Le régime des traités d’investissement promeut-il une bonne gouvernance ? L’exemple de l’industrie minière à Santurbán, en Colombie

Les partisans du régime des traités d’investissement avancent souvent que celui-ci encourage la bonne gouvernance et l’État de droit dans les pays où il s’applique. Selon eux, le risque de faire face à des recours relatifs à l’investissement encourage les États à créer des procédures justes et cohérentes pour les investisseurs étrangers, engendrant ainsi des retombées positives pour la population en général. Toutefois, rares sont les études qui examinent cette hypothèse de manière empirique. Mon examen des investissements miniers réalisés dans le páramo[1] de Santurbán en Colombie montre que la conception de bonne gouvernance promue par l’arbitrage de l’investissement est incomplète. En donnant la priorité aux attentes légitimes et à la prévisibilité, ce concept n’accorde pas suffisamment d’importance aux systèmes de contrepouvoirs existants dans les États d’accueil, notamment au rôle du pouvoir judiciaire. Ce concept suppose même, par défaut, que les pouvoirs judiciaires des pays en développement sont hautement politisés ou trop faibles. L’étude de Santurbán montre que pour bien comprendre tous les effets du régime de l’investissement sur la bonne gouvernance, les mécanismes de contrepouvoir doivent être pris en compte tout comme la prévisibilité du système juridique.

L’argument de la bonne gouvernance

La promotion de la bonne gouvernance et de l’État de droit sont souvent invoqués pour justifier le régime des traités d’investissement. Les partisans de l’arbitrage de l’investissement arguent que son existence encourage les pays en développement à réformer leurs systèmes juridiques nationaux, et que les normes imposées aux investisseurs garantissent la prévisibilité et la cohérence des décisions prises par les tribunaux nationaux[2]. Cette justification a également été mise en avant par les tribunaux d’investissement. Selon l’analyse de Sattorova[3], dans une série de sentences arbitrales, les tribunaux ont déclaré que la transparence, la stabilité, la prévisibilité et la cohérence sont des éléments constitutif de la norme de traitement juste et équitable (TJE)[4]. Dans l’affaire Occidental par exemple, l’Équateur était poursuivi pour avoir refusé de rembourser des impôts à un investisseur étranger[5]. Les autorités fiscales du pays avaient annulé l’octroi du remboursement, considérant qu’il était fondé sur une interprétation erronée de la loi fiscale. Le tribunal arbitral considéra que le pays avait une obligation internationale de ne pas modifier l’environnement juridique et commercial dans lequel l’investissement avait été réalisé, et que l’Équateur avait violé cette obligation par le biais de ses autorités fiscales. Dans cette affaire, et d’autres, les tribunaux ont interprété la norme TJE comme incluant non seulement une norme procédurale quant à la clarté des changements apportés à l’environnement juridique, mais aussi une obligation de fond d’apporter une stabilité juridique.

La nécessité de mener des vérifications empiriques

Si « l’argument de la bonne gouvernance » joue un rôle important dans les décisions arbitrales et discussions politiques, la proposition selon laquelle le recours à l’arbitrage de l’investissement renforce la bonne gouvernance et l’État de droit n’a guère été vérifiée de manière empirique. Les quelques études disponibles sur le sujet ont remis en question la validité de ces arguments, ce qui s’explique principalement par le fait que bon nombre de représentants des pays examinés avaient peu conscience des implications des traités d’investissement[6].

Il faut également approfondir les discussions quant au rôle que les pouvoirs judiciaires nationaux jouent vis-à-vis des recours d’investissement. En général, « l’argument de la bonne gouvernance » suppose que les pouvoirs judiciaires nationaux sont faibles et susceptibles d’être politisés, alors qu’une large tendance, en Amérique latine et dans le monde, voit les tribunaux s’écarter des conventions formelles et adopter une position plus militante en faveur de la protection des droits constitutionnels[7]. En Amérique latine, les tribunaux nationaux sont des acteurs politiques bien plus importants[8]. Cela s’explique en partie par les avocats militants qui soulignent le rôle des tribunaux nationaux dans la protection des droits humains, et par le développement de protections des tribunaux contre toute pression politique[9]. Cette perception selon laquelle les pouvoirs judiciaires en Amérique latine sont par défaut faibles, exigeant d’être substitués par un organe d’arbitrage international est obsolète et ne laisse pas aux pouvoirs judiciaires nationaux la possibilité de jouer leur rôle de garant de l’État de droit.

Ma recherche sur l’industrie minière dans le páramo de Santurbán, c’est-à-dire une étude empirique des interactions entre le pouvoir judiciaire national et l’arbitrage international, contribue à combler ces lacunes dans la documentation sur les traités d’investissement et la bonne gouvernance.

