Parlons encore une fois de proportionnalité : intégrer le droit international de l’investissement dans le droit national et gérer la vulnérabilité
La proportionnalité a été présentée comme la panacée pour résoudre bon nombre des tensions entre le droit international des investissements (DII) et le droit international des droits humains (DIDH) dans les situations où l’investissement étranger a des effets néfastes sur les droits humains des communautés des États d’accueil, et où ces derniers font face à des obligations concurrentes. Il semble toutefois nécessaire de relancer ces débats puisque l’attrait de la proportionnalité est toujours aussi fort dans les négociations pour un instrument contraignant sur les entreprises et les droits humains et dans les travaux du Groupe de travail III de la CNUDCI sur la réforme du RDIE. Dans le présent article, nous essayerons d’abord de comprendre comment nous en sommes arrivés là, encore une fois, dans le débat plus large sur les droits humains et le DII.
L’attrait fatal de l’équilibrage
La relance de la proportionnalité s’appuie sur le désir d’atteindre un « équilibre » entre ce que l’on appelle les droits des investisseurs, protégés par les AII pertinents, et les droits humains des communautés et des individus affectés par l’investissement étranger. Un tel équilibrage requiert essentiellement la juxtaposition controversée des protections de l’investissement et des protections des droits humains. Les appels à l’équilibrage étant de nouveau en vogue, je reviens à cet argument car à l’heure actuelle, entre l’effondrement du climat et une pandémie qui s’intensifie, nous devons plus que jamais réfuter les hypothèses autour de l’usage de l’équilibrage et de la proportionnalité dans l’arbitrage international des investissements comme manière de réconcilier avec succès des intérêts concurrents et des obligations conflictuelles de protection des États d’accueil.
La suggestion que les tribunaux d’investissement seront capables d’équilibrer efficacement des intérêts conflictuels semble découler de l’argument selon lequel les obligations concurrentes découlant du DII et du DIDH peuvent être harmonisées avec succès par les tribunaux au moyen de l’interprétation des traités. Les chercheurs ont en effet suggéré que les normes vagues de protection de l’investissement des traités peuvent être interprétées[1] de manière plus efficace en invoquant le principe de l’intégration systémique pour « aider à clarifier les normes des AII au bénéfice des investisseurs » ou pour « élucider les limites de la protection des investisseurs et, donc, minimiser les frictions entre des intérêts publics concurrents »[2].
Le mantra de l’équilibrage (ou du rééquilibrage) du DIDH et du DII comporte généralement deux étapes : d’abord, l’opérationnalisation du DIDH au moyen de l’interprétation des traités ; deuxièmement, une approche différente des accords d’investissement étranger qui clarifie dès le départ les obligations de l’État d’accueil en matière de droits humains. Le présent article est structuré autour de la viabilité et de la désirabilité d’utiliser l’analyse de la proportionnalité à l’heure d’examiner ces deux pseudo-solutions, puisque divers chercheurs soutiennent cette approche avec enthousiasme depuis quelques années. Point essentiel, ces deux alternatives sont également la porte d’entrée à l’adoption de l’analyse de la proportionnalité dans l’arbitrage international des investissements. Pour réconcilier la protection de l’investissement et les droits humains, certains proposent d’élaborer des dispositions des AII respectueuses des droits, supposément capables de répondre à l’asymétrie du système[3]. Ils arguent que de telles clauses garantiraient la prise en compte des droits humains par les tribunaux internationaux de l’investissement ainsi que par les investisseurs étrangers. À mon sens, le fait de s’appuyer sur l’interprétation des traités et sur des libellés respectueux des droits s’est avéré déplacé et peu clairvoyant[4]. Je pense que ces approches mettent l’accent sur l’intégration du DII dans le droit national et sur la gestion de la vulnérabilité[5], plutôt que sur la garantie que les droits réels des communautés affectées par l’investissement étranger sont effectivement respectés, protégés et réalisés.
L’« équilibrage » est-il possible ? La gestion de la vulnérabilité
Cette question n’est pas purement rhétorique. Les partisans de l’équilibrage suggèrent que le DIDH pourrait peser sur l’interprétation du traité international d’investissement pertinent au moyen du « principe de l’interprétation évolutive, ou dynamique » à condition que les parties aient envisagé la possibilité que le sens d’un terme évolue avec le temps[6]. Sur cette base, le droit international peut être utilisé pour déterminer le sens d’un terme spécifique lorsque le traité en question utilise « des termes juridiques connus, dont le contenu pourrait changer dans le temps, ce à quoi les parties s’attendent »[7]. L’on fera donc référence au droit international tenant compte de son évolution et son statut actuel, plutôt qu’au statut du droit à l’époque où le traité avait été conclu. En outre, le DIDH peut également être considéré comme pertinent pour le traité d’investissement en question grâce à
la présomption interprétative que les traités sont destinés à produire des effets qui s’harmonisent avec les règles existantes du droit international. Cette présomption est utilisée pour résoudre les questions d’interprétation relatives au contenu normatif plus large d’un traité, plutôt qu’au sens d’un terme spécifique[8].
