Un tribunal du CIRDI estime que l’Espagne a violé ses obligations au titre du TCE en ne proposant pas un taux de retour raisonnable
RREEF Infrastructure (G.P.) Limited et RREEF Pan-European Infrastructure Two Lux S.a r.l. c. le Royaume d’Espagne, Affaire CIRDI n° ARB/13/30
Le 30 novembre 2018, un tribunal du CIRDI déterminait que l’Espagne avait violé le TCE en appliquant un nouveau régime fiscal à titre rétroactif, et en ne garantissant pas à RREEF Infrastructure (G.P.) Limited (RREEF) un taux de retour raisonnable sur ses investissements dans le secteur de l’énergie solaire.
Le contexte et les recours
En 2007, l’Espagne adopta plusieurs lois relatives à la production d’électricité à partir de sources d’énergie renouvelable (ER), notamment le Décret royal (DR) 661/2007. Le DR 661/2007 garantissait aux opérateurs du secteur ER des prix supérieurs à ceux du marché grâce à un tarif de rachat garanti (TRG). Tout au long de l’année 2011, RREEF réalisa plusieurs investissements dans les secteurs de l’éolien et du solaire en Espagne. RREEF détenait ainsi des parts dans cinq parcs éoliens et trois centrales solaires thermodynamiques (CST), tous enregistrés au titre du DR 661/2007 pour bénéficier des TRG.
En 2012, l’Espagne adopta la loi 15/2012 imposant un taxe de 7 pour cent sur tous les bénéfices des opérateurs, notamment ceux du secteur ER. En 2013, l’Espagne amenda également ses réglementations relatives aux ER, et remplaça les TRG par un taux de retour raisonnable garanti, qui s’avéra être de 7,398 pour cent (avant impôts).
Suite aux changements apportés au régime réglementaire espagnol, RREEF déposa une demande d’arbitrage en octobre 2013, alléguant que ces changements réglementaires violaient les obligations de l’Espagne au titre de l’article 10(1) du TCE de garantir la stabilité réglementaire, le TJE, la transparence, la non-discrimination, la proportionnalité et le caractère raisonnable. RREEF alléguait également que l’Espagne avait violé ses attentes légitimes.
Les normes juridiques applicables : le TJE et les attentes légitimes s’appliquent, mais pas la clause parapluie
Le tribunal détermina tout d’abord que la norme TJE au titre du TCE est la même que celle contenue dans le droit international, et qu’elle inclut des engagements en matière de transparence, de protection et de sécurité, de non-entrave, de non-discrimination, de proportionnalité et de caractère raisonnable. Le tribunal clarifia notamment le fait que bien que la norme TJE exige d’un État qu’il respecte les attentes légitimes d’un investisseur, il n’est pas raisonnable pour un investisseur de s’attendre à ce que les conditions relatives à son investissement ne changent jamais.
La majorité du tribunal rejeta également l’argument de RREEF selon lequel la clause parapluie du TCE devait s’appliquer, ce qui aurait permis de ramener les violations des obligations contractuelles dans le champ d’application du TCE. Le tribunal considéra que la clause parapluie ne pouvait s’appliquer puisqu’elle exige l’existence d’une obligation contractuelle entre l’investisseur et l’État, hors RREEF et l’Espagne n’avaient aucune relation contractuelle.
L’engagement de stabilité au titre du TCE
RREEF affirmait que l’exigence de stabilité du TCE était une obligation autonome exigeant des États qu’ils maintiennent un cadre juridique stable pendant toute la durée de l’investissement. À l’inverse, l’Espagne arguait que l’exigence de stabilité s’inscrivait dans la norme TJE générale du TCE.