L’histoire de Santurbán

Le páramo est un écosystème montagneux, unique à la cordillère des Andes, qui représente une source importante de biodiversité et d’eau douce. Bon nombre des páramos situés en Colombie reposent également sur des réserves aurifères et minérales. Pendant l’administration Uribe (2002-2010), l’attrait de l’investissement étranger dans les industries extractives était une priorité majeure, et de nombreuses entreprises minières multinationales ont lancé des activités dans ces zones. Cela a donné lieu à une situation complexe pour les gouvernements Santos (2010-2018) qui, bien que favorables aux industries extractives, voulaient également développer des protections environnementales pour les páramos. La région de Santurbán, traditionnellement minière, est un cas particulièrement ardu. Des groupes puissants de la société civile constitués dans les villes autour du páramo s’opposent à l’exploitation minière à grande échelle, mais les moyens de subsistance de nombreuses personnes vivant dans le páramo dépendent d’une manière ou d’une autre de l’industrie minière.

Le gouvernement s’est attelé à délimiter les contours des páramos et à y interdire les activités minières. Cette interdiction incluait toutefois une clause de survie qui autorisait les entités ayant déjà obtenu une licence minière à continuer d’opérer[10]. Une affaire portée devant la Cour constitutionnelle détermina que la clause était contraire à la constitution, ce qui entraina l’interdiction immédiate de toute activité minière[11]. Les juges avaient conscience que cela pourrait donner lieu à des recours d’investissement, et c’était d’ailleurs l’une des raisons de l’opinion divergente du juge Linares, qui avait plaidé pour la clause de survie.

Suite à cela, des entreprises minières lancèrent des recours contre l’État colombien. Leurs recours se fondaient, entre autres, sur l’incertitude juridique concernant la délimitation des páramos[12].

L’étude de Santurbán analyse les différentes étapes du processus de décision qui a mené à l’interdiction des activités minières, et se fonde sur plus de 30 entretiens avec des représentants du gouvernement, des juges, et des représentants de la société civile, menés pendant deux mois de travail de terrain en Colombie. Une analyse détaillée du processus décisionnel expose les effets pratiques que l’arbitrage de l’investissement peut avoir sur la bonne gouvernance, notamment s’agissant du rôle du pouvoir judiciaire national.

Une conception incomplète de la bonne gouvernance et de l’État de droit

Contrairement aux conclusions d’autres études empiriques des effets des traités d’investissement, les représentants gouvernementaux et les juges impliqués dans la région de Santurbán avaient généralement une très bonne connaissance du droit de l’investissement et de ses implications. Par ailleurs, la Colombie a instauré des programmes de formation sur le droit de l’investissement à l’intention des représentants gouvernementaux, qui s’inscrivent dans une large stratégie visant la création d’un environnement juridique stable[13]. Le risque de survenue des recours d’arbitrage a été abordé au sein de la Cour constitutionnelle, mais la majorité des juges considéra qu’il ne s’agissait pas d’une raison suffisante pour autoriser les activités minières dans les páramos ; au contraire, ils basèrent leur décision de les interdire sur les principes constitutionnels. Les juges avec lesquels je me suis entretenue m’ont dit qu’il y avait EU des discussions houleuses quant au risque que l’interdiction proposée n’entraine des recours internationaux. Toutefois, la majorité des juges considéra que le risque d’arbitrage n’était pas pertinent. En adoptant une vision à plus long terme du problème constitutionnel, les juges considéraient leur rôle comme un contrepoids à la perspective à court terme du gouvernement (para. 176 de la sentence). Ainsi, les effets à court terme, c’est-à-dire le risque d’arbitrage, pouvaient être négligés si la protection des droits constitutionnels l’exigeait.

Les entreprises minières qui poursuivent la Colombie affirment que leurs attentes légitimes ont été violées en raison de l’incertitude, l’instabilité et l’imprévisibilité supposées du cadre juridique colombien. L’étude de cas montre toutefois que toute éventuelle absence de prévisibilité dans le processus de réglementation n’était pas dû à des institutions faibles et incompétentes. Elle montre au contraire que le revirement politique découle d’institutions fortes, capables d’exercer leur jugement de manière indépendante des autres. La Cour constitutionnelle a adopté des décisions mettant un frein aux pouvoirs du gouvernement. Bon nombre d’auteurs de l’État de droit arguent que l’indépendance du pouvoir judiciaire est l’un des éléments essentiels de l’État de droit[14]. Si l’on souhaite que le régime des traités d’investissement soutienne pleinement l’État de droit, il doit accepter que parfois le fonctionnement correct d’un pouvoir judiciaire indépendant, qui implique d’examiner les lois créées par d’autres branches de l’État, entraine une stabilité et prévisibilité moindres du régime juridique régissant les droits de l’investisseur. C’est pourquoi, puisqu’il se base sur l’hypothèse que les pouvoirs judiciaires sont faibles et inefficaces, « l’argument de la bonne gouvernance » ignore la possibilité que le processus d’élaboration des lois puisse entrainer des résultats moins prévisibles (créant donc une incertitude juridique) justement en raison du fait que le pouvoir judiciaire est fort et fait son travail correctement.

