Dans une affaire lancée au titre du TCE contre l’Espagne, le tribunal analyse la décision dans l’affaire Achmea et soutient le recours TJE
Foresight Luxembourg Solar 1 S.à.r.l., Foresight Luxembourg Solar 2 S.à.r.l., Greentech Energy Systems A/S, GWM Renewable Energy I S.P.A. et GWM Renewable Energy II S.P.A. c. le Royaume d’Espagne, Arbitrage V CCS (2015/150)
Dans une décision du 14 novembre 2018, un tribunal de la CCS examinait les recours présentés contre l’Espagne au titre du TCE, par deux entreprises luxembourgeoises, Foresight Luxembourg Solar 1 S.à.r.l. et Foresight Luxembourg Solar 2 S.à.r.l., deux entreprises italiennes, GWM Renewable Energy I S.p.A. et GWM Renewable Energy II S.r.l., et une entreprise danoise, Greentech Energy Systems A/S, suite aux mesures législatives et réglementaires adoptées par l’Espagne dans le but de réduire son déficit tarifaire croissant. Le tribunal a affirmé sa compétence sur l’affaire et soutenu le recours TJE au titre de l’article 10(1) TCE, accordant aux demandeurs 39 millions d’euros en dommages.
Le contexte et les recours
En 2007, l’Espagne promulgua le Décret royal (DR) 661/2007 en vue d’attirer les investissements dans la production d’électricité renouvelable et de réaliser ses objectifs en termes d’énergie renouvelable au titre du droit européen. Le DR 661/2007 portait création de tarifs de rachat garantis fixes pour toutes les centrales photovoltaïques (PV) éligibles et ce, pour toute la durée de vie des installations, et donnait un accès prioritaire au réseau. Entre mai 2009 et mai 2010, les demandeurs acquirent des entreprises espagnoles gérant les opérations de trois centrales PV enregistrées au titre du DR 661/2007.
Si le DR 661/2007 réussit à attirer des investissements dans le secteur des énergies renouvelables en Espagne, et que 85 pour cent des objectifs du décret furent atteint en quatre mois, l’Espagne fit face à l’accroissement proportionnel de son déficit tarifaire. Pour y mettre fin, le pays adopta plusieurs mesures entre 2010 et 2013 (notamment le DR 1565/2010, le DLR 14/2010, la Loi 15/2010 et le DLR 2/2013) qui modifiaient les avantages offerts aux centrales PV enregistrées au titre du DR 661/2007. L’Espagne abrogea le DR 661/2007 entre 2013 et 2014, et établit un nouveau régime réglementaire (notamment le DLR 9/2013, la Loi 24/2013, le DR 413/2014 et le MO 1045/2014), qui créait un nouveau cadre juridique relatif portant sur la production d’énergie renouvelable.
Suite à l’entrée en vigueur de ces mesures, les demandeurs lancèrent plusieurs recours contre l’Espagne au titre du TCE, notamment pour violation du TJE, des clauses d’entrave et parapluie au titre de l’article 10(1) du TCE, et pour violation de la clause d’expropriation au titre de l’article 13 du TCE.
Le tribunal examine la décision de l’affaire Achmea à l’heure d’établir sa compétence sur les différends intra-Union européenne
Avant d’examiner les recours, le tribunal se pencha sur l’objection de l’Espagne à sa compétence sur le différend fondée sur le fait que le TCE ne s’applique pas aux différends intra-européens dans lesquels les demandeurs sont des ressortissants d’un État membre de l’Union européenne et le défendeur un État membre de l’Union et partie au TCE. L’Espagne argua au final que la clause relative au règlement des différends de l’article 26 du TCE exclut l’arbitrage des différends intra-européens, puisque celui-ci est proscrit par le droit européen.
Le tribunal commença son analyse de l’objection espagnole par l’examen du libellé clair de l’article 26 du TCE, et n’y trouva aucune exclusion des différends intra-européens des protections offertes par le TCE. Le tribunal examina également l’argument de l’Espagne selon lequel il n’avait pas compétence sur le différend compte tenu de la primauté du droit européen, mais détermina que le droit européen n’était pas pertinent s’agissant de la compétence du tribunal.
Point particulièrement important, le tribunal analysa l’objection de l’Espagne à sa compétence fondée sur la décision de l’affaire République slovaque c. Achmea. Dans sa décision récente de mars 2018 sur l’affaire Achmea, la CJUE déterminait qu’une clause d’arbitrage contenue dans un accord d’investissement entre deux États membres de l’Union était incompatible avec le droit européen.
Pour déterminer si la décision d’Achmea s’appliquait au présent arbitrage contre l’Espagne, le tribunal tomba d’accord avec le tribunal de l’affaire Masdar Solar c. Espagne et considéra que la décision d’Achmea avait une portée limitée et ne s’appliquait pas aux traités multilatéraux tels que le TCE. Le tribunal soutint également l’opinion de l’Avocat général Wathelet de l’affaire Achmea, selon laquelle les protections accordées aux investissements au titre du TCE, ainsi que le mécanisme RDIE, s’appliquent aux États membres de l’Union européenne.
