Précision sur les attentes légitimes de l’investisseur en lien avec la stabilité du cadre réglementaire

Scholz holding Gmbh c. Royaume du Maroc, sentence, affaire CIRDI n° ARB/19/2

Durant ces dernières années, les investisseurs ont fréquemment invoqué la notion d’attentes légitimes en alléguant une violation de l’obligation d’un État de garantir un traitement juste et équitable. Bien que la notion ait connu une certaine clarté, sa portée demeure cependant floue. Cette note étudie l’interprétation juridique du tribunal dans l’affaire Scholz Holding GmbH, qui s’inscrit dans un développement jurisprudentiel en cours. Elle conclut que pour protéger les attentes légitimes fondées sur la stabilité du cadre réglementaire, toute modification de ce cadre doit être à la fois disproportionnée et injustifiée afin de compromettre ces attentes.

Le 1er août 2022, le tribunal arbitral constitué pour l’affaire Scholz holding Gmbh c. Royaume du Maroc a rendu sa sentence en rejetant toutes les allégations de violations fondées sur le Traité bilatéral d’investissement (TBI) entre le Royaume du Maroc et l’Allemagne, y compris la frustration des attentes légitimes réclamées par l’investisseur, une société de droit allemand. Le contexte général du contentieux est simple, l’investisseur soutient avoir investi au Maroc dans une activité sidérurgique et que, peu de temps après cet investissement, les autorités marocaines ont pris des mesures destinées à empêcher le bon déroulement de ses activités et en modifiant le cadre légal et réglementaire sur lequel il s’était fondé, considérant ces mesures comme une violation du TBI. Plus précisément, l’investisseur fait valoir que le Maroc a violé plusieurs de ses obligations au titre du TBI, telles que les obligations d’accorder un traitement juste et équitable, un traitement non moins favorable, une protection pleine et sécurité, et de ne pas exproprier sans compensation. Ces allégations découlent largement de la modification de l´’environnement légal et réglementaire applicable à l’investisseur, marquée par la suppression de l’exonération fiscale et l’imposition de restrictions sur ses exportations.

Sur le fondement du traitement juste et équitable, l’investisseur allègue que ces mesures ont frustré ses attentes légitimes, le défendeur soutient qu’il n’est pas établi que la préservation des « attentes légitimes » de l’investisseur soit une composante de ce standard. Le tribunal n’a pas suivi cette position du défendeur. Toutefois, il affirme qu’en l’absence de tout engagement, de promesse et de toute déclaration de la part de l’État, l’investisseur ne pouvait légitimement s’attendre à ce que celui-ci ne modifie pas ses lois et sa réglementation dans le but de protéger ses intérêts nationaux (paragraphe 178 de la sentence). À ce sujet, la sentence est particulièrement intéressante car le tribunal a apporté une précision sur la portée juridique de cette notion tant controversée dans le domaine de l’arbitrage d’investissement. En effet, beaucoup a été écrit sur le sujet, mais tant cette sentence que certaines issues du contentieux espagnol, ont précisé la portée juridique de la notion.

Les attentes légitimes comme composante du Traitement juste et équitable.

Dans le sillage de plusieurs sentences précédentes, le tribunal confirme que les attentes légitimes sont une composante du TJE. L’article 2(2) du TBI applicable dispose que « [d]ans chaque cas, chaque État contractant traitera les investissements des investisseurs de l’autre État contractant de façon juste et équitable ». Sans nécessairement étudier la teneur de ce standard de TJE qui est aussi plus complexe, il suffit de constater que l’investisseur, se référant aux affaires Glencore International c. Colombie et CMS c. Argentine, soutient que le Maroc a violé le TJE en modifiant de manière imprévisible et instable le cadre réglementaire, frustrant ainsi ses attentes légitimes (paragraphe 143).

