Un tribunal accorde des dommages et intérêts à Yukos Capital, concluant que la Russie a exproprié son investissement, mais deux arbitres divergent quant au montant

Yukos Capital SARL c. la Fédération de Russie, affaire CPA n° 2013-31

Un tribunal de la CPA a conclu que la Fédération de Russie était coupable d’expropriation dans une affaire au titre du TCE lancée par Yukos Capital Ltd. (Yukos Capital) et portant sur une allégation d’expropriation par la Russie de ses investissements dans sa société mère indirecte en Russie, Yukos Oil Company OJSC (Yukos Oil), et sur le traitement supposé injuste et discriminatoire de la Russie à l’égard du demandeur. La décision finale a été rendue le 23 juillet 2021.

Le contexte et les recours

Yukos Capital a été enregistrée au Luxembourg le 31 janvier 2003, en tant que société financière au service du groupe d’entreprises de Yukos (le groupe Yukos). Suite à une série de restructurations d’entreprises lancée en 2005, Yukos Capital fusionna avec Miwok Wealth PIC Ltd (Miwok), une entité enregistrée dans les Îles vierges britanniques le 4 août 2016 ; l’entreprise en découlant, Mikos, adopta le nom de Yukos Capital Ltd le 1er septembre 2016.

L’investissement de Yukos Capital consistait en deux prêts accordés à Yukos Oil en 2003 et 2004 (le prêt de 2003 et le prêt de 2004). Chacun de ces prêts était accordé avec des fonds de Brittany Assets Ltd (Britanny), une autre entreprise du groupe Yukos, aux fins expresses des prêts à Yukos Oil. Yukos Capital n’était tenue de rembourser Brittany que lorsqu’elle avait reçu le remboursement de la part de Yukos Oil.

Dans le contexte des évaluations fiscales et procédures connexes lancées par la Russie contre Yukos Oil en 2003, le ministère russe de la Justice mit aux enchères Yuganskneftegaz (YNG), l’une des principales filiales de production du groupe Yukos, en exécution de l’évaluation fiscale de Yukos Oil pour l’année 2000. Après cette enchère, en 2004, Yukos Oil ne remboursa pas un accord de prêt de 1 milliards USD conclu avec un consortium de banques mené par la Société générale SA, ce qui incita au final la banque à déposer une demande visant à faire déclarer Yukos Oil en faillite le 6 mars 2006.

Yukos Capital déposa une demande auprès de la Arbitrazh Court de Moscou pour inclure ses recours au titre des prêts de 2003 et de 2004 dans le registre des créditeurs de Yukos Oil. La cour rejeta toutefois la pétition du demandeur sur la base de l’argument des autorités fiscales russes selon lequel les prêts ne devaient pas encore être remboursés. Malgré les demandes répétées en ce sens, que la cour rejeta, Yukos Oil fut au final liquidée et le demandeur ne reçut aucun paiement. Yukos Capital lança alors les recours fondés sur l’expropriation et la violation de la norme TJE au titre du TCE contre la Russie.

Les objections à la compétence

En plus des objections soulevées à l’étape de la bifurcation des procédures, qui furent rejetées par le tribunal dans sa décision intérimaire sur la compétence, la Russie souleva des objections supplémentaires à la compétence à l’étape de l’examen du  fond : (1) les prêts étaient illégaux en vertu du droit national et du droit international ; (2) Yukos Capital n’était pas un investisseur protégé au sens de l’article 1(7) du TCE compte tenu de sa structure d’entreprise et de sa nationalité actuelle ; (3) les procédures constituaient un abus de procédure et (4) le recours de Yukos Capital était exclu en vertu de l’exception fiscale contenue à l’article 21 du TCE. Le tribunal décida que les objections liées à l’illégalité étaient mêlées aux faits pertinents pour l’examen du fond, qu’elles seraient donc examinées conjointement avec la question de la responsabilité, et que l’objection liée à l’abus de procédure serait examinée avec la question de l’indemnisation.

S’agissant de l’objection fondée sur l’article 1(7) du TCE, qui définit le terme « investisseur », la Russie, arguait que le demandeur n’était pas un investisseur protégé par le TCE car (1) il s’agissait d’une entreprise écran sans activité commerciale substantielle au Luxembourg, qui était réellement contrôlée par des citoyens d’un pays tiers ; et (2) le demandeur avait cessé d’être un citoyen d’une partie au TCE suite à la réorganisation des entreprises menées par le demandeur depuis l’audience sur la compétence.

S’agissant du premier argument, le tribunal affirma que le moment important aux fins de la détermination de la compétence du tribunal était la date à laquelle le différend avait été soumis à l’arbitrage. Les faits relatifs à  la propriété et au contrôle de Yukos Capital à cette date avaient été incontestablement établis au cours de l’étape sur la compétence. Depuis le 14 avril 2005, une fondation néerlandaise enregistrée en 2005, Stichting Administratiekantoor Yukos International (Stichting), était devenue la seule actionnaire indirecte de Yukos Capital. Les preuves présentées lors de l’étape sur la compétence montraient que, au moment des faits , Yukos Capital était détenue et contrôlée par Stichting par le biais de son conseil administratif et non par des citoyens d’un pays tiers. Ainsi, le premier argument de la Russie fut rejeté.

