La conduite motivée par des raisons politiques dans l’arbitrage des traités d’investissement
Introduction
Le régime des traités d’investissement accorde aux investisseurs étrangers une protection juridique contre une conduite préjudiciable des États d’accueil dans lesquels ils investissent. Pour déterminer si les États défendeurs ont violé ces traités, les tribunaux internationaux d’arbitrage se prononcent sur un large éventail de mesures gouvernementales découlant de divers processus de prise de décision. Les investisseurs étrangers se sont servis de traités d’investissement pour contester des lois adoptées par des parlements élus de manière démocratique, des réglementations adoptées par des institutions spécialisées à la suite d’un lobbying et des décisions discrétionnaires du pouvoir exécutif visant à répondre à des manifestations populaires ou à des troubles sociaux[1]. Ces différends ne concernent pas seulement l’État d’accueil et l’investisseur, mais également toute une série de tiers : citoyens, industries nationales et organisations de la société civile.
À ce jour, les débats publics se sont attachés à déterminer dans quelle mesure les traités d’investissement limitent la capacité des gouvernements à atteindre des objectifs politiques particuliers, tels que la santé publique[2], la protection de l’environnement[3] et la stabilité financière[4]. Ces débats ont fourni des informations importantes, mais ont tendance à présenter les différends relatifs à l’investissement comme des désaccords technocratiques sur les objectifs et l’efficacité des mesures réglementaires. Cette approche néglige d’importantes questions sur la relation entre les traités d’investissement et les processus démocratiques aux niveaux national et infranational[5]. Elle occulte également des questions transversales, notamment le fait que de nombreuses dispositions des traités d’investissement découlent de modifications des priorités politiques liées à des changements de gouvernement ou à des désaccords profonds concernant la répartition des bénéfices et des coûts associés aux investissements[6].
En revanche, la relation entre le régime des traités d’investissement et la contestation politique intérieure est au cœur du processus de règlement des différends relatifs aux investissements. Une stratégie courante pour les investisseurs étrangers consiste à affirmer que le traitement de l’investissement par l’État d’accueil était motivé par des raisons « politiques ». Par exemple, dans l’affaire Bilcon c. Canada, le demandeur a affirmé : « Bilcon aurait dû être en droit de s’attendre à ce que les différentes étapes du processus réglementaire le concernant ne fassent l’objet d’aucune ingérence politique ni de considérations politiques. Cependant, la politique a fait échouer un processus réglementaire généralement sans problème. »[7] Des dizaines d’autres exemples pourraient être cités[8]. En qualifiant la conduite d’un État de comportement « politique », les investisseurs suggèrent que l’État d’accueil n’a pas su se conformer à un idéal non formulé de prise de décision rationnelle et technocratique.
Ces litiges soulèvent des questions empiriques sur la manière dont les tribunaux arbitraux distinguent les influences légitimes et illégitimes sur le processus décisionnel des gouvernements, et des questions normatives sur la mesure dans laquelle les traités d’investissement devraient protéger les investisseurs étrangers des aléas de la contestation politique intérieure. Dans l’analyse qui suit, nous décrivons comment notre recherche, qui fait partie d’un projet en cours, cherche à répondre à ces questions et souligne certaines des constatations et des conclusions qui ont déjà été dégagées du projet.
Un cadre pour comprendre l’analyse par les tribunaux de la contestation politique intérieure
L’une des difficultés immédiates rencontrées dans la recherche sur le recoupement entre le régime des traités d’investissement et la contestation politique intérieure tient à la portée accordée au mot « politique ». Une loi adoptée par un parlement élu démocratiquement en réponse à l’opinion publique est clairement politique. L’intervention d’un autocrate dans une procédure pénale nationale visant à garantir l’emprisonnement d’un rival politique est également « politique », bien que dans un sens différent. Cependant, de nombreux investisseurs étrangers et certains tribunaux arbitraux utilisent le mot « politique » comme s’il s’agissait d’un terme fourre-tout, synonyme d’irrégularité dans la prise de décision du gouvernement.
