Un tribunal CNUDCI rejette les recours de l’entreprise allemande de leasing d’avions contre la République tchèque tout en affirmant sa compétence sur le différend intra-UE
A.M.F. Aircraftleasing Meier & Fischer GmbH & Co. KG c. République tchèque, Affaire CPA n° 2017-15
Dans une décision du 11 mai 2020, un tribunal CNUDCI examinait les recours lancés par la société allemande en nom collectif à responsabilité limité, A.M.F. Aircraftleasing Meier & Fischer GmbH & Co. KG (AMF), au titre du TBI Allemagne-République tchèque contre la Tchéquie, et fondés sur les actions menées par les administrateurs judiciaires et les tribunaux du pays. Le tribunal y rejetait les recours de l’investisseur fondés sur l’expropriation au titre de l’article 4(2), la violation de la norme de traitement juste et équitable au titre de l’article 2(1), la violation de la norme de protection et sécurité intégrales par le défendeur au titre de l’article 2(3) et sur l’adoption de mesures arbitraires ou discriminatoires au titre de l’article 2(2).
Le contexte et les recours
Václav Fischer, un entrepreneur allemand né en République tchèque, détenait une part majoritaire dans AMF et A.V.F. Aircraftleasing Václav Fischer GmbH & Co. KG, (AVF). M. Fischer était également le fondateur de Fischer Air s.r.o. (Fischer Air). En 1997, la banque HSH Nordbank (HSH) finança l’achat par AMF et AVF de deux avions (l’avion 1 pour AMF et l’avion 2 pour AVF), et conclut également des accords de prêts distincts avec M. Fischer et M. Meier pour l’avion 1, et seulement avec M. Fischer pour l’avion 2. Peu après, Fischer Air vendit l’avion 1 à AMF et l’avion 2 à AVF par le biais de conventions d’achat, et AMF et AVF louaient toutes deux les avions à Fischer Air au mois. En 2003, compte tenu de difficultés financières, M. Fischer vendit Fischer Air à M. Kárel Komarek et perdit peu après sa part majoritaire dans l’entreprise, que M. Komarek rebaptisa Charter Air. En 2004, AVF et AMF fusionnèrent.
En mars 2005, M. Fischer se déclara en faillite personnelle en Allemagne, déclenchant une procédure d’insolvabilité. Toutefois, en février 2005, Atlantik IB, l’entreprise de M. Komarek déposa une demande d’insolvabilité involontaire contre M. Fischer en République tchèque, et en avril 2005, le tribunal municipal lança une procédure d’insolvabilité à son encontre. Les avions détenus par AMF furent inclus dans la procédure d’insolvabilité en Tchéquie. Le demandeur et Charter Air contestèrent cette inclusion, mais lorsque la cour tchèque conclut définitivement pour l’exclusion des avions, ceux-ci étaient détériorés et leur valeur avait considérablement baissé, et ils furent vendus à un prix très bas en 2010. Après l’échec de sa demande de réparation auprès des cours tchèques, la demanderesse AMF lança un arbitrage contre la Tchéquie au titre du règlement de la CNUDCI.
La Commission européenne présenta un dossier d’amicus curiae relatif à la question de la compétence en tant que partie non contestante à la procédure.
La décision de la CJUE sur Achmea et la Déclaration ultérieure de janvier ne s’appliquent pas
Le défendeur s’opposait à la compétence du tribunal, affirmant que compte tenu de la décision sur Achmea, le tribunal n’avait pas compétence sur le différend puisque ce dernier était fondé sur un TBI intra-UE. Il arguait en outre que la Déclaration des représentants des gouvernements des États membres du 15 janvier 2019[1] (la Déclaration de janvier) constituait un argument supplémentaire à l’article 31 CVDT puisque l’ensemble des membres de l’UE a déclaré que les clauses d’arbitrage contenues dans les TBI intra-UE étaient inapplicables. Dans son dossier d’amicus curiae, la CE affirmait que la Déclaration de janvier, résultant de la décision sur Achmea avait entraîné l’abrogation partielle du TBI pertinent au titre de l’article 59 CVDT.
