La réforme des dommages dans le règlement des différends entre investisseurs et États et la question de la réparation intégrale

L’évaluation des dommages représente peut-être la question la plus controversée de toutes celles couvertes par le Groupe de travail III de la CNUDCI, dont le mandat général est d’identifier les sujets liés au fonctionnement du règlement des différends entre investisseurs et États (RDIE) et d’élaborer d’éventuelles réformes. Cette question est possiblement aussi la plus importante. En effet, si les montants réclamés aux États n’atteignaient pas fréquemment des centaines de milliers de dollars, allant parfois jusqu’à dépasser le milliard, ce sujet n’engendrerait pas d’inquiétudes aussi sérieuses quant au fait que ces règlements paralysent les finances publiques ou empêchent les réglementations d’intérêt public, celles liées au changement climatique attirant le plus d’attention actuellement. D’autres questions, telles que celles liées à l’intégrité de la procédure d’arbitrage, seraient également beaucoup moins importantes.

Le processus de réforme des dommages s’est accéléré au cours de l’année dernière, avec la publication de projets de dispositions par le Secrétariat de la CNUDCI. Le présent article propose un commentaire critique sur ces tentatives de réforme. Il commence par présenter la manière dont les tribunaux arbitraux ont abordé l’évaluation des dommages et pourquoi cela a conduit à une forte augmentation des montants accordés. J’aborderai ensuite les propositions de la CNUDCI, dont la dernière est particulièrement décevante puisqu’elle semble approuver l’approche typique de la jurisprudence arbitrale et suggérer que le principe de droit international de la réparation intégrale empêche toute réforme significative dans ce domaine. Il s’agit d’une idée fausse. Une compréhension correcte de ce principe suggère que des limites doivent être imposées à la manière dont les tribunaux quantifient les dommages : en effet, le problème de l’approche actuelle n’est pas simplement les chiffres qu’elle entraîne, mais le fait que les investisseurs reçoivent en indemnisation plus que ce qui leur est légalement dû. Je conclurai par quelques suggestions concernant l’orientation future du Groupe de travail III, en vue de mettre fin à l’inflation injustifiée des indemnités et de jeter les bases d’une approche plus solide sur le plan juridique.

L’approche générale de l’évaluation des dommages dans le RDIE

 Il est parfois affirmé que le problème des dommages, pour le RDIE, réside dans le manque de constance des tribunaux quant à la manière d’aborder leur quantification. C’est une erreur. La jurisprudence sur cette question s’est en fait développée de manière remarquablement harmonieuse. Elle a notamment convergé autour de trois questions apparemment techniques mais très importantes pour abandonner l’approche généralement suivie par les tribunaux internationaux jusqu’aux années 90. Ces changements ont permis aux investisseurs d’obtenir des indemnités considérablement gonflées.

Le premier est l’idée que le principe de droit international coutumier de la réparation intégrale, qui régit normalement la quantification des dommages, ne laisse aucune place à des considérations d’équité. Il était relativement courant, par le passé, que les tribunaux modèrent ou limitent, de manière discrétionnaire, les montants accordés, en s’appuyant sur diverses considérations sans rapport avec le préjudice subi par le plaignant, telles que l’impact sur les finances publiques de l’État, la légitimité de l’objectif poursuivi par l’État, la contribution de l’investisseur au développement local ou ses antécédents potentiels en matière de comportements répréhensibles. Les tribunaux actuels ont cependant tendance à considérer que l’évaluation des dommages devrait se baser sur une enquête purement factuelle, concentrée exclusivement sur l’établissement et la mesure, aussi objectifs que possible, de la perte subie par l’investisseur. Les arbitres estiment donc généralement que les considérations d’équité ne sont pas pertinentes pour cette évaluation, et que leur prise en compte aboutirait nécessairement à une sous-indemnisation de l’investisseur, puisqu’il obtiendrait moins que la valeur totale de ce qu’il aurait objectivement perdu.