Le tribunal observe avant toute chose que l’article 2 du TBI ne fournit aucune définition du contenu du standard du traitement juste et équitable. Sur le fondement de l’article 32 de la CVDT, le tribunal affirme qu’en l’absence de dispositions spéciales, l’article 2.2 du TBI doit être interprétée par référence au standard établi en droit international (paragraphe 243 de la sentence). Par ailleurs, le tribunal prend appui sur une jurisprudence constante, à savoir la sentence Waste Management II c. Mexique, en considérant que ce standard de traitement n’est pas figé dans la définition qu’en a donné la Commission de règlement des différends dans l’affaire Neer de 1927.  En 2019, plusieurs décisions arbitrales ont mis l’accent sur la question du traitement juste et équitable, en particulier sur la protection des attentes légitimes des investisseurs. Il est maintenant largement accepté que ces attentes sont protégées dans le cadre de ce traitement. Le tribunal s’est souscrit à cette jurisprudence constante, qui tend à se constituer comme un précèdent. Le tribunal estime que « le fait que l’État hôte ait violé ou contredit des déclarations ou représentations sur lesquelles l’investisseur a fondé des attentes légitimes au moment d’investir est pertinent pour apprécier une violation éventuelle de l’obligation d’accorder un traitement juste et équitable » (paragraphe 246).

Au surplus, comme il sera noté, les sentences sont unanimes que l’existence de ces attentes découle de la combinaison des engagements émis par l’État et de leur interprétation par l’investisseur. Cependant, déterminer quels comportements de l’État peuvent engendrer de telles attentes fait l’objet de débats intenses. Cela est particulièrement illustré par la pratique liée au contentieux espagnol concernant les énergies renouvelables. Cependant, il est important de souligner que toute violation du TJE ne constitue pas nécessairement une frustration des attentes légitimes, et que toute frustration des attentes légitimes ne constitue pas nécessairement un fait internationalement illicite engageant la responsabilité de l’État. Par ailleurs, le tribunal conclut qu’aucune preuve n’a été fournie concernant un comportement des autorités marocaines qui enfreint le TJE (§262).

Dans le cadre du contentieux espagnol, certaines sentences rendues estiment que l’Espagne ne s’était pas engagée à maintenir le régime en vigueur au moment des investissements. Dans ce cas, l’État peut échapper à sa responsabilité, sauf si les changements apportés sont jugés déraisonnables et disproportionnés pour les investisseurs. Le tribunal en l’espèce, a souscrit à ce raisonnement avec une légère différence de terminologie. Par conséquent, cette décision ne constitue pas une innovation au sens strict du terme, mais contribue plutôt à consolider une jurisprudence en développement sur la relation entre la stabilité du cadre réglementaire et la protection des attentes légitimes.

Les attentes légitimes ne sont pas systématiquement fondées sur la stabilité du cadre réglementaire

La thèse centrale de l’investisseur consiste en substance à soutenir qu’un investisseur peut tirer des attentes légitimes non seulement de déclarations et de représentations qui lui ont été faites directement par l’État hôte, mais aussi du cadre législatif et réglementaire général établi par l’État, sur lequel il s’est fondé à attendre qu’il ne soit pas bouleversé. Selon le tribunal, l’existence d’une telle violation doit être appréciée au regard de la nature de ces déclarations et de ce comportement, ainsi que du caractère légitime et proportionné des mesures prises par l’État.

Sur la base de la jurisprudence dominante et en se fondant sur une étude de la CNUCED de 2012 qui résume l’état de droit en la matière en ces termes : « [L]es décisions arbitrales suggèrent à cet égard qu’un investisseur peut tirer des attentes légitimes soit (a) d’engagements spécifiques qui lui sont personnellement adressés, par exemple sous la forme d’une clause de stabilisation, soit (b) de règles qui ne sont pas spécifiquement adressées à un investisseur particulier mais qui sont mises en place dans le but précis d’encourager les investissements étrangers et sur lesquelles l’investisseur étranger s’est appuyé pour réaliser son investissement » (paragraphe 278).

Le tribunal considère qu’il n’existe aucune clause de stabilisation, ni aucun engagement spécifique de l’État envers l’investisseur concernant la stabilité du cadre réglementaire et législatif qui lui était applicable. Il reste donc à voir si la réglementation sectorielle existant en janvier 2008 était telle qu’elle puisse avoir généré des attentes légitimes.