La nécessité de tenir compte des mécanismes de contrepouvoir

L’impact du régime des traités d’investissement sur l’État de droit et la bonne gouvernance dépendra du contexte ; pour bien le comprendre, il faut l’éprouver de manière empirique. L’étude de Santurbán met en évidence le rôle crucial joué par le pouvoir judiciaire national, qui n’est pas suffisamment reconnu dans les discussions sur la bonne gouvernance et l’État de droit dans l’arbitrage international. Elle démontre également que les concepts de bonne gouvernance et d’État de droit dans les décisions des tribunaux arbitraux sont incomplets puisqu’ils ne tiennent pas compte de l’importance des mécanismes de contrepouvoir dans le processus décisionnel d’un État. Une meilleure compréhension de ces concepts reconnaitrait que parfois, le contrôle de l’exercice du pouvoir peut, à juste titre, amoindrir la stabilité ou la prévisibilité du cadre juridique.


Auteure

Anna Sands est une spécialise des politiques commerciales chez WWF Royaume-Uni. Elle collabore également avec le Programme international pour la gouvernance économique de la Blavatnik School of Government de l’Université d’Oxford. Elle détient une maîtrise en études du développement ; son mémoire de maîtrise portait sur les effets empiriques de l’arbitrage des investissements sur les choix politiques des gouvernements.


Notes

[1] Un écosystème alpin.

[2] Dolzer, R. (2005). The impact of international investment treaties on domestic administrative law. New York University Journal of International Law and Politics, 37(4), 953–972. ; Muchlinski, P., Ortino, F., & Schreuer, C. (2008). Preface. Dans The Oxford Handbook of International Investment Law. Oxford University Press.

[3] Sattorova, M. (2018). The impact of investment treaty law on host states electronic resource: Enabling good governance? Hart Publishing.

[4] Metalclad Corporation c. les États-Unis du Mexique, ARB(AF)/97/1 (CIRDI 2001). https://www.italaw.com/cases/671 ; Occidental Petroleum Corporation et Occidental Exploration and Production Company c. la République d’Équateur, ARB/06/11 (CIRDI 2015). https://www.italaw.com/cases/767 ; Técnicas Medioambientales Tecmed, S. A. c. les États-Unis du Mexique, ARN(AF)/00/2 (CIRDI 2003). https://www.italaw.com/cases/1087.

[5] Occidental Exploration and Production Company c. la République d’Équateur, Affaire CIRDI n° ARB/06/11.

[6] Bonnitcha, J. (2019). The Impact of Investment Treaties on Domestic Governance in Myanmar (SSRN Scholarly Paper ID 3644056). Social Science Research Network. https://doi.org/10.2139/ssrn.3644056 ; Sattorova, M. (2018). The impact of investment treaty law on host states electronic resource]: Enabling good governance? Hart Publishing.

[7] Gargarella, R., Domingo, P., & Roux, T. (2006). Courts and social transformation in new democracies: An institutional voice for the poor? Ashgate ; Rodríguez-Garavito, C. (2011). Beyond the Courtroom: The Impact of Judicial Activism on Socioeconomic Rights in Latin America. Texas Law Review, 89(7), 1669–1698.

[8] Helmke, G., & Figueroa, J. R. (2013). Courts in Latin America. Cambridge University Press.

[9] Gonzalez-Ocantos, E. (2019). Courts in Latin American Politics. Dans G. Prevost & H. Vandem (Eds.), The Oxford Encyclopedia of Latin American Politics. Oxford University Press. https://doi.org/10.1093/acrefore/9780190228637.013.1680 ; Rios-Figueroa, J. (2013). Institutions for Constitutional Justice in Latin America. Dans Courts in Latin America (pp. 27–55). Cambridge University Press.

[10] Ley 1450 por la cuál se expide el Plan Nacional de Desarrollo 2010-2014, 90 (2011)(Loi 1450 portant création du Plan national de développement 2010-2014). https://www.dnp.gov.co/DNPN/Plan-Nacional-de-Desarrollo/Paginas/Planes-de-Desarrollo-anteriores.aspx

[11] C035-16, (Cour constitutionnelle colombienne 2016). https://www.corteconstitucional.gov.co/relatoria/2016/c-035-16.htm

[12] Eco Oro Minerals Corp. c. la République de Colombie, Affaire CIRDI n° ARB/16/41 ; Red Eagle Exploration Limited c. la République de Colombie, Affaire CIRDI n° ARB/18/12 ; Galway Gold Inc. c. la République de Colombie, Affaire CIRDI n° ARB/18/13.

[13] CONPES. (2010). Conseil national pour la politique économique et sociale, Doc. 36842 de 2010.

[14] Bingham, T. H. (2011). The rule of law. Penguin ; Raz, J. (1979). The authority of law. Oxford University Press.