La deuxième évolution majeure concerne l’évaluation financière de la perte de l’investisseur. Au fil du temps, les arbitres en sont venus à penser qu’il fallait procéder exactement comme le ferait un investisseur dans la vie réelle. Ils cherchent donc à reproduire les méthodes d’évaluation généralement utilisées par les entreprises pour prendre des décisions d’investissement, qui réduisent la valeur actuelle d’un actif à sa capacité à produire des rendements dans le futur. Les montants historiquement investis n’ont pas vraiment d’importance : ce qui compte, c’est de savoir si l’on prévoit que l’investissement générera des bénéfices dans le futur et, si c’est le cas, quel en sera le montant. La méthode d’évaluation privilégiée est donc la méthode DCF, qui consiste à projeter d’abord les flux de trésorerie attendus, puis à établir leur valeur actuelle en appliquant un facteur d’actualisation qui reflète tout risque associé. Cette méthode peut engendrer des résultats très différents, mais sa popularité dans le processus décisionnel des investisseurs a convaincu les arbitres de sa pertinence pour la détermination des dommages. Une position contrastant là encore avec l’approche traditionnellement adoptée jusque dans les années 1990 par les tribunaux internationaux, qui considéraient la méthode DCF comme indûment spéculative et préféraient s’appuyer sur les montants historiquement investis.

Le troisième changement essentiel concerne le calcul des intérêts venant s’ajouter aux dommages, et qui seront normalement dus pour la période allant de la survenance du préjudice à la date de paiement de l’indemnité. Il s’agit ici de choisir entre intérêts simples (perçus uniquement sur le capital) et intérêts composés (ajoutés périodiquement au capital, ce qui génère plus d’intérêts). Dans la pratique, la différence entre les deux peut être importante. En droit international, l’intérêt simple constituait autrefois la règle par défaut, en raison des montants importants que les intérêts composés pouvaient générer mais également parce que les intérêts composés étaient (et restent encore) souvent interdits ou limités par le droit de l’État hôte. Toutefois, au cours des trois dernières décennies, les arbitres ont généralement adopté les intérêts composés sans tenir compte des restrictions locales. La raison en est la même que pour l’adoption de la méthode DCF : l’intérêt composé est la norme dans la réalité financière moderne, et devrait donc également être la norme par défaut dans le RDIE si l’on souhaite que les investisseurs soient pleinement indemnisés.

Dans l’ensemble, ces trois évolutions sont les facteurs les plus importants de l’augmentation des montants accordés, car les investisseurs sont en mesure de réclamer des montants très élevés au titre de la rentabilité escomptée, alors que le jugement équitable ne peut jouer aucun rôle modérateur. Un exemple bien connu est celui de l’affaire opposant Tethyan Copper au Pakistan, dans laquelle un conglomérat minier qui s’était vu refuser une licence d’exploitation a perçu plus de quatre milliards de dollars US d’indemnisation (un montant calculé par la méthode DCF) et près de deux milliards de dollars US supplémentaires en intérêts, le tribunal estimant ne pas devoir tenir compte du fait que l’investisseur n’ait investi qu’environ 150 000 $, et que le montant final de l’indemnité s’élevait à 2 % du PIB du pays, criblé de dettes.

L’évolution des propositions du Secrétariat de la CNUDCI

 En juillet 2023, le Secrétariat de la CNUDCI a finalement soumis à discussion une série de projets de dispositions, dont une sur l’évaluation des dommages. Cette disposition était défectueuse à bien des égards, mais elle avait le mérite de reconnaître le problème de l’inflation des dommages et de vouloir y remédier. En effet, elle contenait trois propositions majeures, portant sur chacun des aspects de la jurisprudence que je viens d’évoquer. Deux d’entre elles étaient radicales : les dommages étaient plafonnés aux montants effectivement investis et les intérêts composés étaient totalement interdits. En outre, elle exigeait des arbitres qu’ils prennent en considération le respect par l’investisseur des normes en matière de droits humains, ce qui est un exemple de considération équitable. Toutes ces propositions allaient résolument à l’encontre de la pratique arbitrale actuelle et auraient EU un impact significatif si elles avaient été adoptées. Cela aurait probablement signé la fin des « méga-indemnités » qui ont fait la une des journaux ces dernières années.

Le projet de disposition sur les dommages a toutefois été immédiatement critiqué, principalement parce qu’il allait à l’encontre du sacro-saint principe de « réparation intégrale ». Le Secrétariat a donc produit une version largement révisée, qui n’a été publiée qu’en juillet dernier. Cette nouvelle version prend une direction diamétralement opposée. On ne peut plus dire qu’elle reflète l’objectif de limiter les indemnités excessives, censé être la raison d’être du processus de réforme. Les intérêts composés sont à nouveau autorisés, toute référence au respect des droits humains a disparu, de même que le plafond fixé par les coûts irrécupérables. Les demandes fondées sur la perte de bénéfices futurs sont subordonnées à la condition qu’elles ne soient pas « intrinsèquement spéculatives », mais il s’agit là d’une idée que les tribunaux actuels admettent déjà.

