L’Égypte est reconnue responsable de la fermeture d’une centrale électrique pendant la révolte de 2011
Unión Fenosa Gas, S.A. c. La République arabe d’Égypte, Affaire CIRDI n° ARB/14/4
Dans une décision du 31 août 2018, un tribunal CIRDI examinait les recours lancés contre l’Égypte par Unión Fenosa Gas (UFG), une entreprise espagnole. Les recours portaient sur la fourniture de gaz par UFG à la centrale Damietta, qui fut fermée du fait de la sévère crise économique et des révoltes civiles qui frappèrent l’Égypte en 2011. Le tribunal rejeta toutes les objections à la compétence présentées par l’Égypte, et soutint le recours TJE au titre du TBI Égypte-Espagne de 1994, accordant à UFG une indemnisation de plus de 2 milliards USD.
L’Égypte présenta plusieurs objections à la compétence du tribunal et à la recevabilité des recours, portant sur la corruption, l’absence d’investissement protégé et la nature contractuelle du différend.
La corruption : malgré quelques « signaux d’alarme », l’Égypte n’est pas en mesure d’apporter la preuve mise à sa charge
L’Égypte argua qu’UFG avait obtenu ses investissements présumés grâce à la corruption et à des moyens illégaux, en violation du droit égyptien et de la politique publique internationale. Le pays avança qu’en vue de conserver son investissement, UFG avait choisi un sous-traitant qui avait plus tard plaidé coupable de violation de la Loi des États-Unis sur la corruption dans les transactions à l’étranger (« Foreign Corrupt Practices Act »), dans une procédure aux États-Unis portant sur des pots-de-vin et rétro-commissions.
De plus, l’Égypte affirma que l’obtention par UFG de son investissement était entachée de « signaux d’alarme ». Elle prétendait notamment que l’investissement avait été réalisé dans un pays connu pour des affaires de paiements frauduleux et que, dans le but de développer son investissement, UFG avait conclu un partenariat avec une entreprise dont les employés étaient connus pour avoir d’étroites relations personnelles avec des haut-fonctionnaires égyptiens.
Avant de se pencher sur les preuves factuelles, le tribunal fit plusieurs remarques juridiques importantes. Il affirma d’abord que si la corruption était avérée, cela serait fatal aux recours d’UFG s’agissant de la compétence, de l’admissibilité et du fond. Ensuite, il considéra que la norme de la preuve applicable en la matière devait être « la prépondérance des probabilités ». Enfin, il souligna que la question des dates était importante. L’Égypte a présenté les allégations de corruption plus de 15 ans après qu’UFG ait réalisé son investissement, ce qui jetait un doute sur la crédibilité de ces allégations.
Le tribunal reconnut que plusieurs des paiements reçus par les partenaires locaux d’UFG en lien avec le développement de l’investissement étaient en effet plutôt généreux. Il refusa toutefois de tirer des conclusions quant au contexte de ces paiements. Il reconnut également que les partenaires locaux d’UFG avaient un certain accès aux décideurs égyptiens de haut-rang. Ils avaient toutefois été choisis par UFG pour agir en tant que lobbyistes, ce qui, en soi, ne permettait pas d’établir la corruption, d’après le tribunal.
En outre, le tribunal souligna que les faits pertinents avaient EU lieu plus de 15 ans avant que l’Égypte ne présente ses allégations, et, fait important, ni UFG, ni ses partenaires locaux, ni les hauts-fonctionnaires égyptiens en question n’avaient été, à un moment ou un autre, poursuivis par l’Égypte pour conduite criminelle en lien avec les investissements d’UFG.
Aussi, le tribunal conclut que l’argument fondé sur la corruption présenté par l’Égypte comme une objection à la compétence avait peut-être un objectif tactique. Il rejeta donc cette objection en concluant que l’Égypte n’avait pas apporté la preuve mise à sa charge.
La compétence matérielle, la nature contractuelle du différend et les procédures parallèles : peu convaincu, le tribunal passe à l’examen quant au fond
L’Égypte affirma ensuite qu’UFG n’avait pas réussi à démontrer l’existence d’un investissement protégé au titre du TBI, puisqu’en 2007, UFG avait mis les parts de son investissement et les droits connexes en garantie auprès de la banque égyptienne.
L’Égypte argua également que le différend avait une nature essentiellement contractuelle et qu’il avait été présenté à des procédures d’arbitrage contractuel. L’Égypte affirma qu’UFG et ses filiales avait pris part à une stratégie élaborée et abusive consistant à « diviser » les recours. Le pays attira l’attention du tribunal sur trois arbitrages spécifiques menés sous l’égide du Centre régional du Caire pour l’arbitrage commercial international (CRCICA) et de la CCI, qui chevauchaient largement l’arbitrage CIRDI fondé sur le TBI. L’Égypte demanda donc au tribunal de rejeter les recours présentés par UFG, ou dans l’alternative, de surseoir la procédure jusqu’à ce que les tribunaux CRCICA et CCI rendent leurs décisions sur les recours contractuels.
Le tribunal détermina que l’acquisition des parts par UFG faisait partie d’une transaction commerciale plus large, satisfaisant ainsi la définition de l’investissement contenue dans le TBI, ainsi que le test de l’affaire Salini, et que la mise en garantie subséquente auprès de la banque égyptienne n’affectait en rien le statut des investissements. Il rejeta donc l’objection de l’Égypte.
Par ailleurs, après avoir analysé les principes de la chose jugée et de lis pendens, ainsi que le risque de double réparation et d’incohérence des décisions, le tribunal refusa de surseoir ou de suspendre l’arbitrage CIRDI dans l’attente des conclusions des procédures CRCICA et CCI.
