Mettre le droit de réglementer consacré dans les politiques et lois relatives à l’investissement au service du développement : réflexions à partir des données d’expérience de l’Afrique du Sud et du Brésil
1. Introduction
Le droit de réglementer peut être défini comme le droit souverain des États des réglementer dans l’intérêt public, c’est-à-dire leur marge de manœuvre politique. Compte tenu que les Accords internationaux d’investissement (AII) ont été créé pour limiter certains aspects du droit de réglementer des pays, la première vague d’AII a inhibé les tentatives réglementaires des pays d’accueil qui pourraient être dommageables pour les droits des investisseurs étrangers. Les critiques internes et la peur croissante des pays développés de faire face à des recours auprès des tribunaux arbitraux ont forcé les premiers à conserver une certaine marge de manœuvre au titre de la partie des AII relative au droit de réglementer[1]. Cette évolution du droit de l’investissement s’est principalement faite au bénéfice des pays souhaitant récupérer leur marge de manœuvre politique dans des domaines tels que l’environnement, la santé et la sécurité[2].
Dans le cadre de ce large débat, les approches fondées sur le développement, qui sont essentielles pour les pays du Sud mondial, n’ont pas reçu le même niveau d’attention. Du point de vue des pays en développement, une réforme juste visant à promouvoir une plus grande marge de manœuvre politique devrait être en mesure de tenir compte des préoccupations en matière de développement, leur permettant d’expérimenter des politiques dans une gamme de domaines, de la justice distributive à la politique industrielle. Dans le présent article, je propose d’élargir la notion du droit de réglementer dans les AII, sur la base des données d’expérience de l’Afrique du Sud et du Brésil, pour y inclure la dimension du développement. Les réformes en cours dans ces deux pays émergent dans le contexte d’une opposition croissante au modèle traditionnel de la protection de l’investissement, et pourraient influencer les réformes visant à créer une plus grande marge de manœuvre politique en faveur du développement.
2. L’approche fondée sur le développement du droit de réglementer de l’Afrique du Sud
L’Afrique du Sud, pays encore aux prises avec les inégalités, dépend largement des capitaux étrangers. Dans le cadre de sa stratégie visant à attirer l’investissement direct étranger (IDE), le pays s’est hâté de conclure des Traités bilatéraux d’investissement (TBI) avec les pays exportateurs de capital en vue de signifier son engagement en faveur du capitalisme mondial[3]. Le libellé des TBI traditionnels ne laissait qu’une toute petite marge de manœuvre politique aux pays d’accueil, et aucune place pour la promotion de politiques fondées sur la race, qui pourraient s’avérer dommageables pour les droits des investisseurs. Désireuse de prendre part au système capitaliste mondial après des années d’isolement, et nécessitant cruellement des capitaux, l’Afrique du Sud n’a pleinement évalué les externalités potentiellement négatives des TBI sur sa marge de manœuvre politique que plus tard, lorsqu’un recours a été présenté, ouvrant ainsi la boîte de Pandore aux différends aux motifs similaires[4]. Dans l’affaire Foresti, des investisseurs privés ont contesté la Loi sudafricaine sur le développement des mines et du pétrole, et la Charte minière pour la prétendue expropriation d’un investissement, lorsqu’ils ont dû s’adapter aux exigences de la loi pour l’émancipation économique des Noirs[5].
En 2009, l’Afrique du sud publia un exposé de position dans le but d’évaluer, de manière critique, sa politique relative à l’investissement, suggérant un rééquilibrage des droits des investisseurs et de la marge de manœuvre réglementaire[6], et servant de base à sa législation nationale, la loi sudafricaine de 2015 sur la protection de l’investissement. Cette loi remet en question les libellés dominants de la réglementation de l’investissement, et établit l’intention du gouvernement de ne pas renouveler les TBI dits de première génération, et de ne conclure de nouveaux TBI que pour des motifs économiques et politiques impérieux[7]. Cette loi inclut des changements de fond, en limitant par exemple la définition de l’investissement et de l’investisseur, ainsi que la protection et la sécurité intégrales, en excluant le Traitement juste et équitable (TJE), et en remplaçant l’arbitrage investisseur-État par les décisions des tribunaux nationaux et l’arbitrage entre États après l’épuisement des voies de recours nationales.
