux de production d’électricité, tout en rejetant la demande reconventionnelle du Pakistan
Karkey Karadenize Elektrik Uretim A.S. c. la République islamique du Pakistan, Affaire CIRDI n° ARB/13/1
Le 22 août 2017, un tribunal du CIRDI a rendu une décision dans l’affaire lancée par l’entreprise turque Karkey Karadenize Elektrik Uretim A.S. (Karkey) contre le Pakistan au titre du TBI Pakistan-Turquie. À l’étape des mesures conservatoires, le tribunal avait ordonné au Pakistan de respecter ses obligations internationales. Au final, le tribunal accorda à Karkey environ 800 millions USD (incluant les intérêts), tout en rejetant la demande reconventionnelle du Pakistan contre Karkey.
Le contexte
Suite à une crise de la production d’électricité au Pakistan, Karkey conclut un contrat en décembre 2008 avec Lakhra Generation Company (Lakhra), une entreprise d’État pakistanaise, pour la réalisation d’un projet de centrales électriques en location. Le contrat fut amendé en avril 2009.
Compte tenu d’allégations de non-conformité du contrat avec des règles pakistanaises relatives aux marchés publics, le président de la Cour suprême pakistanaise entama en septembre 2009 une procédure portant sur les irrégularités dans l’octroi du contrat. Le 30 mars 2012, Karkey envoya un avis de résiliation du contrat, fondé sur le fait que Lakhra n’avait pas réalisé les paiements auxquels elle était tenue au titre du contrat. Le même jour, la Cour suprême pakistanaise émit une décision selon laquelle le contrat avait été octroyé en violation des règles relatives aux marchés publics et était donc nul ab initio, et ordonna aux autorités compétentes de mener une enquête pour corruption dans l’octroi du contrat. Peu après, le compte bancaire au Pakistan de Karkey fut gelé, et le 3 avril 2012, Karkey fut informée que ses navires n’étaient pas autorisés à quitter le port où ils se trouvaient jusqu’à nouvel ordre.
Karkey adressa un avis de différend au titre du TBI Pakistan-Turquie le 12 mai 2012, et déposa sa demande d’arbitrage le 13 janvier 2013. Elle arguait que le Pakistan avait violé le TBI en expropriant son investissement et en violant son droit de libre transfert de son investissement. Elle présentait en outre d’autres recours fondés sur les clauses NPF, TJE et parapluie. Karkey réclamait des dommages supérieurs à 1,4 milliards USD plus intérêts (para. 234).
Les doutes ne sont pas suffisants pour prouver qu’il y a EU corruption dans l’obtention de l’investissement
Le Pakistan s’opposa à la compétence du tribunal, alléguant que Karkey avait obtenu le contrat par la corruption. Il argua notamment que Karkey avait employé M. Zulqarnain, son représentant local, pour agir en tant que lobbyiste illégal et inciter les agents publics à octroyer le contrat à Karkey (para. 506). Karkey rejeta les arguments du Pakistan et expliqua que les services de M. Zulqarnain étaient plausibles et nécessaires pour lancer une entreprise au Pakistan. Le tribunal estima que le Pakistan ne pouvait pas démontrer l’implication de M. Zulqarnain « dans des actes pouvant relever de la corruption » (para. 517).
En outre, le Pakistan souleva 17 questions ou « doutes », qui, s’ils n’étaient pas réfutés par Karkey, démontreraient que l’investissement était entaché de corruption. Le tribunal considéra cependant que ces questions ne faisaient pas passer la charge de la preuve à Karkey. Il conclut qu’il n’était « pas en mesure de trouver dans les éléments inclus dans les questions du Pakistan des « doutes » indiquant la corruption… et encore moins une preuve positive de corruption » (para. 521).
Les actes de Lakhra sont imputables au Pakistan
Karkey argua que le Pakistan avait induit Lakhra à conclure le contrat et ses amendements et à ne pas faire les paiements dus au titre du contrat. Le Pakistan clamait quant à lui que Lakhra était un organe indépendant du gouvernement pakistanais.
Le tribunal estima que le Pakistan avait désigné Lakhra comme l’acheteur des services de production d’électricité de Karkey. Selon lui, le Pakistan avait en outre déterminé les engagements de Lakhra au titre du contrat. Aussi, il détermina que le Pakistan avait instruit et dirigé Lakhra, et donc que les actes de l’entreprise étaient attribuables au Pakistan au titre du droit international.
Karkey n’a pas obtenu son investissement par la fraude
Selon le Pakistan, Karkey avait confirmé qu’elle réaliserait ses engagements au titre du contrat dans les 180 jours suivant l’obtention du contrat, mais ne l’avait pas fait. Aussi, le pays arguait qu’il s’agissait d’une fausse déclaration de Karkey en vue d’obtenir le contrat. Le tribunal nota que le Pakistan n’avait pas réalisé ses obligations au titre du contrat et que cela avait affecté la capacité de Karkey à exécuter le contrat à temps. De même, compte tenu de considérations logistiques, le tribunal estima qu’il n’était pas possible de considérer exacte l’estimation par Karkey du temps nécessaire pour sa réalisation du contrat. Il conclut donc que la déclaration de Karkey était une erreur plutôt qu’une fausse déclaration.
