Un comité d’annulation du CIRDI annule la décision dans l’affaire Eiser c. Espagne, aux motifs de vice dans la constitution du tribunal, une inobservation grave d’une règle fondamentale de procédure
Eiser Infrastructure Limited et Energía Solar Luxembourg S.à r.l. c. Royaume d’Espagne, Affaire CIRDI n° ARB/13/36
Le 11 juin 2020, un comité ad hoc du CIRDI a annulé une décision dans sa totalité en raison d’une inobservation grave des règles fondamentales de procédure. Le comité a déterminé que la non divulgation de certaines informations a compromis l’impartialité et l’indépendance de l’un des arbitres, Stanimir Alexandrov, représentant un vice dans la constitution du tribunal et une inobservation grave d’une règle fondamentale de procédure.
La décision de l’affaire Eiser c. Espagne
La décision porte sur un différend enregistré auprès du CIRDI au titre du TCE. Au titre de cette décision rendue le 4 mai 2017 par un panel de trois arbitres composé du Professeur John R. Crook, de Stanimir A. Alexandrov, et du Professeur Campbell McLachlan, le tribunal avait ordonné à l’Espagne de verser des dommages au demandeur pour la violation de la norme TJE au titre de l’article 10(1) du TCE. Le tribunal avait accordé 128 millions EUR de dommages à Eiser Infrastructure Limited et Energia Solar Luxembourg S.à r.I., (collectivement, « Eiser »)[1].
La procédure en annulation
Les raisons invoquées par l’Espagne pour demander l’annulation
L’Espagne a présenté plusieurs arguments pour demander l’annulation de la décision. Elle arguait qu’en l’espèce, « une impression manifeste de biais » découlait de la relation de longue date entre Alexandrov et le groupe Brattle, en particulier son employé, M. Lapuerta[2], et du fait qu’Alexandrov n’avait pas divulgué sa relation avec Brattle et cet employé spécifique (Brattle est une entreprise offrant des services de témoignages d’experts et d’évaluation des dommages dans les procédures internationales d’arbitrage).
Même si l’Espagne avait présenté plusieurs motifs d’annulation de la décision arbitrale, le comité n’examina que la relation entre Alexandrov et Brattle, et chercha à déterminer dans quelle mesure cette relation constituait un vice dans la constitution du tribunal et une inobservation grave des règles fondamentales de la procédure arbitrale. Le comité déclara l’annulation de la décision arbitrale et indiqua qu’il n’était pas nécessaire d’examiner les autres motifs d’annulation présentés par l’Espagne (para. 256).
Vice dans la constitution du tribunal
Le tribunal interprète l’article 52(1)(a) de la Convention du CIRDI
Eiser arguait qu’au titre de l’article 52(1)(a) de la Convention du CIRDI, une décision ne peut être annulée que si la procédure de constitution du tribunal n’a pas été suivie au début de la procédure (para. 63). Le comité rejeta cette approche, concluant qu’aux fins de déterminer si le tribunal avait été correctement constitué, l’article 52(1)(a) devait être interprété à la lumière du contexte, de l’objet et du but du traité, qui habilite le comité à examiner si « les membres du tribunal étaient et restent (et étaient perçus comme étant/restant) impartiaux et indépendants tout au long de la procédure » (para. 178).
Après avoir conclu que l’examen mené au titre de l’article 52(1)(a) s’appliquait aux situations où un arbitre aurait manqué d’impartialité et d’indépendance à tout moment au cours de l’arbitrage, le comité s’efforça de déterminer la norme applicable à établir dans le cas où une décision devait être annulée au titre de cet article.
Le comité conclut que le « vice dans la constitution » d’un tribunal au titre de l’article 52 (1)(a) n’empêchait pas le comité d’évaluer si la procédure visant la constitution du tribunal avait été correctement suivie au début de l’arbitrage, puisque l’examen au titre de l’article 52 (1)(a) inclue les situations où un arbitre aurait manqué d’impartialité et d’indépendance à tout moment au cours de l’arbitrage.
Le test en trois étapes
Pour examiner l’absence alléguée d’indépendance, le comité appliqua le test en trois étapes adopté par le comité de la décision d’annulation dans l’affaire EDF c. Argentine :
- L’Espagne avait-elle renoncé à son droit de demander l’annulation en n’agissant pas suffisamment rapidement ?
- Dans le cas contraire, la partie demandant l’annulation a-t-elle établi qu’un tiers conclurait à une absence flagrante ou manifeste d’impartialité ou d’indépendance de la part d’un arbitre en menant une évaluation raisonnable des faits de l’affaire (la norme Blue Bank) ? Et,
- Si oui, l’absence manifeste d’impartialité ou d’indépendance de la part de cet arbitre aurait-elle pu avoir des effets matériels sur la décision (para. 180) ?
