Approche comparative de l’indemnisation dans les recours fondés sur le droit international de la propriété : quelles leçons en tirer pour le droit international des investissements ? Entretien avec l’auteure principale, Esmé Shirlow
Le montant croissant des décisions d’indemnisation au titre des traités internationaux d’investissement suscite une plus grande vigilance vis-à-vis des approches utilisées par les tribunaux internationaux d’investissement pour parvenir à ces montants, parfois hallucinants. Et l’on peut se demander comment les choses se passent dans d’autres domaines. Un article à paraître de l’IISD cherche à répondre à cette question en comparant les approches des décisions d’indemnisation utilisées dans les affaires relevant du droit international de la propriété et entendues par des cours ou tribunaux internationaux. Ceux-ci incluent la Cour permanente de justice internationale, la Cour de justice internationale, et la Cour européenne des droits de l’homme, entre autres.
En comparant ces approches à celles utilisées par les tribunaux internationaux d’investissement, cet article à paraître tentera d’identifier des éléments clés de politique à prendre en compte pour mener la réforme fondamentale des principes de réparation utilisés dans le secteur de l’arbitrage au titre des traités internationaux d’investissement.
Q : Quels sont les objectifs de l’article ?
Esmé Shirlow, Professeure associée à l’Université nationale australienne (ES) : l’article s’appuie sur un précédent article de l’IISD (Bonnes pratiques de l’IISD : L’indemnisation en vertu des traités d’investissement) qui s’intéressait aux approches adoptées par les tribunaux d’investissement pour déterminer l’indemnisation. Ce document de la Série des bonnes pratiques de l’IISD suggère que la pratique des tribunaux d’investissement diffère de celle d’autres cours et tribunaux internationaux ; cet article cherche donc à explorer cela plus en détails. Pour ce faire, l’article examine les approches adoptées par six cours et tribunaux internationaux pour évaluer les recours en réparation, et en particulier, l’indemnisation, dans les affaires qui sont généralement similaires aux différends investisseur-État, c’est-à-dire des recours impliquant des allégations selon lesquelles un État a interféré avec les droits de propriété privée d’un individu.
Dans l’article, nous examinons les pratiques comparatives de l’indemnisation d’un éventail de cours et tribunaux internationaux. Nous étudions certaines des tous premiers cours et tribunaux internationaux tels que la Cour permanente de justice internationale et la Cour de justice internationale, mais aussi des cours régionales telles que la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour interaméricaine des droits de l’homme et la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. Nous examinons également la pratique de régimes plus spécialisés tels que le Tribunal international du droit de la mer.
Dans cet article, nous espérons pouvoir identifier la manière dont chacun de ces cours et tribunaux internationaux a analysé l’indemnisation dans les affaires internationales relatives à la propriété privée. Nous examinons la manière dont leurs pratiques convergent les unes vers les autres, mais également par rapport à la pratique des tribunaux d’investissement. Nous nous intéressons également aux différences et aux innovations que leurs pratiques révèlent, et à la mesure dans laquelle celles-ci pourraient inspirer des innovations dans le régime de l’arbitrage des investissements et son processus de réforme en cours.
Q : Qu’est-il ressorti de certaines des approches que vous avez identifiées ?
ES : l’une des premières choses c’est que chacun de ces cours et tribunaux internationaux a généralement adopté la norme de réparation qui s’applique au titre du droit international coutumier. La plupart d’entre eux sont d’avis que la violation d’une obligation internationale protégeant les droits de propriété privée d’un individu exige que l’État en cause apporte la réparation intégrale de toutes les pertes découlant de la violation. Cela est vrai même lorsque la cours ou le tribunal international se fonde sur un traité qui contient d’autres prescriptions en terme de réparation. Par exemple, dans le cas de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples et de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, le traité pertinent indique que toute violation du traité entraîne une obligation de dédommagement, notamment une obligation de réparation et d’une indemnisation juste. Malgré ce libellé quelque peu différent, ces deux cours ont déterminé que la compensation de toute violation devait satisfaire cette norme de la réparation intégrale.
L’une des conclusions intéressantes est donc que la plupart de ces cours et tribunaux internationaux s’appuient sur un principe général très similaire selon lequel la violation du droit international entraîne une obligation de réparation intégrale. Les tribunaux internationaux d’investissement appliquent le même principe.
