Le juge Peter Tomka de la CIJ nommé comme arbitre dans un tribunal arbitral des investissements malgré les directives de la CIJ contre la « double casquette »
Le 12 novembre 2020, Peter Tomka a été réélu à la Cour internationale de justice (CIJ) des Nations Unies, pour un mandat de neuf ans. Tomka est membre de la CIJ depuis 2003.
Le 17 août 2020, Tomka a été nommé par la Chine pour être arbitre dans un tribunal du CIRDI chargé de trancher une affaire lancée contre le pays par l’investisseur japonais Macro Trading Co., Ltd. au titre du TBI Chine-Japon. Selon Investment Arbitration Reporter, il est également l’actuel arbitre-président dans une affaire de la CPA lancée par l’entreprise russe RusHydro contre la République kirghize au titre de la Convention de Moscou et du Traité de l’Union économique eurasiatique.[1]
Cela est très surprenant, compte tenu des directives instaurées pour empêcher les juges de la CIJ d’agir ainsi.
Spécifiquement, le juge Abdulqawi Yusuf, président de la CIJ, avait annoncé en 2018, dans un discours à l’Assemblée générale des Nations Unies, que les juges de la CIJ ne prendraient plus part aux procédures internationales d’arbitrage des investissements ou aux arbitrages commerciaux. Dans un discours de 2020, Yusuf a de nouveau fait référence à cette décision, notant que « la Cour a approuvé une compilation de ses décisions adoptées pour éviter les incompatibilités susceptibles de découler des activités extrajudiciaires de ses membres, compilation qui est à la disposition de tous ses juges élus ». Ces directives ne semblent toutefois pas avoir été rendues publiques.
Selon Investment Arbitration Reporter, Tomka est également l’actuel arbitre-président dans une affaire de la CPA lancée par l’entreprise russe RusHydro contre la République kirghize au titre de la Convention de Moscou et du Traité de l’Union économique eurasiatique.[1] De surcroît, Tomka n’est pas le seul juge de la CIJ siégeant actuellement dans un tribunal arbitral. Le juge Joan E. Donoghue préside une procédure arbitrale en cours contre l’Éthiopie[2], tandis que le juge James Crawford est impliqué dans plusieurs affaires pendantes.[3] Tous ces recours ont toutefois été lancés avant le discours de Yusuf de 2018.
Cette annonce de 2018 est intervenue après que le phénomène des membres de la CIJ nommés en tant qu’arbitres dans les différends investisseurs-État ait commencé à gagner en attention, notamment dans un rapport de 2017 de l’IISD, Is “Moonlighting” a problem? The role of ICJ judges in ISDS (Le cumul des emplois est-il un problème ? Le rôle des juges de la CIJ dans le RDIE).[4]
Ce rapport indiquait qu’au moment de sa rédaction, des juges de la CIJ siégeaient dans environ 10 % de tous les recours connus au titre d’un traité d’investissement. Tomka lui-même est le juge le plus souvent nommé ; il a siégé dans neuf tribunaux et dans six comités d’annulation.
Ce cumul d’emplois, ou double-casquette, est problématique pour plusieurs raisons. D’abord, comme l’indique le rapport, compte tenu que les arbitres perçoivent des honoraires horaires ou journaliers substantiels, tandis que les juges de la CIJ sont salariés, les juges cumulant également le poste d’arbitre pourraient être encouragés à consacrer d’avantage de temps à leurs affaires d’arbitrage, au détriment éventuel de leur travail auprès de la Cour.
Plus inquiétant encore, d’après le rapport, le fait d’œuvrer en tant qu’arbitre peut également saper « l’indépendance perçue ou réelle » des juges de la CIJ puisque leur désir d’être nommé arbitre par une partie à un arbitrage investisseur-État pourrait affecter les décisions de la CIJ. En l’espèce Tomka a été nommé par la Chine.
Finalement, le rapport pointe vers un éventuel conflit d’intérêt à l’heure où les juges de la CIJ cumulent le poste d’arbitre et doivent se prononcer sur des récusations à l’encontre de, ou nommer des arbitres, tout en gardant un œil sur leurs nominations futures.
Pour toutes ces raisons, IISD avait salué l’annonce faite par Yusuf en 2018 quant à ce changement de pratique pour les juges de la CIJ. Il semble toutefois que dans les faits, ces directives ne soient pas suivies, à tout le moins par l’un des juges.
Note de l’éditeur: cet article a été mis à jour pour refléter le fait que la nomination de Tomka au tribunal de RusHydro a EU lieu avant le discours du juge Yusuf prononcé en 2018.
Nathalie Bernasconi-Osterwalder est directrice exécutive de IISD Europe et directrice senior du programme droit et politique économiques, IISD. Zoe Phillips Williams est la rédactrice en chef de Investment Treaty News et collaboratrice d’IISD.
Notes
[1] Affaire CPA n°2018-21. Il semblerait que cette affaire n’ai pas été rendue publique par la CPA.
[2] ICL Europe Coöperatief U.A. c. Éthiopie, Affaire CPA n° 2017-26.
[3] Honwood c. Poland (CCI) ; Eurus Energy Holdings Corporation et Eurus Energy Europe B.V. c. le Royaume d’Espagne, CIRDI n° ARB/16/4 ; BayWa r.e. Renewable Energy GmbH et Baywa r.e. Asset Holding GmbH c. le Royaume d’Espagne, CIRDI n° ARB/15/16 ; Webuild S.p.A. c. la République d’Argentine, CIRDI n° ARB/15/39 ; Resolute Forest Products c. Canada, Affaire CPA n° 2016-13.
[4] Nathalie Bernasconi-Osterwalder and Martin Dietrich Brauch. (2017). Is « moonlighting » a problem? The role of ICJ judges in ISDS, International Institute for Sustainable Development https://www.iisd.org/system/files/publications/icj-judges-isds-commentary.pdf