Un tribunal du CIRDI constitué au titre d’une clause NPF reconnait le Turkménistan coupable de violation du TJE pour avoir exigé des investisseurs la production d’un « smeta », l’estimation des coûts exigée par la loi turkmène

Garanti Koza LLP c. le Turkménistan, Affaire CIRDI n° ARB/11/20

Le 19 décembre 2016, un tribunal du CIRDI ordonna au Turkménistan de verser une indemnisation à Garanti Koza, une entreprise britannique contrôlée par des citoyens turcs, pour déni de TJE.

Le contexte et les recours

En 2007, Garanti Koza se vit octroyé un contrat pour la construction de 28 ponts, sur les 119 devant être construits le long d’une autoroute reliant les villes de Mary et Turkmenabad, pour un montant total de 100 millions USD. La conclusion du contrat entre l’entreprise d’État turkmène Turkmenavtoyollary (TAY) et Garanti Koza fut approuvée par le décret présidentiel n° 9429.

Le contrat et le décret exigeaient tous deux de Garanti Koza qu’elle parachève les travaux en octobre 2008. Les travaux sur les sites des ponts devaient commencer le 1er mai 2008, mais commencèrent en réalité le 25 juillet 2008. Garanti Koza justifia ce retard par le refus de TAY de payer certaines factures.

TAY argua que la demande de payement de Garanti Koza fut rejetée non pas du fait des retards dans la réalisation du projet, mais du fait de l’absence de smeta, un document présentant une estimation approximative des dépenses, assez commun dans les anciens pays soviétiques. Bien que le contrat ne mentionnait pas le smeta, le Turkménistan argua que le contrat était régi par la loi turkmène, qui exigeait de Garanti Koza de présenter un smeta dans tous les cas.

En 2010, TAY mis fin au contrat et demanda au Procureur général du Turkménistan d’engager des poursuites contre Garanti Koza sous l’égide de la Cour arbitrazh (commerciale) du Turkménistan, le forum figurant dans le contrat. Le lendemain, la cour adopta un ordre de saisie-arrêt des actifs de Garanti Koza, mesure provisoire garantissant à TAY les montants lui étant dus par Garanti Koza.

Garanti Koza lança un arbitrage auprès du CIRDI en 2011, contestant la compatibilité de ces mesures avec le TBI Royaume-Uni-Turkménistan de 1995. Elle alléguait que les mesures adoptées par le Turkménistan violaient, entre autres, les normes de l’expropriation, du TJE et de la protection et la sécurité intégrales (PSI) au titre du TBI.

La compétence : le tribunal importe le consentement à l’arbitrage du CIRDI par le biais de la clause NPF

L’article 8(2) du TBI identifie trois règlements d’arbitrage au titre desquels un investisseur et le Turkménistan pourraient convenir conjointement de soumettre un différend : celui du CIRDI, de la CCI ou de la CNUDCI. L’article 8(2) affirme également que, s’« il n’y a pas d’accord quant à l’une des procédures alternatives proposées précédemment », le différend devra être soumis par l’investisseur au règlement d’arbitrage de la CNUDCI.

Le Turkménistan argua qu’il n’avait jamais consenti à soumettre le différend avec Garanti Koza à un arbitrage auprès du CIRDI et, donc que le tribunal du CIRDI n’avait pas compétence sur le différend ; ce dernier pouvait uniquement être soumis à un tribunal de la CNUDCI. En outre, au titre de la Convention du CIRDI, le consentement du Turkménistan à l’arbitrage auprès du CIRDI doit être formulé par écrit, hors il était manifestement absent du différend avec Garanti Koza.

Garanti Koza argua que le consentement du Turkménistan à soumettre le différend à l’arbitrage du CIRDI pouvait être créé au moyen de la clause NPF du TBI. Puisque d’autres investisseurs, par exemple des investisseurs suisses au titre du TBI Suisse-Turkménistan, pouvaient choisir de soumettre leurs différends au CIRDI, Garanti Koza prétendait qu’elle devait avoir la même possibilité.

