Bien qu’ils aient donné gain de cause à l’Estonie, les arbitres du CIRDI continuent de s’opposer à la décision de la CJUE sur Achmea

United Utilities (Tallinn) B.V. et Aktsiaselts Tallinna Vesi c. la République d’Estonie, Affaire CIRDI n° ARB/14/24

Un tribunal du CIRDI a rejeté tous les recours contre l’Estonie, concluant que l’État n’avait pas violé la norme TJE s’agissant des attentes légitimes, ni d’autres normes TJE, la clause de non entrave ou la clause parapluie au titre du TBI Pays-Bas-Estonie (le TBI). Toutefois, le tribunal a rejoint ses prédécesseurs en refusant d’infirmer sa compétence après la décision de la CJUE sur Achmea.

Le contexte et les recours

La co-entreprise néerlandaise United Utilities (Tallinn) BV (United Utilities) acquit 35,3 pour cent des parts d’Aktsiaselts Tallinna Vesi (ASTV), une entreprise estonienne à l’origine entièrement détenue par la municipalité de Tallinn, lorsqu’elle fut privatisée en 2001. ASTV est chargée de l’approvisionnement local en eau et assainissement de Tallinn. L’autorité de gestion d’ASTV autorisait cette dernière à fixer le prix de l’eau, sur la base des contrats de privatisation conclus par United Utilities, ce qui est particulièrement pertinent en l’espèce.

Le gouvernement estonien adopta certaines mesures liées à la fixation du prix de l’eau par ASTV, qui, selon ASTV et United Utilities, affectaient les arrangements existants en vigueur ainsi que l’investissement d’United Utilities dans ASTV. Ces mesures incluaient (i) la promulgation de la Loi anti-monopole (LAM), qui créait effectivement de nouveaux mécanisme et méthodologie pour la fixation du prix de l’eau ; (ii) le rejet de la demande d’ASTV de révision du prix proposé au titre de la LAM ; et (iii) une enquête judiciaire à l’encontre d’ASTV menée par le « Chancellor of Justice ». Le 15 octobre 2014, United Utilities et ASTV lancèrent un arbitrage auprès du CIRDI comme codemandeurs contre l’Estonie, arguant que ces mesures violaient le TBI, et réclamant des dommages équivalant aux pertes d’ASTV (d’un total de 130 millions EUR).

Le tribunal affirme sa compétence sur l’affaire

Après avoir examiné les questions de (i) la nationalité d’ASTV et le prétendu statut de société écran  d’United Utilities, (ii) les effets d’une demande en instance auprès des cours estoniennes (compétence ratione voluntatis) et (iii) la compatibilité du TBI et du droit européen, le tribunal conclut qu’il avait compétence sur les recours.

Premièrement, bien qu’ASTV fut une entreprise estonienne, le tribunal avait compétence sur ses recours puisqu’elle respectait le critère du « contrôle étranger » au titre de l’article 25 de la Convention du CIRDI, et le critère du « contrôle, direct ou indirect » au titre des articles 1 et 9 du TBI. Point important, le tribunal conclut qu’aux moments pertinents, c’est-à-dire avant la survenue du différend et au moment où le consentement à l’arbitrage a été donné, United Utilities exerçait, en dépit d’une part minoritaire, le contrôle stratégique et opérationnel d’ASTV.

En outre, le tribunal rejeta toutes les allégations selon lesquelles United Utilities n’était qu’une société écran contrôlée par une autre entité, les considérant sans importance. Selon lui, ces questions n’empêchaient pas d’affirmer que United Utilities contrôlait ASTV aux fins de la compétence.

Deuxièmement, le tribunal considéra que la demande portant sur les mêmes faits, en instance auprès d’une cour estonienne, ne l’empêchait pas d’affirmer sa compétence en vertu de l’article 26 de la Convention du CIRDI (la compétence ratione voluntatis ou fondée sur le consentement) car les questions juridiques examinées n’étaient pas en substance identiques. Selon lui, lui-même examinerait des questions liées aux obligations internationales de l’Estonie, tandis que la cour estonienne évaluait les droits d’ASTV au regard de la seule législation estonienne.

Troisièmement, la décision a rejoint celles d’autres tribunaux de l’investissement international qui ont refusé d’infirmer leur compétence suite à la décision de la CJUE sur Achmea, qui déterminait que les clauses d’arbitrage contenues dans les TBI intra-européens étaient illégales et incompatibles avec le droit de l’Union. Pour le tribunal, la question n’avait pas un caractère impératif (jus cogens) qui permettrait l’extinction automatique d’un traité, donc les procédures relatives à l’extinction ou à la suspension d’un traité au titre des articles 30, 59 et 65 CVDT devaient être respectés. Le tribunal conclut que les critères de l’extinction ou la suspension d’un traité fixés par la CVDT n’étaient pas respectés en l’espèce, et donc que l’application du TBI et la compétence du tribunal n’étaient pas menacés. Le tribunal arriva à cette décision après avoir admis et tenu compte d’une communication amicus curiae de la Commission européenne.