S’agissant du deuxième argument, le tribunal rejeta le raisonnement de la Russie selon lequel Yukos Capital devait maintenir la nationalité d’un État signataire du TCE de manière continue jusqu’à la date de la sentence pour être en mesure de continuer d’invoquer la compétence du tribunal. Il observa que la pratique constante des tribunaux internationaux était de déterminer la compétence à la date du lancement de la procédure. Par ailleurs, le TCE ne contient aucune disposition expresse exigeant la nationalité continue jusqu’à la date de la sentence, et contrairement à l’argument russe, une telle règle ne fait pas partie du droit coutumier international.

S’agissant de l’exception fiscale au titre de l’article 21 du TCE, le tribunal considéra qu’il ne devait analyser l’applicabilité de l’exception que si le recours de Yukos Capital avait été fondé sur les mesures fiscales. Toutefois, ce n’était pas le cas : Yukos Capital ne contestait pas une mesure fiscale de la Russie. Dans la mesure où son affaire concernait les mesures fiscales contre Yukos Oil, elles n’étaient pertinentes qu’en tant qu’éventuel contexte des actions de la Russie à l’encontre de Yukos Capital. Ainsi, le recours ne portait pas sur une mesure fiscale et ne pouvait faire l’objet de l’exception.

L’expropriation de l’investissement s’inscrit dans le cadre d’une campagne orchestrée contre le groupe Yukos

Yukos Capital affirmait que le traitement qu’elle avait subi du pouvoir judiciaire russe constituait un acte autonome d’expropriation puisque les jugements rejetant ses recours dans la procédure de faillite étaient inexacts, déshonorants et manifestement contraires au droit russe. D’après le demandeur, ces faits démontrent un abus de droit, des décisions arbitraires et une violation de la procédure régulière. Le demandeur affirmait également que si le comportement isolé des cours russes équivalait à une expropriation judiciaire, il s’inscrivait également dans une ligne de conduite plus large en violation des articles 10 et 13 du TCE.

Pour le tribunal, la procédure régulière n’avait pas été respectée puisque Yukos Capital n’avait jamais EU une juste opportunité de faire entendre et admettre son recours. Au contraire, elle avait été soumise à une série d’actions, de la part des cours et du procureur, lui niant cette opportunité. Par ailleurs, les actions de la Russie consistant à exclure Yukos Capital des créditeurs de Yukos Oil, tout en acceptant substantiellement le recours de YNG, sans distinction légitimement fondée, étaient discriminatoires. Aussi, le rejet de la preuve de la dette de Yukos Capital dans la procédure de faillite constituait une expropriation de cette dette, puisque cette saisie était contraire à la procédure régulière, discriminatoire et équivalait à un déni de justice, en violation des obligations de la Russie au titre de l’article 13 du TCE. Le tribunal conclut également, sur la base d’autres éléments factuels, que le déni de justice auquel Yukos Capital avait été soumise s’inscrivait dans une campagne orchestrée contre le groupe Yukos.

Aucune preuve d’illégalité s’agissant de l’investissement

Les parties étaient d’accord sur le fait que la principale question à laquelle le tribunal devait répondre consistait à déterminer si la conduite de Yukos Capital en lien avec la contraction des prêts constituait un délit d’évasion fiscale. Les lois nationales pertinentes citées par la Russie (la loi russe et la loi new yorkaise) exigent en général une intention délibérée de commettre un délit pénal. Selon le tribunal, ces lois ne soutenaient pas l’argument selon lequel une violation réglementaire, sans intention criminelle, suffisait à rendre les prêts nuls. Le tribunal conclut également qu’il s’agissait là de la position au titre des doctrines de la politique publique et des mains sales du droit international.

Après examen des preuves, le tribunal détermina que la Russie n’avait pas établi que les arrangements mis en place pour le transfert des fonds constituant les prêts s’inscrivaient dans un projet établi avec l’intention criminelle d’éviter le paiement des impôts en Russie.

Les opinions divergentes partielles portant sur la contribution du demandeur à ses propres pertes

Le tribunal n’était pas d’accord avec l’objection de la Russie à la compétence fondée sur l’abus de procédure. Il détermina que Yukos Capital n’avait pas changé sa nationalité d’entreprise entre son établissement et les événements qu’elle contestait dans le but de bénéficier d’un traité d’investissement auquel elle ne pouvait précédemment prétendre. Elle était déjà enregistrée au Luxembourg bien avant la naissance du différend.

