Chypre a légitimement exercé ses pouvoirs de police, et renverse les recours de banquiers grecs auprès du CIRDI

Marfin Investment Group Holdings S.A., Alexandros Bakatselos et autres c. la République de Chypre, Affaire CIRDI n° ARB/13/27

Dans une décision rendue le 26 juillet 2018, un tribunal du CIRDI concluait que les actions de Chypre ne violaient pas le TBI Grèce-Chypre de 1992 (le TBI). Marfin Investment Group Holdings S.A. (MIG), société internationale d’investissement enregistrée en Grèce, et 18 autres sociétés et actionnaires grecs avaient lancé des recours contre le pays cherchant à obtenir 1,05 milliards €, suite aux mesures adoptées par les autorités chypriotes dans le contexte de la crise de la zone euro. Le tribunal avait affirmé sa compétence sur l’affaire, mais a rejeté tous les recours contre Chypre et ordonné aux investisseurs de payer 5 millions € pour couvrir les dépenses engagées par le pays.

Le contexte du différend lié à la crise bancaire

Les demandeurs détenaient une part de Marfin Popular Bank Public Co. Ltd. (Laiki Bank), la deuxième banque de Chypre. En mai 2012, en promulguant une série de mesures publiques, Chypre acquit la majorité des parts de la banque et en prit le contrôle dans le cadre d’une recapitalisation de 1,8 milliards €, visant à limiter les risques encourus par la banque suite au défaut de payement de la dette grecque.

L’année suivante, la banque fut placée sous administration, et, dans le cadre de l’accord de sauvetage conclu entre Chypre et « la Troïka », composée de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne et du Fond monétaire international, les comptes présentant plus de 100 000 € furent assujettis à une taxe.

Suite à ces mesures publiques, les demandeurs lancèrent un arbitrage auprès du CIRDI contre Chypre, arguant que le pays avait violé les clauses relatives au TJE et à la protection et la sécurité intégrales (article 2(2) du TBI), et à l’expropriation (article 4 du TBI). Les demandeurs contestaient en particulier la gestion de la banque par Chypre, notamment la décision par la Banque centrale chypriote de destituer les dirigeants de la banque, ainsi que les conditions du plan de recapitalisation de 2012.

Le tribunal affirme sa compétence sur le différend, malgré la décision sur Achmea

Chypre centrait ses objections à la compétence sur la question de l’application dans le temps de traités successifs. Le pays affirmait que le TBI et sa clause d’arbitrage (article 9) avaient pris fin ou avaient été remplacés par le Traité de l’Union européenne le plus récent et donc que le tribunal du CIRDI n’avait pas compétence sur l’affaire.

Le tribunal divergea sur le fait qu’il n’avait pas compétence sur l’affaire suite à la décision de mars 2018 de la CJUE sur l’affaire Achmea, qui détermina que les TBI entre États membres de l’Union étaient incompatibles avec le droit européen. Le tribunal s’appuya sur des décisions antérieures issues de la jurisprudence (EURAM c. la Slovaquie), déterminant que les TBI intra-européens et que les Traités de l’UE portaient sur des questions distinctes. En l’espèce, le tribunal affirma que les dispositions pertinentes du droit européen garantissant les libertés fondamentales ou interdisant la discrimination ne portaient pas sur le même sujet que les protections substantives offertes au titre du TBI (par exemple la norme TJE). Aussi, le tribunal refusa d’examiner la question de la compatibilité, qui ne se poserait que si les deux traités portaient sur le même sujet.

Il rejeta donc toutes les objections de Chypre à la compétence et affirma que le TBI restait en vigueur, y compris sa clause d’arbitrage.

Rejet du recours fondé sur l’expropriation au motif que Chypre a légitimement exercé ses pouvoirs de police

Les demandeurs arguèrent que la conduite de Chypre équivalait à un acte de nationalisation et donc à une violation de la clause d’expropriation de l’article 4 du TBI. Selon le tribunal, puisque Chypre détenait la participation majoritaire dans la banque Laiki après la recapitalisation de juin 2012, de telles actions ne constituaient pas une violation du TBI, mais représentaient un exercice légitime par Chypre de ses pouvoirs réglementaires. Le tribunal affirma que les autorités réglementaires chypriotes avaient le droit d’exercer un certain degré de discrétion dans les décisions prises dans le cadre de la recapitalisation. Le tribunal détermina que Chypre n’avait pas cherché à nationaliser la banque et que sa stratégie lors du sommet de la zone euro ne reposait pas sur une telle intention.

