Dans une énième affaire portant sur l’énergie renouvelable, l’Espagne est reconnue coupable de violation du TJE suite à la frustration des attentes légitimes d’investisseurs français et luxembourgeois au titre du TCE

Cube Infrastructure Fund SICAV et autres c. le Royaume d’Espagne, Affaire CIRDI ARB/15/20

Le 19 février 2019, un tribunal du CIRDI ordonnait à l’Espagne de payer des dommages à des investisseurs français et luxembourgeois en indemnisation de la violation de la norme TJE au titre de l’article 10(1) du TCE, ainsi que la moitié des frais juridiques des investisseurs. Le tribunal leur accorda 33,7 millions EUR à titre de gains manqués.

Le contexte et les recours

Entre 2008 et 2012, Cube Infrastructure Fund SICAV, Cube Energy SCA et Cube Infrastructure Managers SA (collectivement, Cube), et Demeter 2 FPCI et Demeter Partners SA (collectivement, Demeter) réalisèrent des investissements en Espagne dans les secteurs photovoltaïque (PV) et hydroélectrique. Les investisseurs s’appuyèrent soi-disant sur les garanties fixées par le Décret royal (DR) 661/2007, l’un des éléments du régime incitatif espagnol pour les investissements dans le secteur de l’énergie.

En 2010 et 2013-14, l’Espagne apporta des modifications à ce régime, notamment des ajustements de prix et des limites aux critères d’éligibilité aux incitations. Suite à cela, Cube et Demeter déposèrent une demande d’arbitrage contre l’Espagne le 16 avril 2015, avançant une violation des articles 10 (Promotion, protection et traitement des investissements) et 13 (Expropriation) du TCE. Ils arguaient notamment que les modifications réglementaires de l’Espagne violaient leurs attentes légitimes s’agissant de leurs investissements PV et hydroélectriques.

Le tribunal rejette les objections de l’Espagne fondées sur le droit européen et la personnalité juridique, mais accepte celle fondée sur les mesures fiscales

Dans sa première objection à la compétence, l’Espagne arguait que les demandeurs ne venaient pas d’un autre État partie au TCE car la France, le Luxembourg et l’Espagne sont des États membres de l’Union européenne.

Selon le tribunal, l’article 26(1) du TCE ne fait pas de différence entre les divers groupes de parties contractantes, et, par conséquent, le TCE s’applique également aux différends impliquant l’UE et ses États membres (para. 124). En outre, le tribunal indiqua que l’article 16 du TCE prévoit que les parties contractantes, notamment l’Espagne et l’UE, n’ont pas convenu que le droit européen prévaudrait sur toute autre source de droit. Et ils n’ont pas convenu non plus que la clause de compétence du TCE cesserait d’être applicable en cas d’incohérences.

Le tribunal examina également les effets de la décision de la CJUE sur Achmea sur la présente affaire. Selon lui, celle-ci ne peut s’appliquer à un arbitrage au titre du TCE et de la Convention du CIRDI car il s’agit de traités multilatéraux, dont le champs d’application s’étend au-delà des frontières de l’Union. Le tribunal indiqua que la légitimité découle du consentement de tous les signataires, et qu’aucun État partie ne peut, seul, imposer une prescription spécifique à un tribunal du TCE ou du CIRDI. Il rejeta donc l’objection de l’Espagne fondée sur le droit européen.

L’Espagne invoqua également le principe de « l’absence de pertes indirectes », arguant que les demandeurs ne détenaient pas les centrales, et ne pouvaient donc pas légitimement présenter ces recours en réparation de leurs pertes. Le tribunal rejeta toutefois cette objection, expliquant qu’il s’agissait plus d’une question de montant que de compétence (para. 162 à 164).

L’Espagne arguait également que compte tenu de l’exemption fiscale contenue à l’article 21 du TCE, elle n’avait pas consenti à l’arbitrage des questions relatives à la taxe sur la valeur de la production de l’énergie électrique (la TVPEE) ainsi qu’aux prélèvements relatifs à l’utilisation des eaux continentales pour la production d’électricité (le prélèvement sur l’eau). Le tribunal accepta ces arguments et infirma sa compétence, interprétant le sens du terme « mesures fiscales » au titre de l’article 21 du TCE conformément aux principes du droit international.

Le tribunal affirme que l’Espagne a créé des attentes légitimes de stabilité, puis les a frustré

Le tribunal considérait que l’Espagne avait créé des attentes légitimes en promulguant une législation créant un régime spécial de bénéfices et d’incitations. Il déclara que des engagements spécifiques n’étaient pas nécessaires pour que naissent des attentes légitimes, notamment dans les industries fortement réglementées. Selon lui, des attentes sont délibérément créées lorsqu’un régime réglementaire est établi avec la claire intention d’attirer des investissements en échange d’un régime et d’une politique réglementaires avantageux. Le tribunal ajouta que « dans la mesure où ces attentes sont objectivement raisonnables, elles donnent lieu à des attentes légitimes lorsque les investissements sont, de fait, réalisés en s’appuyant sur elles » (para. 388).