Dans l’ensemble, la dernière proposition ne contient aucune tentative marquante de freiner l’inflation des indemnités. Elle semble au contraire venir codifier la jurisprudence arbitrale actuelle – celle-là même qui est à l’origine du problème que le Groupe de travail III est censé corriger. Le Secrétariat a également promis de rédiger une série de « lignes directrices » supplémentaires afin d’orienter l’application de la disposition, mais cela ne suffira sans doute pas à résoudre les enjeux liés à la jurisprudence. Quoi qu’il en soit, si le projet de proposition devait être maintenu en l’état, le Groupe de travail III pourrait en fait aggraver la situation puisque le status quo aura été préservé mais bénéficiera désormais de la bénédiction du Groupe de travail, lui accordant ainsi une autorité accrue.

Comprendre la réparation intégrale

 Le Groupe de travail III a tort de penser qu’il a les mains liées par le principe de la réparation intégrale. Une telle vision provient d’une compréhension rigide et réductrice de ce principe, malheureusement très répandue parmi les arbitres.

Le remède des dommages, que ce soit en droit international ou en droit interne, ne protège jamais contre l’ensemble des conséquences négatives d’un comportement illicite, mais uniquement contre les pertes que le droit considère comme indemnisables ou qu’il incombe au défendeur de prévenir. Définir le périmètre de ces pertes protégées est une question de rédaction législative et d’interprétation juridique plutôt que de fait pur ; ce n’est pas non plus un problème que le principe de la réparation intégrale peut aider à résoudre. Ce principe exige que les préjudices indemnisables soient intégralement compensés, sans toutefois définir les préjudices qui peuvent être qualifiés d’indemnisables.

L’approche fréquemment suivie par les tribunaux RDIE se caractérise par le fait qu’ils définissent ce qui constitue un préjudice indemnisable, et donc l’étendue de la responsabilité des États vis-à-vis des investisseurs, en se référant aux normes et à l’expertise financières qui régissent la prise de décision en matière d’investissement, plutôt que sur la base des sources juridiques applicables. Le recours généralisé à l’évaluation DCF et aux intérêts composés signifie que la perte des rendements financiers escomptés par les investisseurs est désormais généralement considérée comme un type de préjudice indemnisable. En conséquence, les tribunaux actuels ont tendance à considérer que les investisseurs ont légalement droit à cette rentabilité projetée, même lorsque le droit applicable de l’État hôte l’exclut spécifiquement (par une interdiction des intérêts composés, par exemple).

Cela signifie également que les investisseurs sont régulièrement surindemnisés. En effet, ils reçoivent plus que ce à quoi ils avaient légalement droit avant l’infraction de l’État – en violation, par conséquent, du principe de réparation intégrale. Ainsi, l’approche actuelle des dommages-intérêts n’est pas simplement problématique en raison des montants accordés : elle est également fondamentalement erronée sur le plan juridique.

Tout d’abord, il convient de s’interroger sur le caractère indemnisable de la perte de bénéfices. D’un point de vue juridique, l’octroi de dommages pour cette perte spécifique suppose l’existence d’un droit réel aux bénéfices en question (au lieu d’une simple espérance financière). Cette question dépend normalement de la législation de l’État hôte. Imaginons, par exemple, que l’investisseur soit lésé alors qu’il tente d’obtenir une licence pour une activité rentable telle que l’exploitation minière, mais que la licence en question n’ait pas encore été obtenue. Le droit aux bénéfices attendus de l’exploitation de la mine ne s’est donc pas encore concrétisé. Cela peut être mis en évidence par les conséquences que le régime juridique local attache au refus injustifié d’une telle licence, par exemple en limitant les dommages-intérêts aux coûts encourus. En d’autres termes, la perte de bénéfices futurs n’est pas reconnue ici comme une forme de préjudice indemnisable. Dans ce cas, l’utilisation de l’évaluation DCF n’est pas légalement justifiée, même si les attentes de l’investisseur en matière de bénéfices étaient raisonnablement certaines.