Il affirma en outre que l’incapacité de Chypre à négocier de meilleures conditions ou à obtenir le soutien de la Troïka pour son secteur bancaire juste après le sommet ne pouvait être considéré comme expropriatoire. Faisant référence à l’affaire SD Myers c. le Canada, le tribunal déclara qu’il ne pouvait préjuger des décisions politiques et stratégiques d’un État, notamment lorsque ces décisions se fondent sur des menaces permanentes à la sécurité du système financier. Il fut convaincu que Chypre avait fait face à une telle décision politique difficile lors du sommet de la zone euro. Il détermina donc qu’en ne tentant pas de négocier de meilleurs termes, l’attitude de Chypre n’avait pas été arbitraire, capricieuse ou déraisonnable.

Finalement, il conclut que la destitution de la direction de la banque constituait un exercice légitime des pouvoirs réglementaires de l’État visant à protéger le bien-être public, pouvoirs qui donnaient à Chypre les outils pour soutenir les banques en détresse et éviter les risques systémiques pour son système bancaire et son économie.

Pas de violation des normes TJE ou de la protection et la sécurité intégrales ; pas de discrimination

Les demandeurs affirmèrent que Chypre avait violé la norme TJE en ne garantissant pas une procédure régulière pour l’investissement des demandeurs, en portant atteinte à leurs droits et en suivant une ligne de conduite arbitraire et abusive dans le cadre de la procédure pénale ouverte contre les demandeurs.

Le tribunal adopta le point de vue de l’affaire Philip Morris c. Uruguay selon laquelle « une décision erronée ou une procédure judiciaire incompétente ne suffisent pas » à démontrer un déni de justice, et partagea l’avis de Chypre que l’épuisement des voies de recours internes n’était pas un simple prérequis à l’arbitrage, mais « un élément constitutif du délit » (para. 1272). Aussi, pour le tribunal, le fait que les demandeurs n’aient pas épuisé les voies de recours internes suffisait à rejeter leur recours fondé sur le déni de justice (para. 1277).

Le tribunal conclut également que la procédure pénale contre les demandeurs était conforme aux lois pénales chypriotes, et n’avait pas été lancée de manière abusive, pour des raisons tactiques ou dans le but de harceler les demandeurs. C’est pourquoi le tribunal considéra que l’absence d’une procédure régulière ne constituait pas une violation du TJE.

Le tribunal détermina en outre qu’il n’y avait pas de différence de traitement entre l’investissement des demandeurs (banque Laiki) et la Banque de Chypre, dont les actionnaires étaient chypriotes. Même si les deux banques se trouvaient dans des circonstances similaires, toutes deux furent soumises au plan de recapitalisation et à la destitution de la direction après que l’État leur ait offert une aide financière d’urgence. Le tribunal conclut donc que l’investissement des demandeurs n’avait pas fait l’objet de discrimination compte tenu de sa nationalité grecque.

Les demandeurs arguaient que la décision par Chypre d’imposer des conditions aux opérations commerciales de la banque Laiki et d’amender la loi relative à la gestion de crises financières violait la norme de protection et de sécurité intégrales. Le tribunal remarqua que la conduite de Chypre relevait de l’exercice légitime de ses pouvoirs de police, et qu’il n’y avait donc pas d’excès de pouvoir duquel les demandeurs devaient être protégés. Aussi, le tribunal conclut que même s’il devait interpréter la norme comme imposant une obligation de garantir un environnement d’investissement sécurisé (comme le prétendaient les demandeurs), la norme n’avait pas été violée.

Remarques : le tribunal était composé de Bernard Hanotiau (président nommé par les parties, de nationalité belge), de Daniel M. Price (nommé par le demandeur, des États-Unis) et de David A. O. Edward (nommé par le défendeur, de nationalité britannique). La décision est disponible sur https://www.italaw.com/cases/2068

Stephanie Papazoglou est une étudiante grecque en maitrise de droit – règlement international des différends (MIDS, 2018–2019), à l’Université de Genève et au Graduate Institute (IHEID).