Un tribunal de la CPA juge l’Inde coupable d’expropriation abusive et de violation du TJE au titre de l’APPI Inde-Maurice
CC/Devas (Mauritius) Ltd., Devas Employees Mauritius Private Limited., et Telcom Devas Mauritius Limited c. la République d’Inde, Affaire CPA n° 2013-09
Dans une procédure lancée par trois sociétés par actions basées à Maurice et appartenant à Devas Multimedia Private Limited (Devas) – une entreprise basée à Bangalore, en Inde – un tribunal de la CPA a rendu une décision portant sur la responsabilité et concluant que l’Inde était coupable d’expropriation des investissements réalisés au titre d’un contrat conclu entre Devas et Antrix Corporation Ltd. (Antrix), le bras commercial de l’agence spatiale indienne. Le tribunal a notamment conclu que l’annulation du contrat par Antrix constituait une expropriation et une violation du TJE au titre de l’Accord bilatéral de promotion et de protection des investissements (APPI) Inde-Maurice.
Le contexte et les recours
En janvier 2005, Antrix et Devas ont signé un accord portant sur la licence d’une fréquence du spectre (bande S) en vue de fournir des services Internet à haut-débit par satellite. En février 2011, Antrix mit un terme au contrat suite à une décision du Comité du Cabinet indien chargé de la sécurité (CCS) invoquant des intérêts essentiels de sécurité.
Les trois actionnaires mauriciens de Devas lancèrent un arbitrage contre l’Inde au titre du Règlement de la CNUDCI et de l’APPI Inde-Maurice, arguant que la résiliation du contrat équivalait à une expropriation des investissements des demandeurs en Inde et constituait un déni du TJE.
La résiliation du contrat amena également Devas à lancer un arbitrage commercial international contre Antrix. En septembre 2015, un tribunal de la CCI ordonna à Antrix de verser 562,5 millions USD plus intérêts à Devas pour les dommages causés par la résiliation abusive du contrat.
Définition de « l’investissement » au titre de l’APPI Inde-Maurice
L’Inde souleva une objection à la compétence fondée sur la clause d’admission contenue dans l’APPI, qui protège « les actifs investis et autorisés conformément aux lois et réglementations du pays hôte », mais pas les « activités préinvestissements » (art. 1(1)(a)). Le pays arguait que puisque Devas n’avait pas déposé de demande pour les licences en question et l’approbation gouvernementale, l’ensemble des activités menées par Devas étaient qualifiées d’ « activités préinvestissements » et n’étaient donc pas des investissements au sens de l’APPI.
En l’absence de preuves, le tribunal ne pouvait accepter l’argument de l’Inde. Selon lui, les actions, obligations et autre formes de participation des demandeurs dans Devas, et leur détention partielle indirecte des actifs commerciaux de Devas relevaient de la définition de « l’investissement » contenue dans l’APPI. Aussi, il conclut que les demandeurs avaient des investissements couverts par l’APPI.
L’Inde avance une défense fondée sur les « intérêts essentiels de sécurité »
Le principal argument de défense de l’Inde reposait sur le fait que l’article 11(3) de l’APPI l’autorisait à prendre des mesures en vue de protéger ses intérêts essentiels de sécurité sans être responsable au titre de l’APPI. Elle argua notamment que la disposition est d’interprétation unilatérale (self-judging) et que le tribunal ne peut « agir en tant qu’organe réglementaire ou décisionnaire supranational et réviser les décisions politiques prises par le Comité du Cabinet chargé de la sécurité » puisque les autorités nationales « sont dans une position unique pour déterminer ce qui constitue les intérêts essentiels de sécurité d’un État quelles que soient les circonstances, et quelles mesures devraient être adoptées pour préserver ces intérêts » (para. 214).
Le tribunal rejeta toutefois cet argument. Il estima qu’en l’absence de formulation explicite dans l’article 11(3) visant à octroyer à l’État l’entière discrétion pour déterminer ce qui est nécessaire pour protéger ses intérêts de sécurité, la disposition n’est pas d’interprétation unilatérale (self-judging). Il clarifia que, si l’Inde n’avait pas à prouver la nécessité – dans le sens où la mesure adoptée était la seule valable dans les circonstances – elle devait malgré tout établir que la mesure relevait de ses intérêts « essentiels » de sécurité.
Ensuite, le tribunal aborda la question difficile d’établir s’il existait un réel besoin pour les agences militaires et de sécurité indiennes de se réserver les fréquences en bande S ou s’il s’agissait d’un prétexte pour justifier un événement de force majeure[1] permettant à Antrix de mettre un terme au contrat à des conditions avantageuses. À la majorité, le tribunal détermina qu’une partie des mesures relevait en effet des « intérêts essentiels de sécurité » et donc de l’article 11(3).