Sur le fond, le tribunal rejette les allégations de violation de la norme TJE portant sur les attentes légitimes, d’autres normes TJE, ainsi que les clauses de non-entrave et parapluie

Le tribunal examina d’abord la question des attentes légitimes au titre de l’obligation TJE contenue à l’article 3(1) du TBI. Évaluant les faits, le tribunal chercha la trace d’engagements spécifiques donnant naissance aux attentes légitimes de United Utilities au moment où ASTV avait été privatisée, et après.

Les demandèrent arguèrent surtout qu’au moment où ASTV avait été privatisée, ils avaient une attente légitime que le prix de l’eau fixé au titre de leurs contrats de privatisation ne serait pas radicalement modifié. Après analyse des faits, le tribunal conclut qu’aucun engagement spécifique soutenant l’argument des demandeurs n’avait été donné par l’Estonie (que ce soit la municipalité de Tallinn ou le gouvernement national). Selon lui, les évènements post-privatisation n’étaient pas très pertinents s’agissant des attentes légitimes.

Le tribunal évalua ensuite d’autres recours fondés sur les normes TJE et de non-entrave de l’article 3(1) du TBI. Tout en rejetant la tentative estonienne d’utiliser la doctrine des pouvoirs de police comme défense affirmative de son obligation TJE, le tribunal donna gain de cause au défendeur sur tous les autres points de son analyse. Il conclut que les demandeurs n’avaient pas démontré que l’Estonie n’avait pas respecté la procédure établie en rejetant la demande de révision du prix de l’eau d’ASTV, en élaborant une méthode de calcul dans le cadre de la LAM ou par le biais de l’enquête du « Chancellor of Justice ». Il remarqua également que même s’il y avait EU une irrégularité de procédure, l’enquête n’avait pas porté atteinte aux demandeurs. Le tribunal affirma également que la publicité négative contre ASTV du fait des problèmes liés au prix de l’eau pouvait être attribuée à l’Estonie, mais qu’elle ne constituait pas une violation des obligations internationales, et ne portait pas atteinte aux demandeurs. Il décida par ailleurs de ne pas examiner l’argument selon lequel les mesures étaient déraisonnables ou discriminatoires, le jugeant redondant.

Finalement, le tribunal rejeta le recours fondé sur la violation de la clause parapluie au titre de l’article 3(4) du TBI. Il conclut que le problème majeur de l’affaire n’était pas la non-réalisation des contrats de privatisation, mais les modifications apportées au cadre législatif et réglementaire estonien régissant les contrats de privatisation, qui avait déjà été examinées précédemment dans le cadre de l’examen quant au fond.

La décision et les coûts

Le tribunal rejeta donc, à la majorité, tous les recours contre l’Estonie. L’arbitre nommé par les demandeurs, David A. R. Williams, émit une opinion divergente, en désaccord avec la conclusion de la majorité. Selon lui, (i) les demandeurs avaient des attentes légitimes, que l’Estonie avait violé en modifiant profondément la méthode de calcul du prix de l’eau, et (ii) les faits présentés suffisaient à établir une violation de la procédure régulière.

S’agissant des coûts, le tribunal décida que les demandeurs devaient rembourser à l’Estonie (i) 25 pour cent de ses frais et dépenses juridiques, et (ii) 25 pour cent de sa part de l’avance sur frais déjà dépensée. Le tribunal prit ces conclusions après avoir expliqué qu’il jouissait d’une large discrétion sur la question, que d’autres tribunaux avaient pris le parti de rembourser ses frais à la partie qui avait eu gain de cause (« les dépens suivent l’issue de l’instance ») et qu’en général, l’Estonie avait eu gain de cause sur le fond, mais pas sur la compétence.

Remarques : le tribunal était composé de Stephen L. Drymer (président nommé par les co-arbitres, de nationalité canadienne), de David A. R. Williams (nommé par les demandeurs, de nationalité néozélandaise) et de Brigitte Stern (nommée par le défendeur, de nationalité française). La décision du 21 juin 2019 est disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw10648.pdf. L’opinion divergente de David A. R. Williams est disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw10649.pdf.

Theodore M. Amarendra est actuellement en stage, dans le cadre du programme Finance et développement international (IFD), auprès de la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures, basée à Pékin. Il détient une maîtrise en droit, études juridiques internationales, de la Faculté de droit de l’Université de New York.