La majorité du tribunal affirma sa compétence sur le différend, puisque le Turkménistan :

  1. Avait consenti au titre du TBI Royaume-Uni-Turkménistan, à soumettre les différends relatifs aux investissements à l’arbitrage international,
  2. Avait promis d’accorder aux investisseurs britanniques et à leurs investissements un traitement non moins favorable que celui accordé aux investisseurs d’autres États ou à leurs investissements,
  3. Avait indiqué expressément que le traitement NPF « s’appliquera » à la disposition portant sur le règlement des différends du TBI,
  4. Accordait aux investisseurs de pays tiers, notamment la Suisse, toute liberté de choisir entre l’arbitrage auprès du CIRDI et l’arbitrage auprès de la CNUDCI.

L’arbitre Laurence Boisson de Chazournes émit une opinion divergente, affirmant que le consentement ne peut « être importé d’un traité à un autre » (p. 22). Elle considérait qu’aux fins de déterminer la compétence du tribunal, il fallait avant tout analyser « si le consentement à l’arbitrage du CIRDI est établi ou non au titre du TBI Royaume-Uni-Turkménistan » (p. 22). Elle arguait que dans le cadre du différend avec Garanti Koza, il n’y avait pas de consentement à l’arbitrage auprès du CIRDI.

Définition de l’investissement : le test de Salini ne s’applique pas à l’arbitrage du CIRDI

Le Turkménistan contestait également l’existence d’un investissement. S’appuyant sur le test de l’affaire Salini, l’État arguait que Garanti Koza ne respectait pas les éléments du risque, de la durée et de la contribution.

Garanti Koza remit en question l’application du test de Salini dans le contexte du CIRDI. Il arguait alternativement que le tribunal devait suivre les affaires du CIRDI qui considéraient ce test comme un ensemble de caractéristiques flexibles et libérales. Dans tous les cas, Garanti Koza affirmait que son investissement respectait les critères du test de Salini.

Le tribunal souligna que l’article 1(a) du TBI définit « l’investissement » comme « tout type d’actif » et présente une liste illustrative non exhaustive des types d’actif. Il conclut que Garanti Koza avait négocié un contrat portant sur la construction de ponts au Turkménistan, avait investi des ressources dans le pays, et avait effectivement construit plusieurs ponts ; aussi, il considéra que les activités de l’entreprise étaient bel et bien un investissement.

Point important, le tribunal refusa d’appliquer le test de Salini. Selon lui, le terme « investissement » tel qu’utilisé par la Convention du CIRDI fait référence à la définition de l’investissement dans le TBI applicable. Il conclut donc qu’en satisfaisant à la définition de l’investissement du TBI Royaume-Uni-Turkménistan, l’investissement de Garanti Koza satisfaisait à la définition de l’investissement de la Convention du CIRDI.

Existence d’un investisseur protégé : le lieu d’enregistrement est l’élément le plus important

Le Turkménistan argua également que Garanti Koza n’était pas un investisseur britannique. Il argua que l’entreprise n’entreprenait rien de son propre chef ; au contraire, la soumission avait été présentée et l’appel d’offre remporté uniquement grâce à la réputation et à l’expérience de Garanti Koza İnşaat (GKI), l’entreprise-mère turque. Les directeurs de Garanti Koza ne se présentaient pas comme des représentants  de l’entreprise britannique inconnue, mais plutôt comme représentants de GKI, une entreprise de construction turque bien connue et expérimentée.

Garanti Koza argua que c’était elle, et non GKI, qui avait réalisé l’investissement au Turkménistan. Elle s’appuyait entre autres sur le fait que le contrat avait été conclu entre le Turkménistan et Garanti Koza, et approuvé par plus de neuf agences gouvernementales turkmènes.