Le Pakistan ne peut prétendre que Karkey a obtenu son investissement par le biais d’une infraction
Le Pakistan affirmait que le contrat avait été obtenu en violation des lois et règles pakistanaises sur les marchés publics. Toutefois, Karkey rejeta ces allégations et argua que le tribunal devait rejeter cet argument sur la base du principe de l’estoppel. Le tribunal se rangea du côté de Karkey, soulignant que le processus d’appel d’offre, le contrat et ses amendements avaient tous été réalisés sous la supervision des autorités pakistanaises. Le tribunal indiqua que « le témoin du Pakistan lui-même, M. Khan, a admis lors de l’audience que le Pakistan défendait à la fois le contrat devant la plus haute cour du Pakistan, tout en l’attaquant ici dans le cadre de l’arbitrage » (para. 626).
Le Pakistan a exproprié l’investissement de Karkey au moyen du jugement de la Cour suprême
Karkey arguait que le Pakistan avait exproprié son investissement au moyen des pouvoirs judiciaire, administratif et exécutif pakistanais. Cependant, le pays rétorqua que Karkey n’avait pas produit de preuves substantielles de la dépossession de son investissement et que ses droits contractuels présumés ne pouvaient pas être assujettis à l’expropriation puisqu’ils avaient été rendus nuls ab initio par la Cour suprême pakistanaise.
Selon le tribunal, le raisonnement du jugement de la Cour suprême s’appuyait largement sur la compréhension erronée d’un parlementaire, M. Salah Hayat, que le Pakistan disposait de suffisamment de capacités de production d’électricité, contrairement à la déclaration de l’Entreprise pakistanaise de production d’électricité (PEPCO). De plus, le jugement supposait une responsabilité identique pour tous les commanditaires de projets de production d’électricité en location, quelles que soient les différences substantielles entre les projets. Le tribunal considéra que le jugement de la Cour suprême était arbitraire puisque, selon le tribunal, il ne définissait pas « dans le détail les fondements et motifs juridiques » de la responsabilité imposée (para. 554). En outre, il conclut que le jugement privait Karkey de la jouissance de ses droits au titre du contrat (para. 648).
Le tribunal conclut aussi que le Pakistan avait violé ses obligations en matière de libre transfert au titre du TBI, mais rejeta tous les autres recours fondés sur les clauses NPF, TJE et parapluie, « car les dommages résultant de ces supposées violations et de la violation des clauses relatives à l’expropriation et au libre transfert seraient identiques » (para. 657). Il ordonna au Pakistan de verser à Karkey, à plusieurs titres, un total de plus de 490 millions USD plus intérêts. Il ordonna en outre au Pakistan de payer 10 millions USD pour les frais et dépenses juridiques de Karkey et plus de 300 000 USD en remboursement de la part de Karkey des coûts de l’arbitrage.
Le tribunal n’a pas compétence pour entendre la demande reconventionnelle du Pakistan
Le Pakistan avait l’intention de présenter une demande reconventionnelle contre Karkey pour obtenir du tribunal une déclaration reconnaissant que le contrat était nul ab initio ou, alternativement, pour réclamer des dommages suite aux fausses déclarations et aux violations du contrat par Karkey. Selon le pays, Karkey avait déjà consenti aux demandes reconventionnelles lorsqu’elle avait déposé ses recours auprès du CIRDI ; si le tribunal reconnaissait sa compétence sur les recours de Karkey, il aurait automatiquement compétence sur les demandes reconventionnelles du Pakistan (para. 1007).
Le tribunal nota que le TBI n’autorisait pas les demandes reconventionnelles et que « la plupart des tribunaux du CIRDI n’ont pas trouvé la théorie du consentement ipso facto suffisante pour conclure que le consentement d’un investisseur aux demandes reconventionnelles auprès du CIRDI était automatique » (para. 1015). Il décida donc qu’il n’avait pas compétence sur la demande reconventionnelle du Pakistan.
Remarques : le tribunal était composé de Yves Derains (président nommé par le Président du Conseil administratif du CIRDI, de nationalité française), de David A. O. Edward (nommé par le demandeur, de nationalité britannique) et d’Horacio A. Grigera Naón (nommé par le défendeur, de nationalité argentine). La décision est disponible en anglais sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw9767.pdf
Amr Arafa Hasaan est étudiant au Graduate Institute de Genève et à l’Université de Genève, et Conseiller auprès de l’autorité égyptienne de défense de l’État.