Le fond : l’argument fondé sur la nécessité du droit coutumier échoue de nouveau
UFG argua que l’Égypte avait manqué à son obligation d’accorder aux investissements d’UFG les protections prévues par le TBI. L’entreprise argua que ses investissements avaient été significativement affectés par des décisions attribuables à l’Égypte et visant à restreindre et à couper l’approvisionnement de la centrale Damietta en gaz naturel, qui dut plus tard fermer complètement en l’absence de l’approvisionnement nécessaire en gaz.
L’Égypte avança que les décisions contestées n’étaient pas attribuables à l’État, et ne pouvaient donc pas engager sa responsabilité internationale au titre du TBI.
L’Égypte nia par ailleurs toute violation du TBI, mais tenta malgré tout de la justifier en présentant l’argument de la nécessité issue du droit coutumier, contenu dans l’article 25 des Articles de la Commission du droit international (CDI) sur la Responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite. L’Égypte affirma que la privatisation du l’électricité nationale était le seul moyen de préserver les intérêts essentiels de l’Égypte d’un grave péril imminent. Selon le pays, au moment où les mesures contestées avaient été adoptées, la situation en Égypte était épouvantable. Le pays était en proie à des niveaux de violence historiques, et les révoltes et affrontements dans tout le pays étaient hors de contrôle. La police ne parvenait pas à rétablir l’ordre, ce qui constituait, pour l’Égypte, « une menace au fonctionnement basique de la société et au maintien de la stabilité interne » (para. 8.10). Tout ceci donna lieu à une chute considérable du gaz naturel disponible, tant pour le marché interne que pour l’export.
Le tribunal rejeta cet argument de la nécessité et conclut que l’Égypte avait frustré les attentes légitimes d’UFG fondées sur l’engagement pris par le ministère du Pétrole vis-à-vis de l’investissement, en violation de la norme TJE du TBI.
Pour arriver à cette conclusion, le tribunal analysa un courrier daté du 5 août 2000, dans lequel le ministère égyptien du Pétrole adoptait sans réserve l’Accord d’achat-vente de gaz naturel conclu entre UFG et EGPC, une entreprise d’État égyptienne. Fait important, au titre de cet accord, EGPC s’était engagée à faire en sorte que les autorités égyptiennes n’interfèrent pas avec les droits d’UFG au titre du contrat, et à ne pas imposer ou promouvoir de réglementation pouvant affecter les droits d’UFG ou la capacité d’UFG et d’EGPC à réaliser leurs obligations contractuelles.
Sur la base de ce courrier et de la disposition contractuelle susmentionnée, le tribunal conclut qu’UFG s’attendait légitimement à ce que l’Égypte n’interfère pas dans sa relation contractuelle avec EGPC. Il soutint qu’en fermant la centrale Damietta, l’Égypte avait privé UFG de la possibilité de réaliser sa part du contrat, frustrant ainsi ses attentes légitimes. Le tribunal analysa le lien entre la norme TJE et le concept d’attente légitime en s’appuyant sur les affaires Phillip Morris c. l’Uruguay, Parkerings c. la Lithuanie, Glamis c. les États-Unis et Mobil c. le Canada.
Le tribunal détermina toutefois que les autres violations présumées, mises en avant par UFG et portant sur la réalisation du contrat et des accords connexes conclus entre EGPC et UFG, n’étaient pas attribuables à l’Égypte, puisqu’EGPC était une entité juridique distincte sans aucune autorité capable de lier l’Égypte à sa conduite.
Pour déterminer le montant approprié de l’indemnisation, le tribunal appliqua le principe de la pleine réparation au titre du droit international coutumier (faisant référence à l’affaire Chorzów Factory et aux articles 31 et 36 des Articles de la CDI sur la responsabilité de l’État) dans le but d’effacer, dans la plus grande mesure du possible, les conséquences des méfaits internationaux de l’Égypte. Le tribunal conclut que, compte tenu de la conduite abusive de l’Égypte, UFG avait perdu plus de 2 milliards USD en bénéfices.
L’opinion divergente de Clodfelter : l’investisseur n’offre pas d’explication raisonnable des questions de corruption
Le principal désaccord de Mark Clodfelter portait sur l’argument selon lequel l’investissement avait été obtenu par des moyens corrompus. Il admit que le tribunal n’avait vu aucune preuve directe de corruption ou de versements d’argent liquide de la part des partenaires d’UFG aux décideurs égyptiens. Il remarqua cependant qu’il existait une incroyable contradiction, restée sans explications, entre l’implication des partenaires locaux dans le projet et les paiements qu’ils avaient reçu. Ce signal d’alarme sans équivoque était, selon l’arbitre à l’opinion divergente, suffisant, non pas pour faire passer la charge de la preuve de l’absence de corruption à UFG, mais pour exiger d’UFG qu’elle présente au tribunal une explication plausible et crédible pour ces frais si élevés.
Remarques : le tribunal était composé de V.V. Veeder (président nommé sur accord des parties, de nationalité britannique), de William Rowley (nommé par le demandeur, de nationalité canado-britannique), et de Mark Clodfelter (nommé par le défendeur, de nationalité étasunienne). La décision est disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw10061.pdf et l’opinion divergente de Mark Clodfelter sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw10062.pdf
Ksenia Koroteeva est étudiante en Master sur le règlement international des différends (MIDS) à Genève. Elle a auparavant travaillé en tant que conseillère juridique et secrétaire du tribunal au Centre russe d’arbitrage (RAC).