Le futur incertain du Traité sur la Charte de l’énergie : la Belgique demande à la Cour de justice européenne de se prononcer sur la compatibilité du TCE modernisé avec le droit européen
La relation entre le TCE et le droit européen est marquée par la complexité et l’incertitude juridique, notamment s’agissant de l’article 26, du mécanisme de règlement des différends du TCE et de son application dans le contexte intra-européen. La question de savoir si la décision sur Achmea quant à l’incompatibilité de l’arbitrage intra-européen des investissements au titre des TBI affecte également le mécanisme de règlement des différends au titre du TCE reste irrésolue[1]. Compte tenu des négociations en cours sur la modernisation du TCE (note de l’éditeur : voir nos nouvelles en bref dans ce numéro pour les faits nouveaux dans ces négociations), la question de la compatibilité reçoit une fois de plus une attention particulière.
En présentant une demande d’avis de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur la compatibilité de l’application intra-UE des dispositions sur l’arbitrages du TCE avec les traités de l’UE, la Belgique cherche à obtenir des éclaircissements plus que nécessaires[2]. La question de la Belgique porte en particulier sur le projet de texte élaboré par l’UE, mais la décision que la Cour adoptera quant aux dispositions RDIE telles que présentées dernièrement aura également des conséquences pour la version actuellement applicable du TCE.
Le passé et le présent du TCE
Dans les années 1990, la Commission européenne était le principal moteur du TCE, dont l’objectif était de protéger les investisseurs d’Europe occidentale après l’effondrement de l’Union soviétique. À l’époque, personne n’aurait pu imaginer que la grande majorité des recours d’investissements au titre du TCE serait lancée à l’encontre des États membres de l’UE. Pourtant, à ce jour, la plupart des différends réglés au titre du TCE était de nature intra-européenne (c.-à-d. un recours contre un État membre de l’UE lancé par un investisseur ressortissant d’un autre État membre de l’UE).
Le TCE créé un réseau de relations juridiques entre l’ensemble des 52 parties contractantes, y compris l’UE et tous ses États membres[3]. Il s’agit d’un AII intra-européen conclu entre les 26 États membres de l’UE (sans l’Italie), ainsi qu’un AII entre les États membres de l’UE et les 26 autres parties contractantes du TCE[4]. Puisque l’UE elle-même est partie à l’accord, le TCE fonctionne également comme AII entre l’UE et les 26 autres parties contractantes. Par conséquent, dans le contexte du TCE, surviennent parfois des questions d’incompatibilité des AII avec le droit européen.
Le dilemme juridique continu de l’UE
Dans l’arrêt de 2018 sur Achmea, la CJUE affirmait que le principe de l’autonomie empêchait deux États membres d’établir un mécanisme de règlement des différends investisseur-État au moyen d’un TBI conclu entre eux[5]. Toutefois, comme indiqué plus haut, Achmea n’a pas permis de mettre un terme à la controverse relative à l’applicabilité de l’article 26 du TCE. Après l’arrêt, les États membres ont adopté deux instruments :
- La déclaration du 15 janvier 2019 : 22 États membres de l’UE ont réalisé une déclaration commune, exprimant l’avis que l’applicabilité intra-UE de l’article 26 du TCE est contraire au droit européen[6].
- L’Accord d’extinction du 5 mai 2020: 23 États membres de l’UE s’engagent à éteindre tous les TBI intra-UE existants. Toutefois, l’applicabilité du TCE dans le contexte intra-UE n’est pas abordée et reportée « ultérieurement »[7]. L’Autriche, la Finlande, l’Irlande et la Suède n’ont pas signé l’accord d’extinction[8].
Entre-temps, les démêlés juridiques se poursuivent auprès des tribunaux d’investissement, des cours nationales et de la CJUE. Dans de nombreuses affaires au titre du TCE, la Commission européenne n’a EU de cesse d’arguer pour l’incompatibilité du TCE avec le droit de l’Union au moyen de dossiers d’amicus curiae[9]. À ce jour, ces arguments n’ont incité aucun tribunal d’investissement à infirmer sa compétence. L’Espagne a cherché à faire annuler les sentences à son encontre auprès des Cours suédoises, comme dans les affaires Novenenergia II ou Foresight, Greentech et GWM[10], également sans succès. Récemment, l’avocat-général Saugmandsgaard Øe affirmait, dans le cadre d’une procédure de décision préjudicielle devant la CJUE, que l’article 26 du TCE ne s’applique pas aux différends intra-UE[11].
L’article 26 du TCE s’applique-t-il aux différends intra-UE ?
