La décision d’un tribunal du CIRDI reconnait l’Espagne coupable de violation du Traité sur la Charte de l’énergie

Antin Infrastructure Services Luxembourg S.à.r.l. et Antin Energia Termosolar B.V. c. le Royaume d’Espagne, Affaire CIRDI n° ARB/13/31

Dans une décision finale datée du 15 juin 2018, un tribunal du CIRDI a estimé que l’Espagne avait violé la norme TJE au titre de l’article 10(1) du TCE, dans une affaire lancée par Antin Infrastructure Services Luxembourg S.à.r.l. et Antin Energia Termosolar B.V. (conjointement, Antin), des entreprises enregistrées au Luxembourg et aux Pays-Bas, respectivement.

Le contexte et les recours

L’une des politiques de l’Espagne visant à stimuler l’investissement dans le secteur des énergies renouvelables était le Décret royal 661 de 2007 (RD 661/2007), au titre duquel les producteurs d’énergie renouvelable pouvaient bénéficier d’une prime fixée par le gouvernement au-dessus du prix du marché de gros. Les producteurs étaient rémunérés sur la base d’un tarif de rachat garanti pour toute la durée de vie de l’installation.

Sur la base du RD661/2007, Antin investit en 2011 en acquérant des participations dans deux centrales solaires thermodynamiques opérationnelles (les entreprises Andasol) situées à Grenade, dans le sud de l’Espagne. Antin affirmait que le régime réglementaire avait considérablement changé depuis qu’elle avait réalisé son investissement – notamment compte tenu du nouveau régime, créé par la loi 15/2012 du 28 décembre 2012, qui excluait effectivement les entreprises Andasol de l’application du RD661/2007, y compris du droit à recevoir un tarif de rachat garanti, et créait une taxe sur la valeur de l’énergie électrique produite (TVPEE).

Les demandeurs arguèrent que ces changements avaient EU des effets négatifs très importants sur les entreprises Andasol, et donc sur leurs investissements. Selon le rapport d’expert présenté par les demandeurs, le montant des primes à percevoir au titre du RD661/2007 était bien supérieur aux payements spéciaux offerts au titre du nouveau régime. En outre, d’après les demandeurs, leur capacité de gérer librement leurs flux de trésorerie et de capitaux propres avait également été drastiquement réduite.

Antin lança un arbitrage pour obtenir une déclaration selon laquelle l’Espagne avait violé la norme TJE au titre de l’article 10(1) du TCE, ainsi que la restitution intégrale par le rétablissement de la situation précédent la violation supposée par l’Espagne du TCE, et l’indemnisation de toutes les pertes subies avant la restitution suite aux violations supposées du traité par l’Espagne.

Le tribunal reconnait sa compétence sur le différend

L’Espagne s’opposa à la compétence personnelle (ratione personae) du tribunal au motif que, puisque les demandeurs étaient ressortissants d’un État membre de l’UE et que le défendeur était un État membre de l’Union, les demandeurs n’étaient pas des investisseurs « d’une autre partie contractante » au titre de l’article 26(1) du TCE. L’Espagne considérait que le contexte du TCE devait entrainer l’exclusion des différends investisseur-État intra-européens au titre du TCE. Toutefois, le tribunal nota que l’Espagne avait déjà présenté cette objection en tant que défendeur dans les affaires Charanne, Isolux et Eiser, qui avait été rejetée à chaque fois.

L’Espagne argua également que le tribunal n’avait pas compétence matérielle (ratione materiae) puisque les demandeurs ne détenaient ni ne contrôlaient, directement ou indirectement, les actifs identifiés par eux comme étant leur investissement, et n’avaient donc pas d’investissement protégé au titre de l’article 1(6) du TCE. Le tribunal remarqua que la formulation de l’article 1(6) du TCE impliquait que l’investissement devait être soit détenu soit contrôlé par l’investisseur, directement ou indirectement, mais que le texte et le contexte du TCE ne mentionnait nullement que seul le propriétaire ou bénéficiaire réel ou final pouvait présenter des recours à l’arbitrage, comme l’affirmait l’Espagne. Aussi, le tribunal rejeta également cette objection.