D’après l’argument, l’un des principaux outils permettant de tenir compte du DIDH dans l’interprétation d’un traité international d’investissement est l’article 31(3)(c) de la CVDT, qui représente un moyen d’interprétation d’un traité plutôt qu’un instrument potentiel permettant de modifier la portée et le contenu d’un traité, par exemple pour introduire des considérations ex novo relatives aux droits humains. Donc, même s’ils reconnaissent que l’arbitrage au titre des traités d’investissement est incapable de répondre au défi de l’harmonisation, il va sans dire que les partisans de l’interprétation évolutive se contentent du statu quo quant au fait que le DII est un système, en pratique, fondamentalement incontesté.
Cela signifie que les droits humains et la vulnérabilité environnementale sont donc mieux « gérés » par la discrétion suprême des arbitres d’investissement ou des nouvelles « cours » dans le cadre d’un système qui, en essence, est idéologiquement et en pratique inapproprié pour examiner l’exercice par un État de ses pouvoirs réglementaires. Si l’on y réfléchit un peu, quels sont les éléments que nous aimerions voir les arbitres « équilibrer » ? Un rapport récent de l’IIED révèle que, sur un ensemble de 257 centrales à charbon détenues par des investisseurs étrangers, au moins 75 % d’entre elles sont protégées par au moins un AII qui donne aux investisseurs l’accès à l’arbitrage international des investissements[9]. À l’heure où les efforts de lutte contre le changement climatique reposent nécessairement sur notre capacité d’abandonner rapidement notre dépendance à l’égard des combustibles fossiles, les AII entérinent juridiquement le droit des investisseurs de réclamer une indemnisation à chaque fois que les États chercheront à démanteler ces centrales à charbon[10]. Cette situation suffit à soulever des préoccupations quant au gel réglementaire et à l’équité intergénérationnelle, mais devrait être examinée à la lumière des preuves récentes que dans les années 1980, les plus grandes entreprises de combustibles fossiles prédisant déjà les dégâts que leurs produits causeraient, minimisaient les preuves scientifiques du lien entre la consommation de combustibles fossiles et le changement climatique, et plaidaient pour retarder et bloquer l’introduction de législations climatiques[11]. Des différends portant sur les mesures politiques visant à abandonner progressivement les centrales à charbon émergent déjà, notamment au titre du TCE[12].
Malgré ce scénario accablant, les partisans de l’équilibrage, ou les gestionnaires de la vulnérabilité, ainsi que je préfère les appeler ici, ne perdront pas de temps et indiqueront que les défenses et les exceptions pourraient certainement être utilisées par les arbitres d’affaires d’investissement pour reconnaître les recours des États d’accueil et des communautés affectées. Entre temps, les entreprises majeures continuent leur plaidoyer contre les réglementations relatives au changement climatique et prétendent soutenir les mesures de réduction des émissions carbone en échange de l’immunité juridique contre leur responsabilité pour les émissions historiques. Compte tenu de ces éléments, et des preuves scientifiques croissantes indiquant qu’il nous reste peut-être une dizaine d’années pour limiter les conséquences dévastatrices du réchauffement climatique[13], je suis sûre que je ne suis pas la seule à être mal à l’aise avec l’idée que l’« équilibrage » est tout ce qu’il nous reste pour garantir les droits humains et la protection de l’environnement dans les circonstances actuelles.
Les dispositions des AII respectueuses des droits : l’incorporation du DII dans le droit national et sa légitimation
L’on ressent le même malaise face aux appels renouvelés en faveur de la négociation d’accords d’investissement respectueux des droits. Les évaluations et normes environnementales, sociales et de la gouvernance (ESG) font fureur en tant que nouvel outil d’évaluation de la diligence raisonnable veillant à ce que l’investissement soit non seulement durable, mais également consciencieux. Les chercheurs ont en effet lancé le défi des formulations respectueuses des droits dans l’espoir qu’elles répondent à la nature asymétrique du DII et pour veiller à ce que les droits humains soient correctement pris en compte dans l’arbitrage international de l’investissement. Toutefois, les exemples récents d’interprétation des clauses relatives aux droits humains par les tribunaux démontrent que la conception d’AII et de contrats d’investissement respectueux des droits ne suffit pas à garantir la protection des droits humains. Certaines affaires ont été célébrées comme représentant une victoire pour l’État d’accueil[14] ou comme révolutionnaires[15] s’agissant de la protection des droits humains dans le DII, mais en réalité, elles ont étendu et amplifié les protections accordés aux investisseurs au titre du DII. Cela est particulièrement vrai des affaires pour lesquelles les tribunaux arbitraux ont été amenés à examiner des questions de santé publique[16], du droit à l’eau[17], de l’accès aux médicaments[18], et des droits des peuples autochtones[19]. Comme on peut le comprendre, des questions de légitimité ont été soulevées en lien avec ces affaires, lorsqu’il est devenu apparent que des questions cruciales concernant le bien public, étaient, dans le meilleur des cas, réduites à une question de priorité politique ou du montant de l’indemnisation.