Plus important encore, la loi assujettit les droits de propriété à la Constitution de la République d’Afrique du Sud. Celle-ci garantie les droits de propriété, mais, à l’instar de tout droit constitutionnel, ceux-ci font l’objet de limitations liées aux objectifs publics. Plus précisément, la section 25(2) de la Constitution autorise l’expropriation de propriétés dans l’intérêt public sous réserve du versement d’une indemnisation équitable. Autre aspect important de la loi, l’obligation de prendre des mesures visant à protéger et promouvoir les populations historiquement désavantagées figure au cœur de l’accord : dans le préambule, sous la partie relative au droit de réglementer, ainsi que comme exception à la norme de traitement national.
Dans la même logique, l’Afrique du Sud a pris une part active à l’élaboration du modèle de TBI de 2012 de la Communauté de développement d’Afrique australe (SADC) qui intègre, entre autres, une dimension développement à sa disposition sur le droit de réglementer, et inclut une autre disposition spécifique sur le droit d’un État partie de promouvoir ses objectifs de développement, notamment en prenant « des mesures nécessaires à la réparation des disparités économiques historiques ayant affecté des groupes ethniques ou culturels identifiables et s’expliquant par des mesures discriminatoires ou oppressives à l’encontre de ces groupes »[8].
À l’heure actuelle, de nouveaux défis se profilent. La loi en préparation sur la possibilité d’exproprier des terres sans indemnisation donne lieu à un débat public acharné, ce qui tend encore davantage les discussions en Afrique du Sud. Si les mesures précédemment adoptées par le gouvernement concernaient surtout la violation des engagements au titre du TBI, ces nouvelles mesures visant à exproprier des terres sans indemnisation semble aller à l’encontre de la section 25 de la Constitution, qui exige qu’une expropriation soit suivie d’une indemnisation.
3. L’approche fondée sur le développement du droit de réglementer du Brésil
Le Brésil a été en mesure de conserver sa marge de manœuvre politique en dehors du régime traditionnel de l’investissement. La relation du pays vis-à-vis des politiques relatives à l’investissement a évolué, passant de la résistance aux TBI traditionnels dans les années 1990, au développement d’un nouveau modèle d’accord d’investissement en 2015, remplaçant le paradigme de la protection de l’investissement par un modèle fondé sur la coopération et la facilitation. Dans les deux cas, le gouvernement s’est toujours efforcé de protéger la marge de manœuvre réglementaire du Brésil des engagements en matière d’investissement.
Dans les années 1990, à l’âge d’or du néolibéralisme, le Brésil s’abstint de prendre part à un quelconque accord d’investissement, même s’il en signa 14, sans jamais les ratifier[9]. Ces accords, principalement conclus avec des économies développées, reproduisent les libellés classiques des TBI.
En 2003, Lula da Silva fut élu président et secoua un État développementiste dormant, ressuscitant la politique industrielle du Brésil et donnant lieu à d’importantes retombées pour l’investissement[10]. Grâce principalement au financement par la Banque nationale brésilienne pour le développement économique et social (BNDES), le gouvernement cibla un groupe de « champions » nationaux et favorisa l’émergence d’une nouvelle partie-prenante : les entreprises brésiliennes multinationales[11]. Cette politique eut des effets directs sur les activités de ces entreprises à l’étranger. Entre 2005 et 2010, les flux sortants d’IDE brésiliens furent multipliés par presque neuf[12].
Bien que l’idée ait été débattue dans la littérature, l’on a avancé que le financement par la BNDES a été l’un des facteurs permettant de renforcer les flux sortants d’investissement brésilien au cours des gouvernements ouvriers successifs. Cette politique aurait pu être écourtée et les multinationales brésiliennes auraient pu être affectées négativement si le Brésil avait été partie à des AII. En dehors du cadre de ce large programme de financement par l’État, les investisseurs étrangers auraient également pu contester le droit du Brésil de réglementer dans des domaines variés, de la politique fiscale à l’approvisionnement en eau, comme plusieurs pays en développement en ont fait l’expérience. D’un autre côté, le Brésil choisit une stratégie de développement n’incluant pas la signature de TBI traditionnels, demeurant malgré tout l’un des principaux récipiendaires d’IDE, et remettant ainsi en question les discours existants sur la nécessité d’avoir des TBI pour attirer l’IDE.
