Un tribunal CIRDI estime que l’Italie a commis une expropriation abusive en vertu de l’article 13(1) du TCE

Rockhopper Italia S.p.A., Rockhopper Mediterranean Ltd, et Rockhopper Exploration Plc c. République italienne, Affaire CIRDI n° ARB/17/14

Résumé

Rockhopper Italia S.p.A., Rockhopper Mediterranean Ltd, et Rockhopper Exploration Plc (les demandeurs) ont déposé un recours contre l’Italie en vertu de la Convention du CIRDI pour violation de diverses dispositions du TCE en lien avec le refus d’une concession de production pour le gisement pétrolier Ombrina Mare situé au large de la côte des Abruzzes, en Italie.

Le tribunal a estimé que l’Italie avait commis une expropriation abusive et a accordé aux demandeurs des dommages et intérêts d’un montant de 184 millions EUR, environ 6,7 millions EUR de coûts de démantèlement, plus les intérêts. Pour calculer le montant des dommages, le tribunal a utilisé l’évaluation fondée sur l’actualisation des flux de trésorerie du gisement Ombrina Mare, fondée sur la valeur pré-acquisition et préparée par les demandeurs.

Le différend

Cette affaire concernait un différend lancé contre l’Italie par les demandeurs pour le rejet de la demande de concession de production présentée par Rockhopper Italia pour l’exploitation du gisement pétrolier Ombrina Mare. Le rejet de la demande résulte de l’adoption de la loi n° 208 du 28 décembre 2015, qui a confirmé l’interdiction de l’exploitation des « hydrocarbures liquides et gazeux en mer » dans les eaux situées dans une limite de 12 milles de la côte italienne.

En réponse, les demandeurs ont soumis un différend au CIRDI sur la base du TCE, avec trois motifs de responsabilité : l’entrave de l’investissement par des mesures déraisonnables ou discriminatoires, le traitement juste et équitable (TJE) et l’expropriation abusive. Le tribunal a examiné la question de l’expropriation et a conclu que le refus de l’Italie d’accorder une concession de production constituait une expropriation directe pour laquelle aucune indemnisation n’avait été versée. En traitant le recours fondé sur l’expropriation, pour lequel il a constaté une violation, le tribunal a estimé qu’il n’était pas nécessaire de traiter également les recours fondés sur l’entrave et le TJE.

L’Italie a contesté la compétence du tribunal au motif que l’article 26 du TCE (sur le règlement des différends entre un investisseur et une partie contractante) ne s’applique pas aux différends intra-UE et interdit aux requérants de demander réparation une deuxième fois devant ce tribunal, pour le même différend et pour une question déjà tranchée par les tribunaux nationaux. Le tribunal a rejeté les deux arguments, estimant que le type du différend national n’était pas de nature à empêcher le tribunal d’exercer sa compétence.

Le contexte

À l’origine, Rockhopper a obtenu un permis d’exploration pour le champ Ombrina Mare en 2005. Après avoir confirmé la présence de pétrole en 2008, Rockhopper a demandé une concession de production. Cette demande a suscité des manifestations de la part de la communauté locale, ce qui a attiré l’attention du gouvernement national. Cela a conduit à l’adoption de la loi n° 128 en 2010, qui interdisait tout nouveau projet de forage en mer, remettant ainsi en question la viabilité du projet. En 2012, une exception à la loi de 2010 a été faite pour les projets de forage en cours avant l’entrée en vigueur de la loi n° 128, qui aurait permis l’octroi de la concession de production (l’un des objectifs affichés de la loi était d’éviter les litiges ultérieurs éventuels de la part des détenteurs de permis tels que Rockhopper). Cette exemption a donné lieu à une nouvelle série de protestations populaires et de tensions politiques entre les autorités centrales et régionales, qui ont abouti à ce que dix conseils régionaux italiens proposent un référendum sur l’abrogation de l’exemption. Afin d’éviter ce référendum, la loi n° 208 adoptée en 2015 a supprimé l’exception et a EU pour conséquence d’assujettir Ombrina Mare à l’interdiction. Cela a directement conduit au rejet de la demande de Rockhopper.