Le tribunal remarqua que la stabilité n’était pas absolue et n’équivalait pas, en l’absence de clause de stabilisation expresse, à l’immuabilité. Il ajouta en outre que « l’obligation de créer un environnement stable exclut de toute évidence toute transformation radicale et imprévisible des conditions des investissements » (para. 315). Bien que le DR 661/2007 prévoyait qu’« un taux de rentabilité raisonnable du loyer de l’argent sur le marché des capitaux sera[it] toujours garanti » (para. 318), le tribunal n’interpréta pas cette disposition comme un engagement ferme à ne pas modifier les conditions de l’investissement. Au contraire, le tribunal l’interpréta comme envisageant des ajustements futurs au régime réglementaire.
Le tribunal s’attela ensuite à déterminer si les changements réglementaires adoptés par l’Espagne équivalaient à une modification substantielle, et conclut au final que l’un des aspects particuliers de l’affaire, à savoir le caractère rétroactif du DR 661/2007, constituait une violation du principe de stabilité. Puisque la mesure contestée s’appliquait de manière rétroactive et récupérait les droits précédemment acquis des actionnaires, le tribunal ordonna à l’Espagne de verser à RREEF une indemnisation appropriée en réparation du tort causé par cette violation.
Les attentes légitimes
RREEF argua que les changements réglementaires adoptés par l’Espagne étaient imprévisibles et contraires à ses attentes légitimes. Le pays rétorqua qu’en l’absence d’engagement spécifique de stabilité réglementaire, les investisseurs ne pouvaient pas légitimement s’attendre à ce qu’un cadre réglementaire tel que celui de l’Espagne n’évolue pas. Les parties convinrent qu’il incombait aux investisseurs de prouver que leurs attentes (légitimes) étaient raisonnables et objectives au moment où l’investissement a été réalisé.
Pour déterminer si le DR 661/2007 violait les attentes légitimes de RREEF, le tribunal examina si les changements réglementaires constituaient un changement radical et drastique « affectant les conditions de l’investissement de manière inattendue » (para. 379). Le tribunal détermina que puisque l’Espagne avait garanti un taux de retour ou de profitabilité raisonnable au titre de plusieurs lois régissant le secteur ER, la seule attente légitime de RREEF « était de recevoir un retour raisonnable sur son investissement » (para. 386). Essentiellement, cela signifiait que RREEF ne pouvait légitimement s’attendre à recevoir un taux de retour fixe pendant toute la durée de son investissement, tel qu’originalement prévu par le régime TRG.
La transparence et la discrimination
RREEF alléguait également que l’Espagne avait mis fin au régime du DR 661/2007 de manière peu transparente et avait appliqué le nouveau régime de manière discriminatoire en imposant une taxe de 7 pour cent sur les producteurs d’ER mais pas sur les installations. Compte tenu que le DR 661/2007 envisageait la possibilité d’ajustements futurs et que les changements réglementaires avaient été rendus publics, le tribunal considéra que le critère de la transparence n’était pas violé. Il remarqua également que l’argument fondé sur la discrimination ne portait que sur la taxe de 7 pour cent, et qu’il avait déjà déterminé qu’il n’avait pas compétence sur les questions fiscales. Il ne pouvait donc pas se prononcer sur ce point.
Le caractère proportionnel et raisonnable
Finalement, RREEF alléguait que l’Espagne ne respectait pas les prescriptions du caractère proportionnel et raisonnable puisque le nouveau régime imposait sur l’entreprise une charge indue par rapport au bénéfice recherché par l’Espagne, notamment au regard des mesures alternatives disponibles. Le tribunal détermina qu’une mesure gouvernementale respecte les prescriptions du caractère proportionnel et raisonnable tant qu’elle n’est pas « aléatoire, inutile ou arbitraire » (para. 460). Puisque l’Espagne ne garantissait qu’un retour raisonnable, la majorité du tribunal affirma que la détermination de la violation ou non par l’Espagne des prescriptions du caractère proportionnel et raisonnable était inséparable de l’évaluation des dommages. Il se pencha donc sur l’évaluation des dommages pour déterminer si RREEF avait obtenu un retour raisonnable après la modification par l’Espagne de son régime.