Plusieurs affaires d’arbitrage d’investissement illustrent la variété des influences sur la prise de décision gouvernementale que les investisseurs décrivent comme « politiques ». Dans l’affaire Yukos c. Russie, l’investisseur a fait valoir que l’ouverture d’une procédure fiscale à l’encontre de la compagnie pétrolière Ioukos était « motivée par des raisons politiques », en ce sens que cette procédure faisait partie d’une tentative délibérée de destruction d’un opposant politique de premier plan de Vladimir Poutine[9]. Dans l’affaire Tecmed c. Mexique, l’investisseur a affirmé que la décision de fermer son installation de traitement de déchets dangereux à la suite de violations présumées des conditions relatives à son permis environnemental était motivée par des « considérations politiques », en ce sens qu’elle était motivée par l’opposition de la communauté locale à la poursuite du fonctionnement de l’installation à son emplacement actuel[10]. Dans l’affaire AES c. Hongrie, l’investisseur a affirmé qu’un amendement à la Loi sur l’électricité facilitant la re-réglementation de la tarification de l’électricité en Hongrie avait été adopté pour des « raisons politiques », c’est-à-dire motivé par les préoccupations du public concernant les profits excessifs enregistrés par les producteurs d’électricité[11].
Plutôt que de proposer notre propre définition d’une conduite motivée par des raisons politiques, nous pensons qu’il est plus productif de commencer par dresser la liste des conduites de l’État que les tribunaux considèrent comme motivées ou influencées par la politique. Notre première étape a consisté à coder toutes les décisions arbitrales accessibles au public qui font apparaître une analyse arbitrale d’une contestation politique intérieure. En utilisant des fonctions de recherche en texte seul, nous avons codé des décisions juridiques en fonction de l’utilisation de 25 mots-clés différents, tels que « politic- », « democra- », et « elect- », qui indiquent la présence de l’analyse d’un processus politique interne dans l’État d’accueil. De cette manière, nous cherchons à identifier l’ensemble des affaires dans lesquelles les tribunaux arbitraux ont abordé des processus de contestation politique interne.
La deuxième étape de notre projet vise à identifier la diversité des processus de contestation politique interne que les tribunaux ont abordés. Nous observons des variantes dans plusieurs aspects :
- Type de pression ou de motivation à laquelle réagit l’État d’accueil. Nous faisons la distinction entre la pression populaire exercée par des groupes d’intérêt larges, l’influence de lobbyistes ou de groupes « d’intérêts particuliers »[12], et l’intention consciente et spécifique d’acteurs étatiques de nuire à un investisseur. Ces distinctions sont importantes, car des types de pression différents sont associés à des objectifs différents visés par des groupes ou des acteurs ayant des compositions différentes.
- La « source » de l’intervention étatique en question, qui peut être le pouvoir exécutif, législatif ou judiciaire de l’État. Cela est important parce que les différents niveaux adoptent des processus décisionnels distincts et peuvent avoir des priorités et des préférences politiques contradictoires.
- La mesure dans laquelle l’intervention s’adresse à un investisseur individuel ou s’applique de manière indifférenciée.
Le secteur ciblé par la mesure, ainsi que le niveau de développement et la forme de gouvernement dans l’État d’accueil représentent deux autres aspects potentiellement pertinents. Considérés conjointement, ces différents aspects donnent une image beaucoup plus nuancée du traitement par les tribunaux du processus de décision dans un pays.
Illustration simplifiée de notre cadre (deux aspects indiqués) avec des affaires célèbres
Pouvoir exécutif | Pouvoir législatif | Pouvoir judiciaire | |
Pression d’un groupe d’intérêt large | Tecmed c. Mexique ; | AES c. Hongrie ; | Al Warraq c. Indonésie |
Pression de groupes d’intérêts particuliers (lobbying ; clientélisme) | SD Myers c. Canada | Methanex c. États-Unis (allégation, non prouvée) | |
Intention de nuire à l’investisseur | Yukos c. Russie;
Tokios Tokeles c. Ukraine (allégation, non prouvée) |
Source : préparé par les auteurs.