Le rôle joué par ces manifestations dans les décisions du gouvernement ne peut être sous-estimé. L’opposition à l’exploitation pétrolière dans la région ne date pas d’hier, et bon nombre des militants contre le projet d’Ombrina Mare se sont inspirés de la campagne victorieuse menée entre 1971 et 1976 contre le projet de raffinerie pétrolière Sangro Chimica à Fossacesia, une ville de la région des Abruzzes[1]. À cette occasion, les alliances politiques locales se sont unies pour s’opposer au secteur pétrochimique, contribuant ainsi à préserver les industries touristiques et agricoles de la région[2]. Le mouvement Ombrina Mare a été marqué par de grandes manifestations dans le cadre d’une campagne plus large contre l’exploitation pétrolière dans la région, les activistes locaux travaillant main dans la main avec les organisations environnementales[3].

L’analyse du tribunal

La compétence est appropriée

L’Italie a fait valoir que puisque les demandeurs avaient demandé réparation pour les mêmes motifs devant les tribunaux nationaux, les articles 26(2) et (3) du TCE s’appliquent, et que le consentement à la soumission d’un différend au tribunal en vertu du principe de bifurcation (qui oblige les investisseurs demandeurs à faire un choix entre le lancement de leurs recours devant les tribunaux nationaux de l’État d’accueil ou par le biais de l’arbitrage international) n’avait pas été donné. Le tribunal a distingué la nature de ce différend national de celle du différend en question : le différend national portait sur une objection à l’obligation, pour le projet, d’obtenir une autorisation environnementale intégrée (AEI) avant qu’une évaluation d’impact environnemental ne puisse être signée. Le rejet du recours (déposé par l’ancien propriétaire du site avant son acquisition par Rockhopper) a confirmé qu’une AEI devait être obtenue comme condition préalable à la réalisation d’une évaluation d’impact environnemental (même si une évaluation avait déjà été demandée auparavant). Cette question était distincte du différend soumis au tribunal arbitral, qui concernait le rejet de la concession de production des demandeurs, et n’empêchait donc pas le tribunal d’exercer sa compétence.

Le tribunal a également rejeté l’argument de l’Italie selon lequel le TCE ne devrait pas s’appliquer aux différends entre un investisseur d’un État membre de l’UE et un autre État membre de l’UE. Remarquant qu’aucun autre tribunal n’avait retenu les objections avancées par un État membre de l’UE en rapport avec le TCE, le tribunal a accepté les conclusions juridictionnelles dans l’affaire Blusun S.A., Jean-Pierre Lecorcier et Michael Stein c. République italienne, qui stipulaient que le droit de l’UE devrait être appliqué à de tels différends et qu’il n’y avait pas de contradictions entre le droit de l’UE et les dispositions des TBI relatives au règlement des différends. En outre, le tribunal a réalisé une lecture limitée de l’arrêt de la CJUE dans l’affaire République slovaque c. Achmea B.V.[4], estimant que cette décision n’annulait pas l’offre d’arbitrage d’un État membre de l’UE[5].

L’Italie a commis une expropriation illégale

Le tribunal a estimé que les demandeurs avaient en effet le droit de se voir accorder une concession de production, et que le rejet de leur demande constituait une privation immédiate et complète de leur investissement. Pour ce faire, le tribunal s’est référé au décret-loi italien 484, qui stipule que « dans les quinze jours suivant la réception du décret de compatibilité environnementale émis par le ministère de l’Environnement, (le ministère du Développement économique [MDE]) émet le décret pour l’octroi de la concession de production ». Ce décret de compatibilité a été accordé le 7 août 2015, et le 14 août 2015, les demandeurs ont soumis une demande de concession de production invoquant le décret 484, qui fixait une date limite pour l’octroi de la concession au 29 août 2015. Le tribunal a accepté cet argument, considérant le décret du 7 août 2015 comme une « démonstration sans ambiguïté » de l’intention de l’Italie d’accorder une concession de production pour le champ Ombrina Mare.