Toutefois, le tribunal divergea, et affirma avoir compétence sur l’affaire, puisque l’article 10 du TBI constitue une offre explicite d’arbitrage. Par ailleurs, selon le tribunal, la Déclaration de janvier n’était qu’une simple déclaration indiquant la volonté politique des États membres de se conformer à la décision sur Achmea. Le tribunal conclut en outre que la Déclaration de janvier ne représentait pas un accord ultérieur sur les différends découlant de TBI intra-UE au titre des articles 31(2) et (3) CVDT, et que l’on ne pouvait affirmer que le TBI avait été résilié au titre des articles 30 et 59 CVDT sur la base de la Déclaration de janvier. Par ailleurs, même si l’on reconnaissait qu’elle constituait un accord ultérieur, elle ne peut s’appliquer de manière rétroactive au moment où la République tchèque est devenue membre de l’UE.
Le tribunal conclut que le droit européen est un ordre juridique régional, et que la décision de la CJUE sur Achmea, qui est une cour de ce sous-système juridique régional, n’est pas contraignante pour le tribunal qui relève de l’ordre juridique international. Il détermina par ailleurs que la décision sur Achmea n’invalide pas automatiquement l’article 10 du TBI, puisque les procédures visant l’invalidation d’un traité au titre de la CVDT, fixées aux articles 46 à 53, n’avaient pas été respectées. La prétendue incompatibilité entre l’article 10 du TBI et les articles 267 et 344 du TFUE ne constitue pas une violation manifeste du droit interne, condition fixée à l’article 46(2) CVDT.
Le tribunal rejeta ensuite plusieurs autres obstacles à la compétence soulevés par le défendeur. D’abord, le tribunal rejeta l’argument du défendeur selon lequel il n’avait pas compétence rationae personae puisque le demandeur n’était pas enregistré en Allemagne, au motif que le demandeur ne menait pas réellement d’activités commerciales dans le pays depuis son siège social de Hambourg. Le tribunal conclut au contraire que le demandeur était une entreprise menant toutes ses activités en Allemagne et ayant réalisé un investissement en République tchèque en achetant les avions à Fischer Air. S’agissant de sa compétence rationae materiae, que le défendeur contestait au motif que les investissements du demandeur n’étaient pas couverts par le TBI, le tribunal affirma que les conventions de location des avions avaient été conclues par le demandeur sur le long-terme (30 ans) et que l’investissement consistait à placer un actif générateur de revenu soumis à plusieurs risques en République tchèque, et donc que l’investissement du demandeur respectait les critères ordinaires de « l’investissement » tels que formulés par le tribunal de l’affaire Romak c. Ouzbekistan, et donc qu’il était protégé par le TBI.
Les actions des curateurs de faillite et des tribunaux sont attribuables à la République tchèque
Le défendeur arguait que les actes des curateurs de faillite ne pouvaient être attribués à la République tchèque au titre des Articles 4, 5 et 8 sur la responsabilité des États pour fait internationalement illicite (ARSIWA en anglais)[2]. Le tribunal fut d’avis qu’indépendamment de l’article 4 ARSIWA, les actes des curateurs de faillite sont attribuables à la République tchèque en vertu de l’article 5 ARSIWA, puisqu’ils agissaient en tant qu’agents du pays dans la réalisation de leur fonction publique. Le tribunal conclut toutefois que puisqu’ils avaient réalisé ces fonctions sans instructions spécifiques de l’État, il n’y avait pas de « contrôle général » permettant d’attribuer à la République tchèque l’incapacité des tribunaux à prévenir les actes des curateurs.
Les actes des curateurs de faillite et des tribunaux tchèques ne violent pas le TBI
S’agissant de la responsabilité, le demandeur mit en avant plusieurs arguments attribuant la conduite du tribunal tchèque des faillites à l’État, arguant qu’ils constituaient une violation du TBI. S’agissant de la saisie des avions, le tribunal détermina que le demandeur n’avait pas prouvé que le curateur avait agi de mauvaise foi et en violation de la loi tchèque en décidant de saisir les avions et de les inclure dans le patrimoine du failli de M. Fischer. Puisque le demandeur n’avait pas justifié, à plusieurs reprises, auprès des tribunaux tchèques sa demande d’exclusion des avions, le tribunal détermina que le demandeur était dans l’incapacité de démontrer que les tribunaux avait manqué à leur devoir de supervision au titre de la loi.
