Le tribunal CIRDI confirme sa compétence sur un différend intra-UE
Cavalum SGPS, S.A. c. Royaume d’Espagne, Affaire CIRDI n° ARB/15/34
Cette affaire concerne un différend entre Cavalum SGPS, S.A (le demandeur), une société de droit portugais, et le Royaume d’Espagne (le défendeur), portant sur des changements introduits par le défendeur dans son régime réglementaire et économique relatif aux projets d’énergie renouvelable.
Dans un premier temps, le tribunal CIRDI, par sa décision datée du 31 août 2020 (décision de 2020), s’est déclaré compétent pour ce différend, bien que celui-ci découle d’une demande entre un investisseur de l’UE et un État membre de l’UE en vertu du Traité sur la Charte de l’énergie (TCE).
Néanmoins, l’Espagne a rapidement demandé au tribunal de reconsidérer sa décision, contestant sa compétence. Dans la première demande, l’Espagne a fondé son argument sur le nouvel avis de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) dans l’affaire C-741-19 République de Moldavie c. Komstroy LLC (Komstroy). Alors que, dans la seconde, la demande de l’Espagne était fondée sur la sentence récente du tribunal de la Chambre de commerce de Stockholm (CSC) dans l’affaire Green Power K/S et SCE Solar Don Benito c. Royaume d’Espagne, SCC-2016/135 (sentence Green Power).
Le contexte et les recours
L’affaire concerne un investissement réalisé par le demandeur en Espagne, sous un régime favorable, garanti par les DR 661/2007 et DR 1578/2008, qui prévoyaient des tarifs incitatifs spécifiques. Cependant, du fait de la modification progressive et du remplacement ultérieur de ces DR par le nouveau régime réglementaire, l’investissement du demandeur a subi des pertes et des dommages. En conséquence, le 27 juillet 2015, le demandeur a déposé une demande d’arbitrage administrée par le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements, se plaignant de la violation du traitement juste et équitable (TJE) ainsi que de l’expropriation de son investissement, conformément aux articles 10(1) et 13(1) du TCE respectivement.
Les objections à la compétence fondées sur l’arrêt Achmea
L’Espagne a contesté la compétence du tribunal, fondant son argument sur l’inapplicabilité des dispositions du TCE relatives à la protection des investissements et au règlement des différends aux relations entre les États membres de l’UE. Selon elle, le droit communautaire interdit l’existence d’un mécanisme de règlement des différends autre que celui établi par les traités de l’UE et, en cas de conflit de normes, le droit communautaire devrait prévaloir sur les dispositions du TCE. En outre, l’Espagne a fait référence à l’arrêt de la CJUE dans l’affaire Slowakische Republik (République slovaque) c. Achmea BV (arrêt Achmea), dans lequel la CJUE a affirmé l’incompatibilité avec le droit de l’UE des clauses d’arbitrage entre investisseurs et États figurant dans les traités bilatéraux d’investissement (TBI) entre les États membres de l’UE, car elles portent atteinte à l’autonomie et à la primauté du droit de l’UE.
À cet égard, le demandeur a fait valoir que l’arrêt Achmea ne pouvait avoir aucun effet sur la procédure, car un tribunal CIRDI applique le droit international et non le droit communautaire. De plus, la portée de l’arrêt Achmea est limitée aux TBI et ne s’étend pas aux accords multilatéraux, tels que le TCE. Le demandeur a également souligné que le Portugal et l’Espagne sont tous deux des parties contractantes à la Convention du CIRDI et au TCE, et, puisque l’Espagne a donné son consentement inconditionnel à la soumission du différend à l’arbitrage CIRDI en vertu de l’article 26(3) du TCE, le tribunal CIRDI est compétent pour entendre l’affaire.