La troisième objection était que le tribunal n’avait pas la compétence matérielle (ratione materiae) pour entendre les recours portant sur la taxe sur la valeur de l’électricité produite, introduite par la loi 15/2012 (TVPEE), puisque l’Espagne n’avait pas donné son consentement à l’arbitrage des différends portant sur la violation alléguée de l’article 10(1) du TCE relatif aux mesures fiscales, grâce à l’exemption contenue à l’article 21 du TCE. Le tribunal considéra que la TVPEE avait une finalité publique générale, et ne visait pas spécifiquement à détruire l’investissement d’Antin. Aussi, il admit l’objection de l’Espagne à la compétence s’agissant de la TVPEE.

Le traitement juste et équitable au titre de l’article 10(1) du TCE

Antin argua qu’elle avait investi en Espagne en s’appuyant sur le régime créé par le RD661/2007, conçu pour attirer l’investissement étranger. En particulier, les demandeurs arguaient s’attendre légitimement à profiter du tarif de rachat garanti pendant toute la durée de vie opérationnelle des centrales, puisque celles-ci respectaient les critères d’éligibilité et qu’ils s’étaient appuyés sur une offre de l’Espagne garantie par décret royal.

En particulier, Antin alléguait que l’Espagne avait frustré ses attentes légitimes, entre autres, en supprimant le tarif de rachat garanti pour l’électricité produite à partir de gaz naturel, en introduisant la TVPEE – coupe déguisée et injustifiée au tarif de rachat garanti, en éliminant entièrement le régime économique au titre du RD661/2007 et en introduisant un régime largement moins favorable sans le tarif de rachat garanti.

Le tribunal conclut que l’obligation TJE au titre de l’article 10(1) du TCE comprenait une obligation d’accorder une stabilité fondamentale des caractéristiques essentielles du régime juridique sur lequel s’appuient les investisseurs à l’heure de réaliser des investissements à long-terme. Toutefois, il se rangea du côté de l’Espagne et estima que cela ne signifiait pas qu’un investisseur puisse avoir une attente légitime que le cadre juridique n’évolue pas ou qu’un État partie au TCE soit entravé dans l’exercice de ses pouvoirs réglementaires et dans l’adaptation du régime au changement de circonstances dans l’intérêt public. Au contraire, selon le tribunal, cela signifie que les attentes légitimes d’un investisseur peuvent être contrecarrées si l’État hôte supprime les caractéristiques essentielles du cadre réglementaire sur lequel s’est appuyé l’investisseur pour faire son investissement à long-terme.

En conclusion, le tribunal estima que le déficit tarifaire auquel l’Espagne a fait face ne justifiait pas la suppression des caractéristiques essentielles du régime instauré au titre du RD661/2007 et son remplacement par un régime complètement nouveau, assorti de critères inidentifiables. Selon le tribunal, cela équivalait à une violation des attentes légitimes de l’investisseur et de la norme TJE.

La décision et les coûts

Le tribunal détermina que l’Espagne avait violé la norme TJE au titre de l’article 10(1) du TCE. L’Espagne plaida pour une méthode fondée sur les actifs et s’opposa à la méthode de l’actualisation des flux de trésorerie (DCF) telle que proposée par Antin, qui était selon elle, spéculative. Le tribunal divergea, considérant que la prétendue imprévisibilité de la méthode DCF était fondamentalement liée à l’imprévisibilité du régime juridique de l’Espagne, et décida d’appliquer cette méthode. Il condamna l’Espagne à verser à Antin 112 million € à titre d’indemnisation pour la violation du TJE, assortis d’intérêts pré- et post-décision de 2,07 pour cents, composés mensuellement.

Remarques : le tribunal était composé d’Eduardo Zuleta Jaramillo (Président, nommé par le président du Conseil administrative du CIRDI, de nationalité colombienne), de Francisco Orrego Vicuña (nommé par les demandeurs, de nationalité chilienne) et de J. Christopher Thomas (nommé par le défendeur, de nationalité canadienne). La décision est disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw9875.pdf.

Trishna Menon est associée chez Clarus Law Associates, à New Delhi, en Inde.