Le demandeur arguait également que les curateurs de faillite et les tribunaux n’avaient rien fait pour empêcher la dégradation des avions. Le tribunal pris note du fait que les curateurs avaient tenté à plusieurs reprises de louer les avions mais les négociations avaient échoué à diverses étapes, du fait de la banque du demandeur, HSH, et du demandeur lui-même qui refusaient de donner leur accord pour la location des avions, entrainant un manque de fonds pour la maintenance et l’assurance des avions contre leur détérioration progressive. C’est pourquoi le tribunal détermina que le demandeur n’avait pas suffisamment étayé ses arguments selon lesquels le curateur avait violé ses obligations et les tribunaux tchèques avaient manqué à leur devoir de supervision.
S’agissant du retard dans la vente des avions entraînant un faible prix de vente, le tribunal détermina, d’une part, que la vente des avions avait été menée conformément aux règles et prescriptions de la loi tchèque, et d’autre part, que le curateur avait réalisé ses fonctions sans tarder, informant le demandeur d’une possible vente et obtenant son consentement. Le tribunal détermina par ailleurs que les tribunaux tchèques avaient statué sans délais sur les recours présentés par le demandeur contre la procédure de faillite, et donc que la période de temps entre la saisie et la vente des avions n’équivalait pas à une expropriation. Le tribunal considéra que, dans l’ensemble, les actes des curateurs de faillite étaient conformes à leurs obligations juridiques au titre du droit tchèque, et menés sans mauvaise foi.
S’agissant du recours fondé sur l’expropriation, le tribunal conclut, s’appuyant sur les décisions rendues dans les affaires Saluka et Binder, que le séquestre temporaire des avions au cours d’une procédure légitime de faillite ne pouvait être considéré comme une expropriation. Le demandeur n’avait pas réussi à démontrer que le séquestre avait été mené de mauvaise foi ou que la différence dans la valeur des avions entre la date de leur saisie et celle de leur vente légale constituait une expropriation.
Ensuite, le tribunal accepta l’argument du demandeur selon lequel l’obligation d’accorder la protection et sécurité intégrales (PSI) va au-delà de la seule protection physique, et inclut la sécurité juridique, mais il conclut que la République tchèque avait respecté son obligation de diligence en ayant un système judiciaire fonctionnel, utilisé à de multiples reprises par le demandeur en réparation de ses préjudices. Il affirma par ailleurs que la loi tchèque sur les faillites n’est pas en-deçà des normes du droit international puisqu’elle accorde la PSI aux investisseurs, et donc que les actions du pays ne constituaient pas une violation de la norme PSI au titre du TBI.
Le demandeur avait également mis en avant une violation de l’obligation TJE fondée sur un déni de justice, une violation de ses attentes légitimes, et un traitement arbitraire et discriminatoire de la part des tribunaux et curateurs de faillites tchèques. Le tribunal conclut que le demandeur n’avait réussi à étayer aucune de ses allégations fondées sur les mêmes faits sous-tendant prétendument d’autres violations du TBI. S’agissant de savoir si la loi tchèque respectait ou non la norme TJE au titre du droit international, le tribunal affirma que le demandeur n’avait pas réussi à démontrer l’existence d’autres normes pratiques qui incluraient une obligation supplémentaire pour l’État de garantir l’entière réparation effective en cas de détérioration d’actifs impliqués dans des batailles juridiques acharnées, et de rendre les actifs intacts au propriétaire ultime, même lorsque le patrimoine du failli ne dispose pas de fonds suffisants pour retarder la détérioration.
Compte tenu de ses conclusions, le tribunal rejeta l’ensemble des recours fondés sur des violations de l’article 4(2) sur l’expropriation, de l’article 2(1) sur la norme du TJE, de l’article 2(3) sur la PSI et de l’article 2(2) sur les mesures non arbitraires ou discriminatoires du TBI.
Le tribunal décida que les parties payeraient à part égale les coûts de la procédure d’arbitrage, et que chacune payerait ses propres frais juridiques.
Remarques : le tribunal était composé de Pierre Tercier (arbitre-président, de Suisse), de Stanimir Alexandrov (nommé par le demandeur, de Bulgarie) et de Jean Kalicki (nommée par le défendeur, des États-Unis). La décision du 11 mai 2020 est disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw11589.pdf
Sujoy Sur est associé chez Trilegal, New Delhi, Inde.
[1] https://EC.europa.EU/info/publications/190117-bilateral-investment-treaties_fr (en anglais et en français dans le même document)