La troisième étape du projet examine comment les tribunaux évaluent la contestation politique nationale dans différents contextes. Notre analyse préliminaire indique plusieurs tendances intéressantes dans l’attitude des tribunaux face à la contestation politique. Comme on pouvait s’y attendre, les tribunaux semblent considérer le comportement d’un État motivé par une intention consciente de nuire à un investisseur comme une violation des traités d’investissement, dans les cas où cette intention peut être prouvée. Cependant, notre analyse indique également que les différences en termes d’attitudes des tribunaux ne dépendent pas uniquement de la source ou du type de pression politique. Par exemple, en examinant uniquement les cas dans lesquels l’investisseur affirme que le pouvoir exécutif a pris des mesures spécifiques par rapport à l’investisseur en réponse aux pressions exercées par des groupes d’intérêts larges, nous pouvons identifier certains cas dans lesquels des tribunaux ont jugé que l’État d’accueil avait violé le traité d’investissement en raison de l’influence de groupes d’intérêts[13], et d’autres cas dans lesquels le tribunal a estimé que le contexte politique n’était pas pertinent pour déterminer s’il y avait EU ou non violation du traité[14].
Implications
En dépit de l’omniprésence d’allégations de conduites à motivation « politique » dans l’arbitrage des traités d’investissement, nos recherches indiquent que les tribunaux manquent à la fois d’une conception cohérente de ce qui constitue une conduite à motivation politique et d’une compréhension cohérente de la pertinence, le cas échéant, de telles motivations pour les décisions relatives aux recours juridiques d’investisseurs étrangers. Notre cadre montre que les vagues références que font les tribunaux aux motivations politiques qui sous-tendent la conduite des États font disparaître des distinctions importantes entre les influences disproportionnées exercées sur différents niveaux du pouvoir. Cela a aussi des implications normatives. Les investisseurs qualifient régulièrement le comportement d’un État de « politique » afin de discréditer le comportement en question. Mais certaines formes de réactivité politique sont à la fois normales et souhaitables dans des sociétés démocratiques. Il est tout à fait approprié que les assemblées législatives démocratiques tiennent compte de l’opinion publique ou que les organes exécutifs sollicitent l’opinion de ceux qui sont affectés par leurs décisions.
Nos recherches ont également mis en lumière les différentes manières dont les tribunaux ont réagi à la conduite des États suscitée par le processus de contestation politique intérieure. Bien que les tribunaux n’aient pas toujours adopté des approches homogènes, nous observons également chez de nombreux tribunaux une méfiance automatique à l’égard de la contestation politique intérieure. Cela a aussi des implications normatives. Par exemple, dans une publication à venir, nous affirmons que de nombreux tribunaux considèrent l’influence des groupes d’intérêt larges sur les processus décisionnels de l’exécutif comme intrinsèquement illégitime, même si cette méfiance à l’égard de comportements motivés par des considérations politiques est difficile à justifier, que ce soit du point de vue du droit public ou privé.
Enfin, notre étude aborde des débats plus larges sur les traités d’investissement. Il existe de nombreuses études dans le domaine de la science politique sur la manière dont différents groupes cherchent à promouvoir leurs objectifs et leurs intérêts en influant sur l’élaboration des politiques. Les contraintes juridiques qui limitent ou excluent la possibilité d’une telle influence ont des effets distributifs clairs. Lorsque les tribunaux tiennent les États pour responsables des pressions exercées par les groupes d’intérêts larges, ce sont les investisseurs étrangers qui en bénéficient aux dépens de l’État d’accueil ou du groupe d’intérêts concerné (voire des deux). La jurisprudence arbitrale concernant la marge légitime d’influence politique sur le comportement des États pourrait bien avoir un impact plus large sur la manière dont les États résolvent les différends relatifs aux investissements qui n’atteignent jamais le stade de l’arbitrage. La méfiance des tribunaux à l’égard de la politique pourrait décourager les États hôtes de répondre aux demandes de leurs électeurs nationaux.
Auteurs
Jonathan Bonnitcha est maître de conférences en droit à l’Université de Nouvelles-Galles du Sud. Zoe Williams est détentrice d’une bourse postdoctorale en économie politique internationale à la London School of Economics.