Le tribunal n’a pas compétence sur le recours TVPEE
Si le tribunal considéra qu’il avait compétence sur le différend, il n’affirma pas sa compétence sur le recours prétendant que l’Espagne avait violé l’article 10(1) du TCE par l’introduction d’une taxe de 7 pour cent sur la valeur de la production d’énergie renouvelable (TVPEE) au titre de la loi 15/2012. Après examen de l’article 21 du TCE, le tribunal détermina que les mesures fiscales, telles qu’en l’espèce, avaient été exclues de l’application des protections offertes aux investisseurs par le TCE et ne relevaient donc pas de la compétence du tribunal.
L’Espagne viole le TJE
En examinant le recours prétendant que l’Espagne avait violé son obligation TJE au titre de l’article 10(1) du TCE, le tribunal estima que les demandeurs n’avaient pas d’attente légitime que le mécanisme réglementaire au titre du DR 661/2007 ne serait jamais modifié. Il estima cependant qu’ils avaient une attente légitime que le régime tarifaire créé par le DR 661/2007 ne serait pas modifié si profondément, au point de priver les investisseurs d’une portion significative des bénéfices anticipés.
Appliquant ce raisonnement, le tribunal conclut que puisque les réglementations promulguées par l’Espagne entre 2010 et 2013 modifiaient simplement, et non profondément le DR 661/2007, elles ne violaient pas la norme TJE. Cependant, il estima que le nouveau régime réglementaire adopté par l’Espagne entre 2013 et 2014 violait le TJE. Selon lui, le nouveau régime réglementaire modifiait profondément le cadre réglementaire du DR 661/2007 puisqu’il l’annulait et le remplaçait pas une nouvelle structure réglementaire. Aussi, la promulgation par l’Espagne des réglementations équivalait à une violation de la norme TJE au titre de l’article 10(1) du TCE, et donnait lieu à une indemnisation.
Les recours portant sur la violation de la clause d’entrave et de la clause parapluie sont rejetés
Les demandeurs arguaient que l’Espagne avait violé la protection de la clause d’entrave contenue à l’article 10(1) du TCE ; le tribunal considéra toutefois que ce recours concernait la même norme TJE et la même base factuelle que le recours TJE, et estima donc qu’il n’était pas nécessaire d’examiner ce recours séparément.
Il rejeta également le recours au titre de la clause parapluie de l’article 10(1) du TCE, puisque cette clause faisait référence à l’obligation de l’État de respecter tous les engagements conclus avec l’investisseur ou l’investissement. Le tribunal expliqua que les obligations mentionnées dans la clause parapluie font référence à des engagements spécifiques, et non pas à des réglementations générales de l’État. Aussi, le tribunal estima que l’Espagne n’avait pas pris de tels engagements envers les demandeurs et rejeta le recours pour ces raisons.
Rejet du recours pour expropriation
À l’heure de soutenir leur recours pour expropriation, les demandeurs affirmèrent que 83 pour cent de la valeur de leur investissement en actions avait été détruits par les mesures réglementaires de l’Espagne, entrainant la limitation substantielle de leur droit à recevoir la pleine valeur du tarif de rachat garanti au titre du DR 661/2007. L’Espagne rétorqua qu’il n’y avait pas EU expropriation puisque les demandeurs étaient encore les propriétaires des centrales PV. Au final, le tribunal détermina que si les demandeurs avaient connu des pertes financières importantes du fait des mesures contestées, celles-ci ne privaient pas substantiellement les demandeurs de la valeur ou de l’usage et de la jouissance de leur investissement.
Les dommages
Puisqu’il avait estimé que l’Espagne avait violé son obligation TJE au titre de l’article 10(1) du TCE, le tribunal accorda aux demandeurs des dommages d’un montant de 39 millions d’euros, plus intérêts composés. L’Espagne fut également condamnée à payer la part des coûts de l’arbitrage des demandeurs, et d’autres coûts raisonnables, à hauteur de 3 900 374,73 € et 2 997 596,33 USD.
L’opinion divergente partielle de Vinuesa : le droit européen est le droit applicable, et il s’applique sur le fond
Dans une opinion divergente partielle, Raúl Emilio Vinuesa ne soutint pas la majorité du tribunal sur la question du droit applicable, et estima que le droit européen est un droit international et qu’il devait s’appliquer s’agissant de l’examen quant au fond. Vinuesa n’était pas non plus d’accord avec les conclusions de la majorité s’agissant de la diligence raisonnable des demandeurs au moment de réaliser leur investissement et de leur responsabilité subséquente.
Remarques : le tribunal était composé de Michael Moser (président nommé par la CCS, de nationalité autrichienne), de Klaus Sachs (nommé par les demandeurs, de nationalité allemande) et de Raúl Emilio Vinuesa (nommé par le défendeur, de nationalité argentine). La décision, ainsi que l’opinion divergente partielle sont disponibles sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw10142.pdf
Kirrin Hough est une juriste étasunienne basée à Washington, D.C., aux États-Unis.