La majorité conclut cependant que les mesures n’ayant pas une finalité militaire ou paramilitaire devaient être assujetties à l’article 6 de l’APPI sur l’expropriation. Compte tenu des preuves avancées, la majorité conclut qu’une attribution raisonnable du spectre aux fins de la protection des intérêts essentiels de sécurité ne devait pas excéder 60 pour cents de la portion de la bande S attribuée aux demandeurs. Il détermina que 40 pour cents pourraient être alloués aux fins d’autres intérêts publics et seraient assujettis aux conditions d’expropriation de l’article 6 de l’APPI.
Les mesures de l’Inde ont donné lieu à une expropriation abusive
Les demandeurs arguèrent que les mesures coordonnées prises par différentes agences indiennes ayant donné lieu à la résiliation du contrat entrainèrent l’expropriation abusive de leurs investissements, en violation des articles 6 et 7 de l’APPI. Selon eux, leurs actifs et droits, leur propriété indirecte du contrat et des systèmes et activités commerciales de Devas, ainsi que leurs droits contractuels de préemption à une attribution de la bande S pouvaient être, et furent réellement, expropriés directement et indirectement par l’Inde.
Le tribunal conclut que les mesures adoptées par l’Inde, en tous cas la partie ne relevant pas de ses intérêts essentiels de sécurité (40 pour cents), équivalaient à une expropriation abusive et violait l’application régulière de l’article 6 de l’APPI. Aussi, il détermina que les demandeurs avaient droit à l’indemnisation de 40 pour cents de la valeur de leurs investissements en Inde.
La résiliation par l’Inde du contrat constitue une violation du TJE
Les demandeurs avancèrent que l’Inde avait violé le TJE. Si l’Inde argua que la norme TJE incluse à l’article 4(1) de l’APPI n’allait pas au-delà de la norme minimale requise par le droit international coutumier, les demandeurs affirmèrent qu’en l’espèce, une large norme TJE était de mise.
S’appuyant sur l’affaire El Paso c. l’Argentine, le tribunal remarqua que les attentes légitimes des investisseurs étaient centrales au TJE quel que soit le traité d’investissement et que les demandeurs ne pouvaient avoir d’attentes légitimes que l’Inde n’invoquerait jamais l’exception relevant des « intérêts essentiels de sécurité » incluse à l’article 11(3) de l’APPI. Il ajouta par ailleurs que puisque l’Inde n’avait pas informé les demandeurs de la décision du CCS d’annuler le contrat, elle avait violé le principe de bonne foi du droit international ainsi que la norme TJE au titre de l’APPI.
Les autres recours sont rejetés
Le tribunal rejeta les recours portant sur la nature prétendument déraisonnable et discriminatoire des mesures, puisqu’aucune preuve ne permettait de suggérer que les mesures prises par l’Inde visaient spécifiquement les investisseurs ou investissements étrangers.
La décision et les coûts
À la majorité, le tribunal rendit une décision sur la responsabilité concluant que la résiliation du contrat équivalait à une expropriation des investissements des demandeurs en Inde et constituait un déni de TJE. Il détermina donc que l’Inde devait indemniser les demandeurs pour la part de l’investissement (40 pour cents) qui n’était pas protégée par les intérêts essentiels de sécurité de l’Inde.
L’opinion divergente de David R. Haigh
L’arbitre David R. Haigh n’était pas d’accord avec l’opinion de la majorité quant à l’argument de la « sécurité essentielle » invoqué par l’Inde. Selon lui, l’unique objectif de l’Inde était de veiller à ce que le contrat soit annulé ou résilié à moindres frais, et il était donc inutile de tenter de déterminer une attribution raisonnable du spectre aux fins de la sécurité nationale ou d’autres objectifs. Aussi, selon lui, la saisie de la partie du spectre en bande S était une expropriation pure et simple à des fins publiques, relevant de l’article 6 de l’APPI.
Remarques : le tribunal était composé de Marc Lalonde (président nommé par les co-arbitres, de nationalité canadienne), de David R. Haigh (nommé par les demandeurs, de nationalité canadienne) et d’Anil Dev Singh (nommé par le défendeur, de nationalité indienne). La décision est disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw9750.pdf et l’opinion divergente de David R. Haigh est disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw9751.pdf.
Gladwin Issac est diplômé de l’Université nationale de droit de Gujarat, en Inde.
[1] En français dans le texte, n.d.l.t.