Notes
[1] Van Harten, G. (2013). Sovereign choices and sovereign constraints: judicial restraint in investment treaty arbitration. Oxford : Oxford University Press ; Cotula, L. & Schröder, M. (2017). Community perspectives in investor–state arbitration. Série Foncier, Investissements et Droits de l’IIED. Londres : Institut international pour l’environnement et le développement (IIED). Extrait de http://pubs.iied.org/pdfs/12603IIED.pdf
[2] Voir par exemple Vadi, V. (2014). Public health in international investment law and arbitration. Londres : Routledge ; Voon, T. & Mitchell, A. D. (2012). Implications of International investment law for plain tobacco packaging: lessons from the Hong Kong–Australia BIT. Dans T. Voon, A. D. Mitchell & J. Liberman (Eds.), Public health and plain packaging of cigarettes: legal issues (137–172). Cheltenham, Royaume-Uni : Edward Elgar.
[3] Voir par exemple Tienhaara, K. (2009). The expropriation of environmental governance: protecting foreign investors at the expense of public policy. Cambridge : Cambridge University Press.
[4] Voir, par exemple, Tams, C.J., Schill, S.W. et Hofmann, R. (éd.). (2017). International investment law and the global financial architecture. Cheltenham, Royaume-Uni : Edward Elgar.
[5] Parmi les chercheurs qui ont examiné la relation existant entre les traités d’investissement et les processus démocratiques nationaux figure Schneiderman, D. (2010). Investing in democracy? Political process and international investment law. University of Toronto Law Journal, 60(4), 909–940; Cotula, L. (2017). Democracy and international investment Law. Leiden Journal of International Law, 30(2), 351–382, p. 364.
[6] Williams, Z. (2016). Risky business or risky politics: what explains investor-state disputes? Thèse de doctorat non publiée (sur fichier).
[7] Bilcon c. Canada, Affaire CPA n° 2009-04, Mémoire en réponse des investisseurs, 21 décembre 2011, para. 556. Extrait de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw1490.pdf
[8] Par ex. Urbaser c. Argentine, Affaire CIRDI n° ARB/07/26, Décision du 8 décembre 2016, paragraphe 864. Extrait de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw8136_1.pdf ; Stati c. Kazakhstan, Affaire CCS n° V 116/2010, Décision du 19 décembre 2013, paragraphe 906. Extrait de : https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw3083.pdf ; Karkey c. Pakistan, Affaire CIRDI n° ARB/13/1, Décision du 22 août 2017, paragraphe 208. Extrait de : https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw9767.pdf ; Vivendi c. Argentine (II), Affaire CIRDI n°ARB/03/19, Décision du 9 avril 2015, paragraphe 5.6.3. Extrait de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw4365.pdf ; Pac Rim c. El Salvador, Affaire CIRDI n° ARB/09/12, Mémoire du demandeur sur le fond et le montant des demandes, 29 mars 2013, paragraphe 381. Extrait de : https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw1425.pdf ; von Pezold c. Zimbabwe, Affaire CIRDI n° ARB/10/15, Décision du 28 juillet 2015, paragraphes 163 et 503. Extrait de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw7095_0.pdf
[9] Yukos c. Russie, Affaire CPA n° AA 227, Décision finale, 18 juillet 2014, paragraphe 132. Extrait de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw3279.pdf
[10] Tecmed c Mexique, Affaire CIRDI n° ARB(AF)/00/02, Décision du 29 mai 2003, paragraphes 42, 127–128. Extrait de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/ita0854.pdf
[11]AES c. Hongrie, Affaire CIRDI n° ARB/07/22, Décision du 23 septembre 2010, paragraphe 9.1.7. Extrait de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/ita0014_0.pdf
[12] Schattschneider, E. E. (1960). The semisovereign people: a realist’s view of democracy in America. Boston : Wadsworth, p. 25.
[13] Bilcon c. Canada, Affaire CPA n° 2009-04, Décision concernant la compétence et la responsabilité, 17 mars 2015, paragraphe 505 et 604. Extrait de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw4212.pdf ; Cf. Bilcon c. Canada, Affaire CPA n° 2009-04, Opinion dissidente du professeur Donald McRae, 10 mars 2015, paragraphe 49. Extrait de : https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw4213.pdf
[14] Bear Creek Mining c. Pérou, Affaire CIRDI n° ARB/14/21, Décision du 30 novembre 2017, paragraphes 401–412. Extrait de : https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw9381.pdf