L’Italie a avancé deux arguments : (1) l’activité extractive des requérants n’avait jamais commencé et n’avait jamais été autorisée, de sorte qu’il ne pouvait y avoir d’expropriation ; et (2) l’interdiction légale de la prospection pétrolière en mer et le rejet subséquent de la demande des requérants constituaient un exercice valide des pouvoirs de police et, par conséquent, tout impact économique qu’ils pourraient causer aux investisseurs ne pouvait faire l’objet d’une indemnisation. Ces deux points ont été rejetés par le tribunal.

Sur le premier point, le tribunal a noté que l’action expropriatoire était ancrée dans le rejet de la demande de Rockhopper Italia plutôt que d’une quelconque entreprise extractive. L’accent a été plutôt mis sur la décision du gouvernement qui a privé les demandeurs du droit spécifique de se voir attribuer la concession de production.

Le tribunal n’a pas non plus été convaincu par l’argument de l’Italie fondé sur les pouvoirs de police, estimant que l’émission d’un avis positif sur l’évaluation de la compatibilité environnementale du 7 août 2015 mettait fin à toute utilisation admissible du principe de précaution. Pour le tribunal, l’octroi du décret de compatibilité environnementale montrait que les questions environnementales avaient déjà été examinées et tranchées, et qu’il n’était plus possible d’invoquer des raisons environnementales pour justifier une expropriation légale en vertu des sections (a)-(d) de l’article 13(1) du TCE (qui énoncent les exigences qu’un  souverain doit remplir pour éviter les conséquences d’une expropriation abusive).

L’indemnisation

Pour déterminer la norme d’indemnisation, le tribunal s’est tourné vers le droit international coutumier. Adoptant le critère de l’indemnisation intégrale, le tribunal a cité l’affaire Factory at Chorzów : « la réparation doit, dans la mesure du possible, effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablir la situation qui aurait vraisemblablement existé si cet acte n’avait pas été commis ». En l’espèce, le tribunal a interprété l’indemnisation intégrale comme étant la juste valeur marchande de l’investissement au moment de l’expropriation (déterminée comme étant le 29 janvier 2016, date à laquelle les demandeurs ont reçu la lettre indiquant le rejet de leur demande de concession de production).

Les demandeurs ont présenté une évaluation fondée sur l’actualisation des flux de trésorerie qui évaluait les pertes pour l’investissement à 275 millions EUR. L’Italie s’est opposée à l’utilisation de cette méthode d’évaluation arguant qu’Ombrina Mare n’était qu’un projet en phase d’évaluation et que, puisque la production n’avait pas commencé, aucun flux de trésorerie n’était généré. Le défendeur était plutôt favorable à l’utilisation d’une méthode basée sur le marché, qui évaluait Ombrina Mare à 13 millions EUR. Si le tribunal a reconnu les difficultés liées à l’utilisation de la méthode fondée sur l’actualisation des flux de trésorerie, étant donné qu’Ombrina Mare n’était pas une entreprise en activité, il l’a néanmoins préférée à une méthode basée sur le marché,  , la société qui avait initialement découvert et développé le champ avant d’être acquise par Rockhopper, pour un montant de 36 millions EUR comme principal point de référence. Le tribunal a rejeté la méthode d’évaluation proposée par l’Italie parce qu’elle ne prenait pas en compte le changement de circonstances causé par le décret du 7 août 2015, qui a transformé un actif spéculatif en un actif possédant des garanties légales du gouvernement italien.

En fin de compte, le tribunal a retenu l’évaluation réalisée par Rockhopper elle-même du champ Ombrina Mare et s’élevant à 184 millions EUR avant son acquisition de MOG.  .