Eiser arguait que l’Espagne avait renoncé à son droit de contester la relation entre Alexandrov et Brattle car le pays aurait dû en avoir connaissance puisque cette relation était publique avant que la décision arbitrale ne soit rendue. Le comité rejeta cet argument, et expliqua que rien ne permettait de prouver que l’Espagne en avait connaissance. Il remarqua également qu’« une renonciation claire et sans équivoque » est nécessaire pour renoncer à un droit si fondamental qu’il relève du fondement-même de la constitution régulière du tribunal. Selon le comité, « [u]ne telle renonciation ne peut être établie sans preuve que la partie concernée a connaissance avérée ou supposée de l’ensemble des faits » (para. 190).
S’agissant de la deuxième étape, le comité devait ici déterminer si la norme de la récusation était satisfaite. Pour ce faire, le comité adopta la norme de l’affaire Blue Bank c. Venezuela qui stipule que la norme pertinente est objective, et « fondée sur une évaluation raisonnable des preuves par un tiers » (para. 206). Selon le comité, en menant une évaluation objective des faits de l’affaire, un tiers aurait conclu à un biais évident ou manifeste. Il conclut en outre qu’Alexandrov aurait dû divulguer sa relation avec Brattle, et en particulier avec M. Lapuerta, suite à une évaluation objective des multiples liens et interactions professionnels entre eux.
Ainsi, le comité conclut que la relation entre Alexandrov et M. Lapuerta donnait lieu à une impression manifeste de biais, et donc qu’Alexandrov avait l’obligation de divulguer sa relation avec M. Lapuerta (para 220 à 228).
Le tribunal interprète l’article 52(1)(d) de la Convention du CIRDI
Finalement, le comité examina s’il y avait EU une inobservation grave d’une règle fondamentale de procédure, et le degré de gravité d’une telle inobservation au titre de l’article 52(1)(d). Le comité conclut que l’absence de divulgation privait l’Espagne de l’opportunité de récuser Alexandrov au cours de la procédure d’arbitrage. Cela constituait une inobservation d’une règle fondamentale de procédure, qui affectait le droit de l’Espagne à une procédure équitable et à être entendue par un juge indépendant et impartial.
En outre, après examen de la décision arbitrale, le comité ne trouva aucun élément indiquant que le rapport sur les dommages présenté par M. Lapuerta n’avait eu aucun effet matériel sur le raisonnement ou les conclusions sous-tendant la décision puisque la modélisation des dommages proposée par M. Lapuerta avait été adoptée dans sa totalité par le tribunal arbitral. Le comité nota aussi que compte tenu de la nature même des délibérations, au cours desquelles les arbitres échangent leurs points de vue avant de rendre leur décision, « il ne serait pas prudent d’affirmer que les opinions d’Alexandrov et son analyse n’auraient pu avoir aucun poids matériel sur les opinions des autres arbitres » (para. 246 et 247).
La décision arbitrale est annulée en totalité
Le comité conclut que le fait qu’Alexandrov n’ait pas divulgué ces éléments importants aurait pu avoir un effet matériel sur la décision arbitrale. Aussi, l’absence de divulgation constituait une violation grave exigeant l’annulation de la décision au titre des clauses (a) et (d) de l’article 52(1). Contrairement aux arguments d’Eiser, le comité considéra qu’il ne disposait pas du pouvoir discrétionnaire de décider de ne pas annuler la décision même si les conditions de l’article 52 étaient respectées (para. 254), adoptant l’approche du comité d’annulation de l’affaire Pey Casado, qui avait conclu qu’il ne disposait pas du pouvoir discrétionnaire de décider de ne pas annuler une décision lorsqu’une inobservation grave d’une règle fondamentale était établi.
Remarques : le comité ad hoc était composé du Professeur Ricardo Ramírez Hernández (président, du Mexique), de M. Makhdoom Ali Khan (membre, du Pakistan) et du juge Dominique Hascher (membre, de France). La décision en annulation du 11 juin 2020, est disponible en anglais sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw11591.pdf, et en espagnol sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw11592.pdf.
Maria Bisila Torao est une avocate internationale basée à Londres. Elle détient un master en droit, arbitrage international au titre des traités, de l’Université d’Uppsala, un master en droit, arbitrage commercial international, de l’Université de Stockholm, et une licence en droit de l’Université de Malaga.
[1] Voir la décision arbitrale, affaire CIRDI n° ARB/13/36, disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw9050.pdf
[2] M. Lapuerta, le directeur de Brattle, a servi en tant qu’expert en matière d’analyse économique et d’évaluation financière dans l’arbitrage Eiser c. Espagne. Voir la décision arbitrale, supra note 1.