RREEF a obtenu un retour raisonnable sur ses investissements éoliens
À l’heure d’évaluer les dommages, le tribunal détermina si l’Espagne devait compenser RREEF 1) pour le tort causé par l’application rétroactive de la taxe et du régime modifiés et 2) pour les dommages subis par RREEF dans la mesure où elle n’a pas obtenu un taux de retour raisonnable suite aux changements apportés au régime.
RREEF clamait des pertes de 297 millions EUR, calculées grâce à la méthode de l’actualisation des flux de trésorerie. L’Espagne utilisa la méthode du taux de rendement interne (TRI) et affirmait que les pertes de RREEF n’excédaient pas 31 millions EUR. Le tribunal accepta la méthode de l’Espagne, notant que RREEF ne devait recevoir réparation que « dans la mesure où les modifications excédaient les limites du raisonnable » (para. 515).
Le tribunal détermina que le TRI appliqué était raisonnable si i) il donne aux producteurs droit à un retour après déduction des coûts opérationnels ; ii) il offre un bénéfice raisonnable, c’est-à-dire qui ne soit pas disproportionné ou irrationnel ; et iii) le caractère raisonnable est déterminé « par référence au loyer de l’argent sur le marché des capitaux » (para. 524). Puisque le TRI des parcs éoliens de RREEF était de 13 pour cent et bien supérieur au loyer de l’argent sur le marché des capitaux, la majorité détermina que l’Espagne n’avait pas violé les attentes légitimes de RREEF d’un retour raisonnable.
RREEF n’a pas obtenu un retour raisonnable sur ses investissements solaires
Le tribunal détermina que le retour garanti de 7,398 pour cent (avant impôts) sur les investissements solaires au titre du nouveau régime équivalait à un TRI de 5,8 pour cent (après impôts). Compte tenu des obligations à dix ans de l’Espagne au taux d’intérêts sans risque de 4,398 pour cent, d’une prime de risque du marché de 5,5 pour cent, d’un facteur bêta de 0,455 pour cent, d’un ratio d’endettement de 60/40, et du coût de la dette de 3,43 pour cent, la majorité calcula que le coût moyen pondéré du capital (CMPC) était de 5,86 pour cent. La majorité y ajouta une prime de risque d’un point de pourcentage pour refléter que « les demandeurs s’attendaient légitimement à ce que le retour sur leur investissement serait bien supérieur au CMPC puisque le défendeur attirait les investissements dans le secteur des énergies renouvelables en faisant miroiter des profits supérieurs à la moyenne » (para. 587).
La majorité conclut que l’Espagne avait violé les attentes légitimes de RREEF de recevoir un retour raisonnable puisque le CMPC de 6,86 pour cent sur ses investissements solaires était supérieur au TRI de 5,8 pour cent garanti par le nouveau régime. Elle considéra donc l’Espagne redevable de la différence entre le TRI de 5,8 pour cent que RREEF a reçu sur ses investissements solaires et le taux CMPC de 6,86 pour cent.
La décision
Finalement, le tribunal conclut que les évaluations des dommages fournies par les deux parties ne représentaient pas adéquatement le TRI réel par projet, ou ne mesuraient pas correctement le tort rétroactif causé aux actionnaires de RREEF. Il encouragea donc les parties à se mettre d’accord sur le montant des dommages, faute de quoi, il indiqua qu’il nommerait un expert de son choix pour évaluer les dommages.
Remarques : le tribunal était composé d’Alain Pellet (président, nommé par le président du Conseil administratif du CIRDI, de nationalité française), de Robert Volterra (nommé par les demandeurs, de nationalité canadienne) et de Pedro Nikken (nommé par le défendeur, de nationalité vénézuélienne). La décision est disponible en anglais sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw10455_0.pdf
Gregg Coughlin est étudiant international à Genève, venant de l’Université de droit de Michigan, et consultant externe auprès du programme de l’IISD pour l’investissement au service du développement durable.