Conclusion

La décision Rockhopper met en lumière un certain nombre de problèmes liés à l’état actuel du RDIE. Tout d’abord, bien que le tribunal reconnaisse l’existence de préoccupations environnementales dans l’affaire, la sentence elle-même élude en fin de compte les considérations environnementales et sociales essentielles qui étaient au cœur de la décision du gouvernement[6]. Le fait de considérer la question de politique comme une question de tension politique entre les autorités centrales et régionales donne un aperçu limité d’un événement impliquant une région et une population ayant une longue histoire de défense du climat, aux préoccupations environnementales légitimes, et des actions d’un gouvernement menées en réponse à ces préoccupations. Pour d’autres pays qui envisagent de se retirer du TCE, des affaires comme celle-ci jettent un doute sur la mesure dans laquelle les tribunaux prendront en compte les actions entreprises pour des raisons environnementales légitimes dans leur contexte global. En l’espèce, un examen plus approfondi du contexte factuel ayant conduit aux actions du gouvernement italien aurait pu aboutir à une réponse différente quant à la légalité de l’expropriation, auquel cas le recours fondé sur le TJE aurait été examiné et les attentes légitimes de l’investisseur auraient été prises en compte[7]. Compte tenu du contexte factuel, l’opinion individuelle du professeur Pierre-Marie Dupuy note qu’il « aurait été presque impossible de conclure […] que Rockhopper pouvait raisonnablement et légitimement s’attendre à une réponse positive ».

Deuxièmement, l’utilisation de l’évaluation fondée sur l’actualisation des flux de trésorerie pour des investissements qui ne sont pas des entreprises en activité soulève une question qui a fait l’objet de beaucoup d’attention et de débats ces derniers temps. Les méthodes d’évaluation telles que l’actualisation des flux de trésorerie ont été considérées comme trop spéculatives et en partie responsable de l’augmentation marquée des montants des dommages et intérêts accordés au cours des deux dernières décennies[8]. Alors que de plus en plus de pays s’engagent dans des plans de transition énergétique, l’incertitude quant à l’utilisation par les tribunaux de méthodes d’évaluation fondées sur les revenus, en particulier pour les investissements sans antécédents d’opérations rentables comme Ombrina Mare, pourrait rendre très coûteuse la réalisation de ces plans.

Remarques:

Le tribunal était composé de Klaus Reichert (d’Allemagne et d’Irlande, président), de Charles Poncet (de Suisse, nommé par les demandeurs) et de Pierre-Marie Dupuy (de France, nommé par le défendeur).


Auteur

Dihu Wu est stagiaire en droit international à IISD et candidat au master en droit à la faculté de droit de l’université du Michigan.


Notes

[1] Cernison, M. (2016). The No Ombrina/No Triv protests in Abruzzo: Organisational models and scales of action. Cosmos Working Paper Series. https://cosmos.sns.it/wp-content/uploads/2018/01/Cernison_No_Oil_Abruzzo.pdf, page 2.

[2] Ibid.

[3] Ibid, p. 13.

[4] Voir également Fouchard, C., & Krestin, M. (2018). The judgment of the CJEU in Slovak Republic v. Achmea – A loud clap of thunder on the Intra-EU BIT sky! Kluwer Arbitration Blog. https://arbitrationblog.kluwerarbitration.com/2018/03/07/the-judgment-of-the-cjeu-in-slovak-republic-v-achmea/

[5] Le seul écart par rapport à cette tendance juridictionnelle s’est produit dans l’affaire Green Power K/S et SCE Solar Don Benito APS Vs. Royaume d’Espagne de juin 2022, dans laquelle un tribunal de la Chambre de commerce de Stockholm a rejeté sa compétence sur un recours intra-UE en adoptant un point de vue plus large sur Achmea, estimant que l’application de l’article 26 du TCE était incompatible avec les traités de l’UE et qu’il ne pouvait donc pas servir de base à une offre unilatérale d’arbitrage à un investisseur.

[6] Mazzotti, P. (2022). Rockhopper v. Italy and the tension between ISDS and climate policy

A missed moment of truth? Völkerrechtsblog. https://voelkerrechtsblog.org/de/rockhopper-v-italy-and-the-tension-between-isds-and-climate-policy/

[7] Ibid.

[8] Bonnitcha, J. et Brewin, S. (2020). Compensation under investment treaties. IISD Best Practices Series. https://www.iisd.org/system/files/publications/compensation-treaties-best-practicies-en.pdf, page1.