Le tribunal expliqua qu’au titre du DR 661/2007, l’Espagne s’était engagée à appliquer un régime spécial aux centrales électriques. Selon les arbitres, si les modifications de 2010 se contentaient d’ajuster le régime spécial, les modifications de 2013-14 constituaient une violation des attentes de l’investisseur puisqu’elles supprimaient complètement les avantages, éliminant ainsi les caractéristiques essentielles du régime spécial (para. 476).

Le tribunal conclut à l’unanimité que l’Espagne avait violé les attentes légitimes des investisseurs dans le secteur PV, et la majorité du tribunal considéra que les mesures de 2013-14 violaient les attentes légitimes des investisseurs vis-à-vis de leurs investissements hydroélectriques.

Rejets des recours fondés sur l’expropriation et la clause parapluie

Cube et Demeter prétendaient que les modifications par l’Espagne du DR 661/2007 expropriaient leur investissement en violation de l’article 13 du TCE (para.456). Le tribunal rejeta ce recours en concluant que les modifications réglementaires n’étaient pas discriminatoires ou déraisonnables, mais au contraire une mesure de politique publique raisonnable. Il affirma également que les moyens de sa mise en œuvre n’étaient pas discriminatoires à l’égard des demandeurs (para. 450). Le tribunal conclut que « lorsque chacune des prétendues interférences avec un droit individuel de propriété a déjà été examinée dans le contexte d’un recours fondé sur une violation des normes de l’article 10 du TCE, il est difficile de voir l’utilité d’évaluer si elles constituent également une expropriation en violation de l’article 13 du TCE » (para. 456).

Le tribunal conclut qu’il n’y avait pas violation de la clause parapluie du TCE, puisqu’il n’existait pas d’engagement tacite entre l’Espagne et les demandeurs ou leurs investissements. Le tribunal expliqua en outre qu’il « ne considér[ait] pas les mesures législatives comme des engagements de ce type » (para. 452), soutenant ainsi l’approche du tribunal de l’affaire Charanne c. Espagne, qui avait conclu que les mesures visant un groupe limité d’investisseurs ne constituaient pas d’engagements spécifiques pris envers chacun de ces investisseurs.

Les dommages et les coûts

Les demandeurs arguaient que pour calculer la perte de valeur des investissements, il fallait utiliser la méthode de l’actualisation des flux de trésorerie. L’Espagne plaidait quant à elle pour l’utilisation de la méthode fondée sur le coût pour déterminer le taux de retour interne des centrales, puisque l’Espagne s’évertuait toujours à proposer un taux de retour raisonnable aux investisseurs (para. 469 à 471).

Le tribunal se rangea du côté des demandeurs, leur accordant 2,89 millions EUR s’agissant des pertes causées aux investissements dans le PV, et 30,81 millions EUR s’agissant des pertes causées aux investissements hydroélectriques. Le tribunal ordonna également à l’Espagne de payer la moitié des frais et dépenses juridiques des demandeurs, et une partie des coûts de l’arbitrage.

L’opinion divergente de Tomuschat : pas d’attentes de stabilité s’agissant des investissements hydroélectriques

Dans une opinion divergente partielle, Tomuschat considérait que lorsque les investisseurs avaient acquis les centrales hydroélectriques, le cadre juridique original avait été altéré, modifiant « les conditions du régime de manière substantielle » (opinion divergente, para. 7). Il remarquait cependant qu’en 2009, le déficit du système électrique « avait atteint une dimension critique majeure… qui aurait dû alerter tous les investisseurs » (opinion divergente, para. 8 et 14). Il conclut que, au moment où les demandeurs avaient réalisé leur investissement, la stabilité des investissements hydroélectriques n’était pas garantie. Aussi, le régime n’aurait pu créer d’attentes légitimes pour aucun investisseur averti.

Remarques : le tribunal était composé de Vaughan Lowe (président nommé par les parties, de nationalité britannique), de James Jacob Spigelman (nommé par les demandeurs, de nationalité australienne), et de Christian Tomuschat (nommé par le défendeur, de nationalité allemande). La décision du 19 février 2019, ainsi que l’opinion divergente, est disponible sur https://www.italaw.com/cases/7477

Maria Bisila Torao est une avocate internationale basée à Londres. Elle détient un master en droit, arbitrage international au titre des traités, de l’Université d’Uppsala, un master en droit, arbitrage commercial international, de l’Université de Stockholm, et une licence en droit de l’Université de Malaga.