Le recours fondé sur les attentes légitimes des investisseurs contre l’Italie est rejeté en l’absence d’engagements spécifiques

Blusun S.A., Jean-Pierre Lecorcier et Michael Stein c. la République d’Italie, Affaire CIRDI n° ARB/14/3

Le 27 décembre 2016, un tribunal du CIRDI constitué au titre du TCE rendit sa décision, rejetant tous les recours des trois investisseurs. Notons qu’il s’agit de la première décision dans un arbitrage des investissements contre l’Italie découlant des réformes du secteur de l’énergie solaire menées par le pays.

Le contexte et les recours

Les demandeurs étaient Blusun S.A., une société de portefeuille enregistrée en Belgique, et ses actionnaires, Jean-Pierre Lecorcier, un Français, et Michael Stein, un Allemand. Blusun fut créée en 2009 pour mener un projet de production d’électricité de 120 MW dans la région de Puglia, en Italie, par le biais de deux filiales italiennes, Eskosol et SIB. Au moment de réaliser leur investissement dans le projet, les demandeurs s’appuyèrent sur le Décret législatif 387/2003 promulgué en janvier 2004 – l’une des principales sources juridiques – qui établissait une procédure d’autorisation simplifiée pour la construction de centrales électriques utilisant des énergies renouvelables.

Les demandeurs contestaient une série de mesures adoptées par les autorités italiennes entre 2010 et 2012, notamment une décision de 2010 de la Cour constitutionnelle, considérant les dispositions du Décret législatif 387/2003 comme contraires à la constitution ; le Décret de Romani de mars 2011, qui limitait l’application des tarifs de rachat garantis applicables à cette période de temps ; et le Quatrième plan énergétique d’avril 2011, apportant d’autres modifications aux tarifs de rachat garantis. Les demandeurs affirmaient que les mesures réglementaires adoptées par l’Italie et ses décisions judiciaires violaient la norme TJE de l’article 10(1) du TCE et avaient des effets équivalant à une nationalisation ou une expropriation au titre de l’article 13(1) du TCE.

Le tribunal rejette les objections à la compétence

L’Italie s’opposait à la compétence du tribunal, considérant que les demandeurs n’avaient pas d’investissement protégé : selon le pays, le projet n’équivalait pas à un investissement et ne pouvait être considéré que comme une activité préinvestissement.

En plus de remarquer que la construction des centrales solaires avait débuté, le tribunal souligna que l’on ne pouvait parler d’un simple projet théorique de nature spéculative une fois que « des mesures substantielles de mise en œuvre, notamment par la prise de risques financiers » avaient été prises (para. 269).

L’Italie argua également que les recours étaient irrecevables puisque les demandeurs n’avaient pas les mains propres, car ils n’avaient pas mené d’évaluation de l’impact environnemental (EIE) de leur projet. Le tribunal rejeta cet argument puisque le TCE n’exige pas des investisseurs qu’ils réalisent une EIE avant tout projet envisagé. Le tribunal remarqua également que si la loi italienne exigeait des grandes centrales solaires qu’elles mènent un examen préliminaire au terme duquel une EIE pouvait être exigée, elle n’exige pas d’EIE pour les petites centrales électriques solaires. Selon le tribunal, puisque le projet s’inscrit dans un ensemble, il y avait une incertitude quant à l’applicabilité de l’examen préliminaire (para. 276). Le tribunal remarqua qu’aucune examen préliminaire ne semblait avoir été exigé des centrales individuelles, et qu’au moment où Eskosol avait acquis les 12 entreprises de développement, il était trop tard pour une EIE.

La Commission européenne présenta un mémoire d’amicus curiae, s’opposant à la compétence du tribunal sur le différend intra-UE. Tout d’abord, le tribunal indiqua que le texte du TCE n’excluait pas les différends entre États membres de l’UE, et que les États membres de l’UE avaient compétence pour contracter des obligations réciproques dans le cadre du traité. S’appuyant sur une série de décisions arbitrales rejetant unanimement les objections à la compétence fondées sur les différends intra-UE, le tribunal conclut qu’il n’y avait pas d’incompatibilité entre le TFUE et le TCE, puisque les obligations entre États membres de l’UE au titre du TCE n’avaient pas été modifiées ou supplantées par une loi ultérieure de l’UE.

Le tribunal désapprouve le recours fondé sur l’instabilité juridique

Le tribunal interpréta tout d’abord l’engagement fixé dans les première et deuxième phrases de l’article 10(1) du TCE. Il suggéra que l’obligation de créer des conditions stables incluse dans la première phrase fait partie de la norme TJE qui, comme l’avaient indiqué plusieurs tribunaux, est l’engagement clé au titre de l’article 10(1), en vertu de la deuxième phrase. Le tribunal n’était pas d’accord avec les critères suggérés dans l’affaire Charanne c. l’Espagne, c’est-à-dire « l’intérêt public » et « le caractère déraisonnable », les considérant largement indéterminés ; il accepta toutefois le critère de « la disproportionnalité », considérant qu’il incluait des limitations inhérentes et qu’il était plus défini.