Ainsi, quelles que soient l’agilité et la complexité des libellés de ces dispositions, la protection efficace des droits humains au moyen du libellé des AII dépendra principalement de l’interprétation par le tribunal, dans un système qui n’est pas le mieux placé pour mener à bien des fonctions d’examen public. Plus spécifiquement, il est clair que l’on ne peut protéger réellement les droits humains et l’environnement dans un forum conçu pour offrir des voies de recours contre les violations des normes de protection de l’investissement, où l’analyse de la proportionnalité n’est qu’un outil créatif d’interprétation visant à limiter l’espace réglementaire des États hôtes. En parallèle, la proportionnalité est également utilisée pour justifier et entretenir la pertinence du système juridique de l’investissement lui-même. Comme nous l’avons vu, l’on continue de voir apparaître des propositions en faveur de traités d’investissement ou de contrats à la conception innovante pour éventuellement orienter l’interprétation des tribunaux d’investissement, en donnant plus de poids aux droits humains par le biais de l’intégration systémique et du libellé des AII, notamment par le recours à l’analyse de la proportionnalité. Toutefois, comme le présent article l’explique, plutôt que de garantir une protection significative des droits humains, ces propositions risquent de contribuer à un projet plus large visant à intégrer le DII dans le droit national et à le légitimiser, et à gérer, plutôt que d’éradiquer, la vulnérabilité.
Auteure
Daria Davitti est professeure associée en droit public international à la faculté de droit de l’Université de Lund, en Suède.
Notes
[1] Davitti D. (2020). Investment and human rights in armed conflict. Charting an elusive intersection. Hart Publishing.
[2] Shill, S. & Djanic V. (2018). Wherefore art thou? Towards a public interest-based justification of international investment law. ICSID Review – Foreign Investment Law Journal 33(1), 29–55.
[3] Arcuri, A. & Montanaro F. (2018). Justice for all? Protecting the public interest in investment treaties. Boston College Law Review. 59(8). https://lawdigitalcommons.bc.edu/bclr/vol59/iss8/10/
[4] Sattorova, M., Erkan, M., & Omiuno, O. (2019). How do host states respond to investment treaty law? Some empirical observations. In M. Satturova, (Ed.), European Yearbook of International Economic Law. Hart Publishing.
[5] Eslava, L. & Buchely, L. (2018). Security and development? A story about petty crime, the petty state and its petty law. Revista de Estudios Sociales. https://revistas.uniandes.edu.co/doi/full/10.7440/res67.2019.04
[6] Simma, B. (2011). Foreign investment arbitration. A place for human rights? International & Comparative Law Quarterly, 60, p. 538
[7] Simma, supra note 7, p. 583. Voir également Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité. https://www.icj-cij.org/fr/affaire/53
[8] Simma, supra note 7, p. 583.
[9] Tienhaara, K. & Cotula, L. (2020). Raising the cost of climate action? Investor-state dispute settlement and compensation for stranded fossil fuel assets. IIED Land, Investment and Rights Series. https://pubs.iied.org/sites/default/files/pdfs/migrate/17660IIED.pdf
[10] Pistor, K. (2019). The code of capital. How the law creates wealth and inequality. Princeton University Press.
[11] Voir par ex., Franta, B. (2018). Shell and Exxon’s secret 1980s climate change warnings. The Guardian. https://www.theguardian.com/environment/climate-consensus-97-per-cent/2018/sep/19/shell-and-exxons-secret-1980s-climate-change-warnings ; Influence Map. (2016). An investor enquiry: how much big oil spends on climate change lobbying. https://influencemap.org/site/data/000/173/Lobby_Spend_Report_March_2016.pdf
[12] Khan M. (2021). EU urged to quit energy treaty. Financial Times. https://www.ft.com/content/b37312fb-410a-4958-a887-8f9bd7c5e33b
[13] Letzer, R. (2019). Are we really running out of time to stop climate change? Live Science. https://www.livescience.com/12-years-to-stop-climate-change.html
[14] Philip Morris Brand Sàrl (Suisse), Philip Morris Products S.A. (Suisse) et Abal Hermanos S.A. (Uruguay) c. la République orientale de l’Uruguay, Affaire CIRDI n° ARB/10/7.
[15] Urbaser S.A. et Consorcio de Aguas Bilbao Bizkaia, Bilbao Biskaia Ur Partzuergoa c. la République d’Argentine, Affaire CIRDI n° ARB 07/26.
[16] Philip Morris Asia Limited c. le Commonwealth d’Australie, Affaire CNUDCI, CPA n° 2012-12.
[17] Suez, Sociedad General de Aguas de Barcelona, S.A. et Vivendi Universal, S.A. c. la République d’Argentine, Affaire CIRDI n° ARB/03/19.
[18] Eli Lilly and Company c. le Gouvernement du Canada, Affaire CNUDCI, CIRDI n° UNCT/14/2.
[19] Bear Creek Mining Corporation c. la République du Pérou, Affaire CIRDI n° ARB/14/21