D’après la Belgique, le projet de texte de l’UE sur la modernisation du TCE comporte un risque que le mécanisme de règlement des différends « pourrait être interprété comme permettant son application intra-Union européenne »[12]. Compte tenu des difficultés juridiques continues, cette question est hautement pertinente, notamment du fait que le projet de texte de l’UE, publié en avril 2020, n’altère pas le libellé de l’article 26 du TCE de manière significative. La formulation proposée prévoit l’arbitrage des investissements et la conciliation ; il ajoute également la possibilité pour les États contractants de renvoyer leur différend au « tribunal multilatéral des investissements »[13]. Le projet de texte note également qu’aucun élément de la révision proposée n’affecte l’objectif de l’UE d’établir un tribunal multilatéral des investissements. Plus important toutefois, aucun élément du projet de texte n’évoque la question des différends intra-UE, et les négociations ne l’ont pas encore abordée non plus[14]. Cela signifie que le champ d’application ratione personae du projet de dispositions pour l’article 26 du TCE n’a pas été modifié.
La Commission européenne et la majorité des États membres de l’UE sont d’avis que la clause du TCE sur l’arbitrage investisseur-État, « si elle est correctement interprétée », n’est pas applicable entre les États membres de l’UE[15]. Ils arguent en particulier qu’en vertu de l’article 26(6) du TCE et de l’article 42(1) de la Convention du CIRDI, le tribunal doit déterminer sa compétence conformément au TCE et « aux règles et principes du droit international applicables », qui incluraient le droit de l’UE ainsi que l’arrêt Achmea. De ce point de vue, le TCE n’invite pas les investisseurs intra-UE à arbitrer, et en l’absence d’un accord d’arbitrage, les tribunaux n’ont pas compétence.
Pourtant, les tribunaux d’investissement post-Achmea voient cette question sous un jour complètement distinct[16]. Dans l’affaire Vattenfall c. l’Allemagne, le tribunal a considéré que l’article 26(6), à l’instar de l’article 42(1) de la Convention du CIRDI, ne relate qu’au droit applicable au fond de l’affaire, et que par ailleurs, aucun élément de l’article 26 n’exclut les différends intra-UE de la portée de la disposition[17]. Le tribunal a ajouté que même à supposer que le droit européen était applicable aux fins de déterminer sa compétence, le tribunal ne considérait pas que le raisonnement de la CJUE dans l’arrêt Achmea était applicable à l’arbitrage intra-UE au titre d’un accord auquel l’UE et tous ses États membres sont parties, tels que le TCE, et sur lequel la CJUE ne s’est pas prononcée. Comme d’autres tribunaux avant lui, le tribunal de l’affaire Vattenfall reniait également tout conflit entre l’article 26 du TCE et les articles 267 et 344 du TFUE, mais remarquait que même si un tel conflit avait existé, le droit de l’UE ne prendrait pas le pas sur le TCE.
Les arguments sont sujets à débat, et une clarification de la CJUE est nécessaire. Pourtant, le libellé « les questions litigieuses seront tranchées conformément au présent traité et aux règles et principes applicables de droit international » de l’article 26 du TCE indique le droit applicable plutôt que le droit applicable à l’accord d’arbitrage. Il en va de même pour l’article 42(1) de la Convention du CIRDI. Dans le projet de texte modernisé du TCE, l’UE ajoute un renvoi à l’article 26(6) indiquant que « aux fins d’accroître la certitude, le droit national de la Partie contractante ne formera pas partie du droit applicable ». Toutefois, cette note est sans effets sur la détermination de la compétence d’un tribunal si l’on accepte que la disposition fait référence au droit applicable au fond de l’affaire[18].
Le projet de texte semble donc suggérer que l’UE ne peut exclure que l’article 26 du TCE puisse être interprété comme s’appliquant au contexte intra-UE. Cela, nonobstant le fait que, au titre du droit européen, l’arbitrage des investissements intra-UE est incompatible avec les traités de l’UE et principalement avec l’autonomie de l’ordre juridique européen. Compte tenu que la CJUE abordera cette question purement du point de vue du droit européen, il y a fort à parier qu’elle répondra par la négative à la question de la compatibilité.
Conclusion
Si la CJUE détermine que le projet de texte est incompatible avec les traités de l’UE, la Commission européenne devra modifier le contenu de l’article 26 du TCE et ensuite convaincre les autres parties contractantes du TCE de l’adopter. Un avis affirmant l’incompatibilité du TCE et du droit de l’UE affectera également la quarantaine d’affaires d’arbitrage intra-UE au titre du TCE en cours, en particulier si la force exécutoire de telles sentences peut être contestée dans les tribunaux nationaux des États membres de l’UE.
Finalement, remarquons que les conflits juridiques existants entre le TCE actuel et le droit de l’UE ne sont pas seulement d’ordre juridictionnel, mais portent également sur des questions de fond puisque le TCE n’est plus conforme aux objectifs de l’UE et à sa pratique en matière d’AII. L’on peut se demander si le projet de texte reflète suffisamment l’objectif de l’UE d’atténuation du changement climatique, ainsi que le pacte vert et les objectifs de transition énergétique[19]. Le 2 décembre 2020, la Commission européenne a confirmé pour la première fois que l’UE pourrait se retirer du TCE « [s]i les objectifs fondamentaux de l’UE, y compris l’alignement sur l’accord de Paris, ne sont pas atteints dans un délai raisonnable »[20]. Si un retrait collectif de tous les États membres comporterait également des difficultés juridiques, nous pouvons conclure, sur la base des faits nouveaux, que l’avenir du TCE est de plus en plus incertain.