Le tribunal a confirmé sa compétence sur un différend intra-UE en vertu du TCE
Dans sa décision de 2020, le tribunal CIRDI a confirmé sa compétence sur le différend, fondant son raisonnement sur l’article 25(1) de la Convention du CIRDI et l’article 26(1)(2)(3) du TCE puisque l’investisseur est un ressortissant d’une partie contractante du TCE et de la Convention du CIRDI, tout comme l’Espagne. En outre, l’article 42(1) de la Convention du CIRDI et l’article 26(6) du TCE prévoient que le tribunal CIRDI applique le TCE et les règles et principes applicables du droit international. Aussi, il a conclu que l’arrêt Achmea n’affectait pas sa compétence, et que le fait que le tribunal ne pouvait pas faire référence à la CJUE comme à un mécanisme de droit international ne le privait pas de sa compétence en vertu du droit international.
La demande de l’Espagne visant la réouverture de la procédure à la lumière de l’affaire Komstroy
Insatisfaite du résultat de la décision de 2020, l’Espagne a demandé au tribunal, le 4 octobre 2021, de rouvrir la procédure et de reconsidérer sa décision relative à la compétence sur l’arbitrage d’investissement intra-UE, conformément à la récente décision de la CJUE dans l’affaire Komstroy.
Dans l’arrêt Komstroy, la CJUE a estimé que le TCE, en tant que traité international auquel l’UE est partie, faisait partie de l’ordre juridique de l’UE. En conséquence, un tribunal arbitral constitué en vertu de l’article 26 du TCE devra interpréter et appliquer le droit de l’UE, même si le tribunal arbitral ne fait pas partie du système judiciaire d’un État membre de l’UE, avec des risques importants pour l’autonomie du droit de l’UE. Aussi, la Cour a estimé que la clause d’arbitrage investisseur-État de l’article 26(2)(c) du TCE n’était pas applicable aux différends intra-UE.
L’Espagne a utilisé cet arrêt pour appuyer sa demande de réouverture de la procédure, demandant au tribunal d’infirmer sa compétence sur le différend. Cependant, le demandeur a souligné que l’Espagne n’avait pas démontré l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant la demande de réexamen de la détermination de la compétence, qui a effet de chose jugée (res juridica). En outre, il a affirmé que l’arrêt Komstroy n’était pas contraignant pour le tribunal CIRDI parce qu’il s’agissait d’une décision d’une cour d’un ordre juridique régional, alors que le tribunal CIRDI n’est pas constitué en vertu du droit européen. Par conséquent, l’interprétation fournie par la CJUE ne modifie pas ou n’invalide pas le TCE et n’altère pas le consentement inconditionnel donné librement par l’Espagne. En fait, le tribunal CIRDI est lié par la Convention de Vienne sur le droit des traités (CVDT) et les règles du droit international coutumier pour appliquer les termes de l’article 26 du TCE.
Enfin, le demandeur a fait valoir que l’Espagne n’a pas suivi le mécanisme spécifique de modification du TCE.
Le tribunal a estimé que l’affaire Komstroy ne modifiait pas sa décision de 2020
Selon le tribunal, la demande de réouverture de la procédure ne peut intervenir que dans des circonstances exceptionnelles, telles que la découverte d’autorités juridiques de contrôle existant avant la décision, qui avaient été négligées par les parties et le tribunal. Ce n’est que dans ce cas que le tribunal aurait une compétence inhérente pour revoir sa décision afin de réparer des injustices évidentes. Mais dans l’affaire objet de l’analyse, le tribunal a estimé que la présentation de l’affaire Komstroy en tant qu’autorité juridique ultérieure n’était pas suffisante pour justifier un réexamen. En outre, le raisonnement de l’affaire Komstroy avait déjà été anticipé par les parties et avait conduit à la décision de 2020. Par conséquent, il a affirmé que l’affaire Komstroy ne remettait pas en cause sa décision de 2020 sur la compétence.
La deuxième tentative de réouverture de la procédure par l’Espagne à la lumière de l’affaire Green Power
Insatisfaite du résultat de sa demande, le 28 juin 2022, l’Espagne a soumis au tribunal une deuxième demande de réexamen de sa décision de 2020 et de la décision sur la demande de réexamen de l’Espagne du 10 janvier 2022, mais cette fois à la lumière de la sentence Green Power. Cette sentence concerne un recours en vertu du TCE présenté par des sociétés danoises contre l’Espagne dans le cadre d’un arbitrage administré par la CCS, dans lequel le tribunal de la CCS a constaté son incompétence à l’égard d’un différend intra-UE en vertu du TCE.