À l’heure d’analyser les supposées mesures ayant donné lieu à l’instabilité, le tribunal examina chacune des actions de l’État contestées par les investisseurs, et conclut qu’aucune d’entre elles ne constituait une violation de l’article 10(1). D’abord, s’agissant de la décision de 2010 de la Cour constitutionnelle italienne, le tribunal détermina que si cette décision avait pu initialement contribuer à une incertitude des marchés, elle ne créait aucun doute quant au régime juridique applicable. Selon lui, en réalisant leur investissement malgré la décision constitutionnelle en attente, les demandeurs avaient assumé ce risque de leur plein gré.

Ensuite, le tribunal détermina que si la réduction des tarifs de rachat garantis introduite par le Décret Romani et le Quatrième plan énergétique était substantielle, elle était une réponse à une nécessité fiscale réelle et n’était pas en soi paralysante ou invalidante. Il conclut donc que les mesures en question n’étaient pas disproportionnées.

Finalement, s’agissant de l’ordre de cessation des travaux, « le dernier coup porté au projet » comme le prétendaient les demandeurs (para. 351), le tribunal considéra que cet ordre ne créait pas d’instabilité juridique puisqu’il était de nature temporaire, juridiquement fondé et relevait de l’application régulière du droit. En outre, l’ordre n’était ni arbitraire ni discriminatoire, mais relevait plutôt « de l’éventail de risques juridiques d’une entreprise industrielle, notamment s’agissant d’une entreprise fondée sur des bases réglementaires contestables » (para. 360).

Rejet du recours fondé sur les attentes légitimes en l’absence de représentations spécifiques

Les investisseurs alléguaient que plusieurs déclarations de l’Italie, sur lesquelles ils avaient fondé leur investissement, avaient donné naissance à des attentes légitimes qui avaient été frustrées par les législations postérieures adoptées par l’Italie (para. 165 à 168). Le principal argument de l’Italie reposait sur l’absence de lien causal entre la conduite de l’État et l’échec du projet.

Le tribunal adopta le point de vue des affaires Charanne c. l’Espagne, El Paso c. l’Argentine et Philip Morris c. l’Uruguay, dans lesquelles les tribunaux avaient fait une distinction entre une loi, et une promesse ou un engagement contractuel, et s’étaient abstenus de « sanctifier des lois comme étant des promesses » (para. 367 à 371). Le tribunal souligna qu’en l’absence d’engagement spécifique, l’État n’avait aucune obligation d’octroyer des subventions, telles que des tarifs de rachat garantis, ou de ne pas les modifier après octroi. Il ajouta cependant une exception à cette règle, précisant qu’une telle modification devrait être réalisée de manière qui « ne soit pas disproportionnée par rapport à l’objet de l’amendement législatif, en tenant dûment compte des intérêts raisonnables des bénéficiaires qui auraient pu engager d’importantes ressources sur la base du régime antérieur » (para. 319, 372).

Le tribunal considéra qu’en l’espèce, les attentes légitimes étaient moindres. Selon lui, l’Italie ne s’était pas spécifiquement engagée à étendre et maintenir la validité des tarifs de rachat garantis, ou à ne pas modifier les lois pertinentes.

Le tribunal rejette le recours fondé sur l’expropriation

Les demandeurs arguaient que les mesures promulguées par l’Italie avaient EU des effets équivalant à une nationalisation ou une expropriation, entrainant la perte totale de la valeur de l’investissement. Ils arguaient que le site ne pouvait plus être utilisé aux fins du projet, et que les sous-stations étaient déconnectées et inutiles.

Le tribunal remarqua que les lois adoptées par l’Italie avaient profondément modifié, de manière non-discriminatoire, les conditions fixées par la législation précédente relative à l’énergie verte. Le projet des demandeurs, comme le remarqua le tribunal, était « totalement inachevé » et n’aurait donc jamais « pu bénéficier des tarifs de rachat garantis » (para. 401). Le tribunal conclut donc que la valeur originale du site n’avait pas été compromise par l’échec du projet et que l’argument des investisseurs aurait été recevable si le projet parachevé avait déjà droit aux tarifs de rachat garantis.

Compte tenu du raisonnement précédent, le tribunal rejeta tous les recours des demandeurs sur le fond. Il ordonna à l’Italie de verser 29 410,69 USD aux demandeurs, représentant sa part des coûts de la procédure.

Remarques : le tribunal était composé de James Crawford (président nommé par les parties, de nationalité australienne), de Stanimir Alexandrov (nommé par les demandeurs, de nationalité bulgare) et de Pierre-Marie Dupuy (nommé par le défendeur, de nationalité française). La décision est disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw8967.pdf

Xiaoxia Lin est une ancienne étudiante de programme IFD Fellowship de l’Université de New York, et contribue au Programme de l’IISD sur l’investissement au service du développement durable.