À cet égard, le tribunal en s’inscrivant sur une partie de la jurisprudence dans le contentieux espagnol, apporte des précisions en clarifiant certaines conditions. Le tribunal considère pour que l’investisseur puisse se prévaloir d’attentes légitimes concernant le cadre législatif et réglementaire existant au moment de son investissement, il faut d’une part, que celui-ci ait été mis en place dans le but d’attirer des investissements dans le secteur considéré, et d’autre part que l’investisseur établisse qu’il a déterminé sa décision d’investir. À cet effet, le tribunal estime que « le fait que cette exonération fiscale ait été établie dans la loi de finances de 2007 pour une période de cinq années n’équivaut pas à un engagement de l’État, en l’absence de toute déclaration spécifique en ce sens et de toute clause de stabilisation fiscale, de ne pas modifier ce régime avant l’expiration de cette période » (§303).

En plus des deux critères mentionnés, le tribunal en évoque deux autres que l’on retrouve dans certaines sentences dans le contentieux espagnol. Ainsi, il ne suffit pas que le cadre réglementaire existe et qu’il soit déterminant pour l’investisseur. Selon le tribunal, pour engager la responsabilité internationale de l’État, les changements apportés doivent être « disproportionnés » par rapport à l’objectif poursuivi, et « injustifiés » au regard de l’intérêt public légitime (§280). À défaut donc du caractère disproportionné et injustifié, quand bien même le cadre réglementaire est changeant et déterminant, la responsabilité de l’État ne peut être établie sur le fondement des attentes légitimes. Ces deux critères sont pourtant intrinsèques au standard du TJE, rendant ainsi redondante toute invocation de protection des attentes légitimes en l’absence d’un engagement ou d’une représentation de l’État. Cependant, tandis que le critère de la disproportion est relativement facile à déterminer, celui de l’intérêt général reste sujet à caution. Par ailleurs, les sentences rendues dans le contentieux espagnol mettent davantage en avant les notions de caractère « déraisonnable » et « disproportionné ». Cela suggère-t-il une divergence de terminologie plutôt que de substance ?

Quoi qu’il en soit, le tribunal en question estime que ces conditions ne sont pas remplies dans ce cas précis. Autrement dit, les changements apportés au cadre réglementaire marocain n’ont pas un caractère ni disproportionné ni injustifié au regard de l’intérêt général (paragraphes 280 à 300), en voie de conséquence, il n’existe pas d’attentes légitimes raisonnables et protégées par le TBI. Ces deux critères, à savoir les caractères disproportionné et injustifié sont assez protecteurs du pouvoir normatif des États à prendre des mesures pour protéger l’intérêt public, même si cela peut affecter les attentes des investisseurs.

Conclusion

Pendant une période prolongée, les tribunaux ont analysé en profondeur les fondements juridiques des attentes légitimes. La démarche adoptée par le tribunal Scholz est donc intéressante, car elle détermine la portée juridique des attentes légitimes. Et ce faisant, elle s’inscrit à consolider une certaine pratique jurisprudentielle. Au surplus, elle atténue la position historique du tribunal Tecmed, qui est citée par les investisseurs et les tribunaux favorables à étendre la protection des attentes légitimes à la stabilité du cadre réglementaire ou législatif. Par ailleurs, l’un des arbitres du tribunal d’espèce, Pr Zachary Douglas, a soutenu une telle position dans une opinion dissidente dans l’affaire Mathias Kruck And Others c. Royaume d’Espagne.

En somme, cette position adoptée par le tribunal Scholz se confirme dans certaines récentes clauses conventionnelles (par exemple, ici et ici) consistant à dissiper toute éventuelle allégation de la frustration des attentes légitimes.

Remarques

Le tribunal était composé d’Alexis Mourre (président, de France), du Professeur Nassib G. Ziadé  (nommé par le demandeur, du Chili et du Liban), et du Professeur Zachary Douglas KC (nommé par le défendeur, d’Australie).

Auteur

Issiaka Guindo  est Doctorant à l’École doctorale de droit de la Sorbonne