Le tribunal conclut que le TBI ne contenait pas de définition spécifique de « l’investisseur », mais que ses dispositions de fonds protégeaient « les investissements de citoyens ou d’entreprises de l’autre partie contractante ». Selon lui, Garanti Koza satisfaisait au seul critère du TBI lui permettant d’obtenir la protection du traité pour son investissement, à savoir, l’entreprise avait été enregistrée au Royaume-Uni.

Un débat sans fin : les recours au titre du traité et au titre du contrat

Le Turkménistan affirmait également que le CIRDI n’était pas le forum approprié pour le règlement d’un différend purement contractuel, et que ce dernier devait être soumis à la Cour arbitrazh (commerciale) turkmène, choisie par les parties au contrat.

Toutefois, le tribunal convint avec Garanti Koza que le CIRDI était le forum approprié, puisque le fondement juridique de la requête découlait des dispositions du TBI, plutôt que du contrat. Le tribunal approuva également l’effet « élévatoire » des clauses parapluie, appliquant leur sens ordinaire conformément à l’article 31 CVDT.

L’expropriation : les mesures du Turkménistan relèvent de la procédure juridique du droit national

Garanti Koza prétendait que les mesures adoptées par le Turkménistan constituaient une expropriation directe et indirecte. Elle proposait là encore d’importer une prescription supplémentaire de l’expropriation licite de l’article 5 du TBI France-Turkménistan, à savoir que l’expropriation ne pouvait être contraire à un engagement spécifique de l’État d’accueil.

Le tribunal refusa toutefois une telle proposition ainsi que le recours de Garanti Koza fondé sur l’expropriation. Il conclut que la résiliation du contrat et la saisie de l’usine et des équipements de Garanti Koza relevait de la procédure juridique normale au titre du droit turkmène, puisque Garanti Koza n’avait pas respecté ses engagements au titre du contrat.

Le tribunal détermina que le fait que le pays insiste pour que les factures de Garanti Koza soient conformes au smeta violait l’obligation TJE du Turkménistan. Il souligna que cela avait forcé l’entreprise à choisir de présenter des factures correctes, et au final recevoir une indemnisation moindre que ce qu’elle avait négocié, ou bien de manipuler ses factures pour recevoir l’indemnisation intégrale que TAY avait accepté de payer. Le tribunal considéra que l’usage des pouvoirs gouvernementaux dans le but de placer l’investisseur dans une telle situation était profondément injuste et équivalait donc à une violation du TJE.

Le tribunal refusa d’examiner le recours fondé sur la protection et sécurité intégrales (PSI), considérant qu’il recoupait le recours de Garanti Koza fondé sur le TJE. Il rejeta également les recours de l’entreprise fondés sur la résiliation du contrat, sur la perte de l’usine et des équipements, ainsi que sur les pénalités fiscales imposées par le Turkménistan.

Les coûts et les dommages

Le tribunal accorda à l’investisseur des dommages de 2 529 000 USD du fait de l’exigence du smeta par le Turkménistan. Il remarqua que, bien que Garanti Koza avait EU gain de cause dans l’arbitrage, elle n’avait reçu qu’environ cinq pour cent de l’indemnisation qu’elle réclamait ; aussi, le tribunal rejeta la demande de Garanti Koza portant sur le remboursement de ses frais et dépenses juridiques. Il ordonna à chacune des parties de payer ses propres frais juridiques.

Remarques : le tribunal était composé de John M. Townsen (président nommé par le Président du conseil administratif du CIRDI, de nationalité étasunienne), de George Lambrou (nommé par le demandeur, de nationalité grecque, résidant au Royaume-Uni) et de Laurence Boisson de Chazournes (nommée par le défendeur, de nationalité franco-suisse). La décision sur l’objection à la compétence fondée sur l’absence de consentement, la décision finale et l’opinion divergente de l’arbitre Boisson de Chazournes sont disponibles sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw8189_12.pdf

Ksenia Koroteeva suit actuellement un Master en droit sur le règlement international des différends à Genève. Elle travaillait auparavant comme conseillère juridique et secrétaire du tribunal auprès du Centre russe d’arbitrage.