Le Brésil a récemment décidé de lancer un programme de traités d’investissement s’éloignant du libellé habituel des traités d’investissement dont le principal, voire le seul objet est la protection de l’investissement étranger. Cette nouvelle approche, fondée sur la coopération et la facilitation de l’investissement, met l’accent sur : 1) la création de mécanismes, tels que les médiateurs ou les comités conjoints chargés de surveiller et prévenir l’émergence de différends et 2) la création d’accords à durée illimitée ou d’accords-cadres pouvant être adaptés dans le temps pour tenir compte des besoins en développement des États parties, par le biais de programmes thématiques de travail[13]. Depuis mars 2015, le Brésil a signé neuf Accords de coopération et de facilitation des investissements (ACFI) avec d’autres pays en développement (l’Angola, le Chili, la Colombie, l’Éthiopie, le Malawi, le Mexique, le Mozambique, le Pérou et le Suriname) ainsi que le Protocole de facilitation de l’investissement du Mercosur. En outre, les accords de facilitation de l’investissement, tels que ceux mis en avant par le Brésil, ont fait l’objet de discussions dans les enceintes multilatérales, telles que le G20 et l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et bénéficient du soutien manifeste de la Chine[14].
La recherche par le Brésil d’opportunités de promotion du développement en dehors du régime traditionnel de l’investissement par le biais d’un cadre réglementaire alternatif est actuellement en suspens. L’administration actuelle a pris des mesures drastiques, se débarrassant de nombreux éléments de l’État développementiste du Brésil[15]. Le Brésil s’est engagé dans un programme de réforme néolibéral, mené par le ministère des Finances, et incluant : l’approbation d’une coupe budgétaire sur 20 ans, affectant l’investissement dans l’éducation et la santé ; 2) la limitation des droits du travail ; 3) la tentative d’approbation d’une réforme des fonds de pension ; et 4) la demande d’adhésion à l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE). Au titre de ce nouveau programme, les politiques brésiliennes relatives à l’investissement, considérées par certains comme un héritage de l’administration précédente, risquent de perdre de leur attrait.
4. Réflexions finales : le développement triomphera-t-il ?
Les expériences menées par l’Afrique du Sud et Brésil dans le domaine du droit et des politiques en matière d’investissement, dans le but de promouvoir le développement connaissent quelques difficultés. À l’international, leurs pratiques vont à l’encontre du régime traditionnel fondé sur plus de 3 000 accords conçus dans l’ombre de l’approche néolibérale de la réglementation de l’investissement. Si certains signes ont récemment montré que l’approche traditionnelle autorise quelques détours, comme par exemple pour certaines mesures environnementales et sanitaires, il n’est pas certain qu’elle devienne une approche fondée sur le développement qui remette en question la logique de la protection de l’investissement.
En outre, ces deux pays connaissent également des problèmes internes dans la mise en œuvre de leurs politiques relatives à l’investissement. Après la démission du Président Zuma, c’est maintenant au Président Ramaphosa que revient la responsabilité d’atteindre un équilibre entre la réparation des inégalités raciales historiques du pays – l’ADN même du parti du Congrès national africain – et le système capitaliste mondial dans lequel s’inscrivent les TBI. L’expérience du Brésil des politiques anticonformistes visant à promouvoir un modèle alternatif de développement, notamment en matière d’investissement, est moins claire suite à l’élection d’un gouvernement à tendance néolibérale. Dans un tel contexte, le futur de la politique d’investissement du Brésil restera incertain jusqu’à ce qu’un gouvernement nouvellement élu prenne ses fonctions en 2019.
Malgré ces difficultés, les données d’expérience de l’Afrique du Sud et du Brésil démontrent qu’il est possible de repenser complètement le régime de l’investissement, et de faire en sorte que les intérêts des investisseurs correspondent aux besoins en développement des pays d’accueil. S’ils souhaitent trouver un équilibre entre des intérêts potentiellement contraires, les pays se doivent d’être créatifs et de concevoir des alternatives plus flexibles qui vont au-delà de la préservation de la marge de manœuvre politique dans les domaines de l’environnement, de la santé et de la sécurité, pour inclure d’autres priorités économiques nationales.