S’agissant de la question de savoir si le demandeur avait contribué à ses propres pertes, la question principale pour le tribunal consistait à déterminer si, aux dates auxquelles Yukos Capital avait réalisé ses investissements dans les prêts, il existait un risque prévisible que ces sommes soient perdues du fait des actions de la Russie. Si c’était le cas, la cause immédiate des pertes de Yukos Capital étaient ses propres actions et son choix de réaliser l’investissement en dépit des risques.

S’agissant du prêt de 2003, le tribunal conclut que l’on ne pouvait raisonnablement prévoir que Yukos Oil ne serait pas en mesure de rembourser le prêt au moment de réaliser l’investissement compte tenu des actions du défendeur. Toutefois, dès le 27 mai 2004 (la date à laquelle Yukos Oil reconnut publiquement, pour la première fois, qu’il existait un risque qu’elle se retrouve en faillite suite aux actions du ministère fiscal), il existait un risque raisonnablement prévisible que le prêt ne soit pas remboursé. À partir de cette date, tout créancier dans la position de Yukos Capital aurait eu connaissance que toutes les sommes supplémentaires versées au titre du prêt de 2003 risquaient de ne pas être remboursées.

Aussi, le tribunal détermina que l’indemnisation pour les pertes liées aux sommes avancées au titre du prêt de 2003 entre le 3 décembre 2003 et le 26 mai 2004 étaient censées être récupérables, mais si les sommes avancées après cette date pouvaient être incluses dans l’indemnisation due par la Russie, elles seraient réduites de 50 % pour tenir compte de la contribution du demandeur à ses propres pertes.

Selon le tribunal, les circonstances du prêt de 2004 étaient différentes. À l’époque de la réalisation du prêt, Yukos Capital devait s’assurer de savoir s’il était judicieux d’accorder le prêt puisque pour un créancier dans la position de Yukos Capital, les actions de la Russie contre Yukos Oil jusqu’alors démontraient clairement un risque imminent de faillite de Yukos Oil et que tout prêt devrait être récupéré dans le cadre d’un recours au titre de la procédure de faillite. Aussi, la cause immédiate de la perte du prêt de 2004 était la décision du demandeur d’accorder le prêt alors que l’on pouvait raisonnablement prévoir que le prêt serait perdu du fait des actions contre le groupe Yukos. Ainsi, le tribunal détermina que le prêt d’août 2004 ne pouvait être récupéré dans le cadre de cette procédure.

L’arbitre J. William Rowley n’était pas d’accord avec la majorité du tribunal sur  la décision d’accorder seulement 50 % des sommes avancées au titre du prêt de 2003 après le 26 mai 2004, et de considérer le prêt de 2004 comme irrécupérable. Selon lui, il en résulterait un enrichissement injuste de la Russie de 400 millions USD.

L’arbitre Brigitte Stern élabora également une opinion divergente partielle, expliquant que la majorité du tribunal n’avait pas tenu compte de la réalité et de la nature réelle de Yukos Capital, dont le rôle en tant qu’investisseur était de rendre un service financier, c’est-à-dire de transférer des sommes d’argent d’une entreprise du groupe Yukos à une autre, pour un profit consistant seulement en l’intérêt étalé entre des prêts successifs. Le prêt accordé par Yukos Capital à Yukos Oil aurait dû être considéré comme faisant partie du prêt avancé précédemment par Brittany à Yukos Capital. Compte tenu de la décision de la majorité, Yukos Capital allait s’enrichir injustement, en recevant le montant d’un prêt qu’elle n’avait jamais eu le droit de garder (puisqu’il devait être remboursé à Brittany), et serait en mesure d’en obtenir un intérêt à un taux commercial sur 12 ans.

La décision et les coûts

Le tribunal conclut qu’en saisissant les prêts de Yukos Capital sans procédure régulière ou indemnisation, la Russie avait exproprié ces prêts en violation de l’article 13 du TCE. Sur la base de cette conclusion, le tribunal considéra qu’il n’était pas nécessaire de déterminer la responsabilité de la Russie pour les autres recours au titre de l’article 10 du TCE.

Il ordonna à la Russie d’indemniser Yukos Capital pour les pertes des sommes dues au titre du prêt de 2003 à hauteur de 2 630 706 272,17 USD plus un intérêt. Il ordonna également à la Russie de payer les frais et dépenses juridiques du demandeur, représentant 20 552 462,46 USD.


Auteure

Trishna Menon est une avocate spécialisée dans les différends internationaux, formée en Inde.

Remarques : le tribunal était composé de Campbell McLachlan (président, nommé par le secrétaire général de la CPA, de Nouvelle-Zélande), de J. William Rowley (nommé par le demandeur, du Canada et de Nouvelle-Zélande) et de la Professeure Brigitte Stern (nommée par le défendeur, de France). La décision est disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw170073.pdf. L’opinion divergente de J. William Rowley est disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw16529.pdf, et celle de la Professeure Brigitte Stern est disponible sur https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/italaw16530.pdf.