Auteure
Stefanie Schacherer est associée au programme droit et politiques économiques de l’IISD. Elle est également chercheure postdoctorale auprès du Fonds nationale suisse de la recherche scientifique (FNS).
Notes
[1] CJE, affaire C-284/16 République slovaque c. Achmea BV, EU:C:2018:158.
[2] Voir le communiqué de presse du 3 décembre 2020, https://diplomatie.belgium.be/fr/newsroom/nouvelles/2020/la_belgique_introduit_demande_avis_application_intra_europeenne_dispositions_arbitrales
[3] L’Australie, le Belarus, la Norvège et la Russie ont signé le TCE mais ne l’ont jamais ratifié. https://www.energycharter.org/process/energy-charter-treaty-1994/energy-charter-treaty/
[4] L’Italie s’est retirée du TCE en 2016 mais le traité continuera de s’appliquer au pays du fait de sa clause de survie de 20 ans, voir TCE , art. 47(3).
[5] Achmea, supra note 1, para. 59.
[6] Déclaration relative aux conséquences juridiques de l’arrêt Achmea rendu par la Cour de justice et à la protection des investissements dans l’Union européenne (2019). https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/1157b9e6-6d61-4a66-9c4c-6d7f9031c1c8/files/3b14af12-e268-46f5-81fc-9e6579c4e443 ; la Finlande, le Luxembourg, Malte, la Slovénie et la Suède ont émis une déclaration collective, et la Hongrie a émis sa propre déclaration. Toutes affirment qu’à l’époque de la déclaration, il était trop tôt pour rendre un avis sur la compatibilité de l’article 26 du TCE avec les traités de l’UE.
[7] Accord portant extinction des traités bilatéraux d’investissement entre États membres de l’Union européenne, préambule, alinéa 10. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A22020A0529%2801%29#
[8] Même si l’Autriche et la Suède n’ont pas signé l’Accord d’extinction, elles se sont engagées à éteindre leurs TBI bilatéraux. À l’inverse, l’inaction de la Finlande a poussé la Commission à entamer une procédure formelle de violation contre le pays. L’Irlande ne dispose pas de TBI applicables.
[9] Voir, « Liste d’observations fournies par la Commission à d’autres entités, par ex. les tribunaux d’arbitrage ». https://EC.europa.eu/competition/court/observations.html
[10] Novenergia II – Energy & Environment (SCA), SICAR c. le Royaume d’Espagne, Affaire CCS n° 2015/063 ; Foresight Luxembourg Solar 1 S. Á.R1., et al. c. le Royaume d’Espagne, Affaire CCS n° 2015/150 ; voir Happold, M. (2020). Belgium asks European Court of Justice to opine on the compatibility of Energy Charter Treaty’s investor-State arbitration provisions with EU law. EJIL Talk!
[11] Affaires jointes C‑798/18 et C‑799/18, 29 octobre 2020, Conclusions de l’avocat général, renvoi 55. Il vaut la peine de noter, toutefois, qu’en l’espèce, le contexte intra-UE n’est pas pertinent puisqu’il s’agit d’une affaire nationale. Dans un contexte extra-UE, la CJUE pourrait être rapidement amenée à se prononcer sur la compatibilité des articles 1(6) et 26(1) du TCE avec le droit européen. Voir, CJUE, République de Moldavie, affaire C-741/19.
[12] Communiqué de presse, supra note 2.
[13] Voir projet de texte de l’UE du TCE, art. 26(3)(a) et (4)(d), FN3. https://www.euractiv.com/wp-content/uploads/sites/2/2020/04/EU-Proposal-for-ECT-Modernisation-V2.pdf
[14] Happold, supra note 10.
[15] Communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil, « Protection des investissements intra-UE », COM/2018/547 final. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A52018DC0547 ;Voir Déclaration, supra note 6.
[16] Par ex. ESPF et autres c. Italie, Affaire CIRDI n° ARB/16/5 ; Eskosol c. Italie, Affaire CIRDI n° ARB/15/50 ; Masdar c. Espagne, Affaire CIRDI n° v Spain ICSID Case No ARB/14/1.
[17] Vattenfall c. Allemagne, Affaire CIRDI n° ARB/12/12, Décision sur la question Achmea, 31 août 2018.
[18] L’ajout de ce renvoi est une conséquence de la pratique actuelle de l’UE en matière d’AII. Voir AECG, art. 8(31) et CJUE, avis 1/17 Accord ECG UE-Canada, EU:C:2019:341.
[19] Sur la manière d’intégrer ces questions, voir Bernasconi-Osterwalder N. et Brauch M.D. (2019), ‘Redesigning the Energy Charter Treaty to Advance the Low-Carbon Transition’ TDM. https://www.IISD.org/publications/redesigning-energy-charter-treaty-advance-low-carbon-transition
[20] Réponse donnée par M. Dombrovskis, vice-président exécutif au nom de la CE, https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/P-9-2020-005555-ASW_FR.html