En l’espèce, le tribunal a évalué le consentement à l’arbitrage d’un différend intra-UE en vertu du TCE, en vérifiant si l’article 26 du TCE pouvait s’appliquer à la lumière des autres dispositions du TCE et des articles 31, 32 et 33 de la CVDT, et il a conclu qu’une telle offre d’arbitrage était invalide en vertu de la primauté de l’ordre juridique de l’UE.
La position de l’Espagne était que la sentence Green Power justifiait la réouverture de la procédure, car elle constituait un facteur décisif et, par conséquent, elle atteignait le seuil énoncé à l’article 38(2) du règlement d’arbitrage du CIRDI. Selon l’Espagne, le raisonnement du tribunal de la CCS aurait été suivi par d’autres tribunaux de la CCS. En fait, bien qu’il s’agisse de la sentence d’un arbitrage administré par la CCS, l’Espagne estimait que le jugement n’était pas seulement le résultat de l’application du droit suédois comme lex arbitri.
Pour sa part, le demandeur a fait valoir qu’en matière d’arbitrage international, la règle du précédent obligatoire (stare decisis) n’existe pas, et qu’en tout état de cause, la sentence Green Power ne satisfaisait pas au seuil prévu par l’article 38(2) du règlement d’arbitrage du CIRDI. En outre, il a souligné que le tribunal Green Power avait son siège dans l’UE, de sorte que le droit de l’UE était applicable pour déterminer sa compétence, alors que la procédure objet de l’analyse est un arbitrage CIRDI, sans siège. Par conséquent, le raisonnement du tribunal de la CCS dans Green Power ne pouvait pas être applicable.
Le tribunal se prononce sur l’applicabilité du raisonnement Green Power dans l’arbitrage CIRDI
S’exprimant sur ce sujet hautement débattu, le tribunal Cavalum a tout d’abord déclaré que la sentence Green Power ne pouvait pas affecter sa décision sur la compétence, parce qu’il s’agissait seulement d’une décision arbitrale internationale rendue dans une affaire différente, et en tant que telle, elle ne constituait pas une preuve, et même si elle était une preuve, elle ne serait pas déterminante.
Ensuite, le tribunal Cavalum a mis en évidence les différences significatives existant entre la présente procédure et celle de Green Power, un élément qui a également été souligné par le tribunal de Green Power. Selon le tribunal Cavalum, les deux procédures diffèrent parce que l’affaire objet de l’analyse est une procédure CIRDI, c’est-à-dire sans siège légal d’arbitrage, et en tant que telle, elle ne peut être affectée par la loi applicable déterminée par le choix du siège dans un État membre de l’UE. Tandis que la sentence Green Power a été rendue dans un arbitrage ayant son siège en Suède, avec le droit suédois comme droit applicable à la juridiction. Par conséquent, c’est seulement à la lumière du choix de la Suède comme siège de l’arbitrage que le tribunal de la CCS pouvait utiliser le droit de l’UE pour déterminer la compétence. Par conséquent, l’incompatibilité de l’offre d’arbitrage incluse dans l’article 26 du TCE avec le principe de la primauté du droit communautaire n’est pertinente que dans les arbitrages ayant leur siège dans un État membre de l’UE. Compte tenu de ce qui précède, le tribunal a déclaré que la sentence Green Power n’affectait pas sa décision de 2020 et sa décision sur la demande de réexamen de l’Espagne du 10 janvier 2022.
Remarques : le tribunal était composé de Lord Collins of Mapesbury, LLD, FBA, ressortissant du Royaume-Uni, en tant que Président, de M. David R. Haigh C.R., ressortissant du Canada, en tant que représentant de l’investisseur, et de Sir Daniel Bethlehem C.R., ressortissant du Royaume-Uni, en tant que représentant de l’Espagne.
L’opinion dissidente de M. David R. Haigh C.R. est disponible ici.
Auteure
Terfè Gerotto est diplômée en droit international de l’Institut de hautes études internationales et du développement, et elle est titulaire d’un doctorat en droit de l’Université de Bologne.