Une autre conclusion intéressante est la tendance qu’ont les cours et tribunaux internationaux à accorder la réparation sous forme de restitution, plus que toute autre forme de réparation telle que l’indemnisation. Cela s’explique par la norme de la réparation intégrale au titre du droit international coutumier, mais c’est également étroitement lié aux structures institutionnelles des cours que nous étudions dans l’article. Toutes sont des cours permanentes, dotées d’une structure institutionnelle plutôt robuste, ce qui signifie que toute décision de restitution peut être exécutée par la cour ou l’organe politique d’un régime spécifique chargé du contrôle du respect des jugements. L’on voit bien en quoi cela peut différer, par exemple, des décisions de restitution dans un régime plus ad hoc tel que l’arbitrage des investissements. Dans ce cas, une fois que le décideur juridique a tranché l’affaire, il devient functus officio et n’a plus le pouvoir d’évaluer le respect du jugement. Dans ces cas, l’indemnisation, ou d’autres formes de réparation ponctuelles seront préférées par rapport à une obligation de restitution.
L’examen de la pratique des cours et tribunaux d’investissement révèle une autre caractéristique intéressante : la tendance de nombre d’entre eux à recourir à des principes équitables pour évaluer les pertes, tant matérielles qu’immatérielles. Bon nombre de ces cours et tribunaux d’investissement utilisent des techniques équitables qu’ils décrivent comme une sorte d’équilibre des considérations, et comme une approche juste pour évaluer les pertes des individus dont les droits de propriété privée ont été affectés. Souvent, cela signifie que ces cours et tribunaux d’investissement disposent d’une marge de discrétion significative pour déterminer le montant approprié d’indemnisation pour les pertes découlant de la violation du droit international. Cela donne généralement lieu à des dommages accordés inférieurs à ceux que l’on voit dans un régime tel que l’arbitrage des investissements, mais cela signifie aussi que les cours et tribunaux ne sont pas forcément liés par les preuves présentées par les parties ; ils tiennent au contraire compte de toutes les circonstances factuelles d’une violation donnée, y compris, dans certains cas, des propres circonstances contextuelles de l’État et de la nature de la violation en question.
Q : Quelles leçons peuvent tirer, d’après vous, de cette recherche comparative, ceux qui souhaitent élaborer de nouveaux libellés de traité ou mener des réformes institutionnelles pour répondre à la manière dont les tribunaux internationaux d’investissement abordent la décision d’indemnisation ?
ES : L’un des objectifs essentiels de l’article est de mettre en lumière l’existence d’approches très différentes de l’indemnisation entre les cours et tribunaux internationaux, et que ces différentes approches pourraient inspirer, ou alerter, à l’heure d’examiner la manière de réformer un régime judiciaire international dans le but de modifier son approche de l’indemnisation.
Comme je l’ai indiqué, il est intéressant de noter que bon nombre de ces cours et tribunaux internationaux s’appuient sur une norme similaire d’évaluation de la réparation au titre du droit international, la norme de la réparation intégrale, mais ces règles du droit international coutumier s’appliqueront lorsque les États n’ont pas stipulé, dans leurs traités, des approches plus spécifiques. Aussi, les États disposent d’une importante latitude pour adopter dans leurs traités des dispositions obligeant les cours ou tribunaux internationaux à utiliser des approches spécifiques. Bien sûr, ils doivent être précis ce faisant, et, s’ils souhaitent s’éloigner de la norme du droit international coutumier, ils devraient veiller à ce que la nouvelle approche présente de claires différences matérielles avec la norme du droit international coutumier. Il est important en général pour les États de comprendre qu’ils ont la flexibilité d’élaborer leurs propres approches à l’intention de régimes judiciaires spécifiques. Ils peuvent également élaborer des approches plus spécifiques dans le but d’influencer la manière dont la norme de la réparation, si elle est appliquée, sera interprétée en pratique.
Cette étude comparative révèle aussi une autre conclusion intéressante : bon nombre de cours et tribunaux d’investissement utilisent des experts nommés par la cour pour évaluer l’indemnisation à accorder aux requérants dans chaque affaire, tandis que le secteur des investissements s’appuie fortement sur les experts nommés par les parties. Il est intéressant d’aborder la question de la réparation d’un point de vue légèrement différent, et d’examiner les pouvoirs procéduraux d’une cour ou d’un tribunal international et si ces pouvoirs procéduraux obligent la cour ou le tribunal à utiliser les experts nommés par la cour (et dans quelles circonstances), puis d’examiner la manière dont le rôle de ces experts nommés par la cour est géré. De même, bon nombre de ces autres cours ou tribunaux internationaux sont bien plus en contact avec les processus nationaux et travaillent souvent de manière complémentaire avec eux, notamment en renvoyant les questions liées à l’indemnisation aux mécanismes nationaux d’évaluation. Voilà encore un domaine intéressant pour une réforme potentielle du système de l’arbitrage des investissements.
Si cette question vous intéresse, ou si vous souhaitez accéder à des idées innovantes pour réformer la manière dont les tribunaux d’investissement abordent la question cruciale de l’indemnisation, guettez la parution de l’article de l’IISD sur la question.