Deuxièmement, il convient d’examiner la quantification des dommages-intérêts pour la perte de bénéfices. Lorsque le droit de réaliser des bénéfices est légalement reconnu, il ne s’ensuit pas que ce droit s’étende à tous les flux de revenus projetés. En effet, le droit international des investissements reconnaît aux États le droit de réglementer les bénéfices des entreprises, surtout en augmentant les impôts. Cela signifie qu’une projection de bénéfices est presque toujours juridiquement précaire plutôt que détenue en propriété. S’appuyer sur ces projections pour quantifier les dommages ira donc au-delà de la réparation intégrale. Les investisseurs qui jouissent d’un droit à certains bénéfices devraient donc généralement recevoir une indemnisation pour leur perte sur la base d’un taux de rendement raisonnable sur leur investissement.

Enfin, il est erroné de supposer que l’équité ne joue aucun rôle dans la définition de l’étendue des pertes pour lesquelles l’investisseur a droit à une réparation intégrale. L’étendue des droits, y compris le droit à l’indemnisation, est également sensible aux principes généraux et aux intérêts légitimes opposés. La Cour européenne des droits de l’homme le reconnaît très clairement, puisqu’elle déclare que le calcul de l’indemnisation d’expropriation doit établir un « juste équilibre » entre les intérêts de la personne expropriée et ceux du public dans son ensemble. Par conséquent, plus les intérêts en jeu sont sensibles, plus la Cour accordera de latitude dans le calcul de la somme appropriée. Il n’y a aucune raison d’exclure la possibilité d’un équilibre similaire dans le droit international des investissements, en particulier lorsqu’il s’agit de principes que le droit international reconnaît comme légitimes, voire obligatoires. Ainsi, par exemple, l’indemnité pour l’expropriation d’une concession pétrolière ne devrait pas être calculée de la même manière si elle est motivée par des raisons purement confiscatoires que si elle est le résultat indirect d’une législation environnementale visant à limiter l’extraction de combustibles fossiles conformément aux obligations découlant du droit international. Exclure la possibilité d’une telle mise en balance, comme le font souvent les tribunaux, conduit à une surcompensation systématique des demandeurs, en partant à tort du principe que les droits des investisseurs sont définis de manière totalement indépendante de tout autre intérêt ou principe juridique, aussi irréfutable soit-il.

Résumé des points à retenir

Quelle est donc la voie à suivre pour la réforme du RDIE si l’on souhaite réellement s’attaquer au sujet des indemnités exorbitantes ? Il peut être utile de résumer les principales conclusions qui, je l’espère, pourront servir de base à la révision de la dernière proposition du Secrétariat, ainsi qu’à la rédaction de toute autre ligne directrice qui pourrait suivre.

  • L’application du principe de réparation intégrale ne peut être réduite à une enquête purement factuelle : elle implique nécessairement de définir les préjudices juridiquement indemnisables, une question clé que le Groupe de travail III ne devrait pas négliger.
  • Le périmètre du préjudice indemnisable doit refléter l’étendue des droits légaux des investisseurs et des responsabilités des États en vertu des sources juridiques applicables. Il ne doit pas être défini exclusivement par référence à l’expertise financière qui guide la prise de décision des investisseurs, car cela conduit à surcompenser ces derniers.
  • Les dommages pour la perte de bénéfices ne doivent être accordés que lorsque le droit de l’investisseur à ces bénéfices est juridiquement défini. Cela devrait normalement être établi par référence au système juridique de l’État hôte, dont les arbitres ont pourtant tendance à ne pas tenir compte lorsqu’ils évaluent les dommages.
  • Lorsqu’un droit aux bénéfices est effectivement reconnu par la loi applicable, les dommages pour la perte de bénéfices doivent être limités à un taux de rendement raisonnable sur l’investissement, à moins que le demandeur ne puisse également établir qu’un niveau spécifique de rentabilité était légalement garanti.
  • L’intérêt simple devrait être la règle par défaut ; l’intérêt composé devrait être réservé aux cas exceptionnels où il est autorisé par la législation de l’État hôte, et où le demandeur peut apporter la preuve concrète qu’il aurait obtenu un intérêt composé si l’infraction de l’État ne s’était pas produite.
  • L’évaluation des dommages doit tenir compte de considérations équitables, en particulier celles qui découlent de principes reconnus comme des engagements contraignants dans la pratique juridique internationale, tels que ceux liés au changement climatique ou aux droits humains.

                                                                                                                                          

Auteur

Toni Marzal, professeur de Droit à l’Université de Glasgow