Auteur
Fabio Morosini est Professeur de droit à l’Université fédérale de Rio Grande do Sul, et chercheur auprès du ministère brésilien de la Science et Technologie (CNPq). L’auteur remercie Malebakeng Forere, Martin Dietrich Brauch et Nathalie Bernasconi-Osterwalder pour leurs observations sur les versions précédentes. Une version complète de cet article sera publié dans un chapitre de Kennedy, D. W., Santos, A., Thomas, C., & Trubek, D. M. (Eds.) (à paraître). Rethinking trade and investment law. Londres : Anthem Press.
Notes
[1] En pratique, si une mesure relève de l’une de ces catégories, il est fort probable que le gouvernement ne sera pas tenu d’indemniser les investisseurs étrangers pour le tort causé. Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE) (2004). L’ »expropriation indirecte » et le « droit de réglementer » dans le droit international de l’investissement. (Documents de travail de l’OCDE sur l’investissement international, 2004/04). Tiré de https://www.OECD.org/fr/daf/inv/politiques-investissement/FR%20WP-2004_4.pdf
[2] Titi, A. (2014). The right to regulate in international investment law. Munich : Nomos.
[3] Morosini, F. & Sanchez Badin, M. R. (Eds.) (2017). Reconceptualizing international investment law from the Global South. Cambridge : Cambridge University Press.
[4] Forere, M. (2017). The new South African Investment of Protection Act. Dans F. Morosini & M. R. Sanchez Badin (eds.), Reconceptualizing international investment law from the Global South. Cambridge : Cambridge University Press.
[5] Piero Foresti, Laura de Carli et autres c. la République d’Afrique du Sud, Affaire CIRDI n° ARB(AF)/07/01, Décision, août 4, 2010. Tiré de https://www.italaw.com/sites/default/files/case-documents/ita0337.pdf
[6] République d’Afrique du Sud (2009). Bilateral investment treaty policy framework review. Exposé de position du gouvernement. Tiré de http://www.dtps.gov.za/documents-publications/category/94-vodacom.html?download=441:annexure-c_repofsa_BIT-policy-framework_june2009.
[7] Institut international pour le développement durable (IISD). (2015). Meeting report: Investment treaties in a state of flux: Strategies and opportunities for developing countries (Rio de Janeiro, novembre 16–18, 2015). Tiré de http://www.iisd.org/sites/default/files/meterial/IISD%209th%20Annual%20Forum%20Meeting%20Report%20English.pdf.
[8] Southern African Development Community (SADC). (2012, July). SADC model bilateral investment treaty template with commentary, Article 21. Gaborone: SADC. Tiré de http://www.iisd.org/ITN/wp-content/uploads/2012/10/SADC-Model-BIT-Template-Final.pdf
[9] Morosini, F. & Xavier Junior, E. C. (2015). Regulação do investimento direito no Brasil: Da resistencia aos tratados bilaterais de investimento à emergência de um novo modelo regulatório. Revista de Direito Internacional, 12(2), 421–448.
[10] Trubek, D. M., Alviar Garcia, H., Coutinho, D. R. & Santos, A. (Eds.) (2013). Law and the new developmental state: The Brazilian experience in Latin American context. Cambridge : Cambridge University Press.
[11] Amann, E. (2009). Technology, public policy and the emergence of Brazilian multinationals. In: L. Brainard & L. Martinez-Diaz (Eds.) Brazil as an economic superpower? Understanding Brazil´s changing role in the global economy. Washington, D.C. : Brookings Institution, pp. 187–220.
[12] Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED). (2018). UNCTADstat. Tiré de http://unctadstat.UNCTAD.org.
[13] Bernasconi-Osterwalder, N., & Brauch, M. D. (2015, septembre). Comparative commentary to Brazil’s cooperation and investment facilitation agreements (CIFAs) with Mozambique, Angola, Mexico, and Malawi. Tiré de http://www.iisd.org/library/comparative-commentary-brazil-cooperation-and-investment-facilitation-agreements-cifas ; et Morosini, F., & Sanchez Badin, M. R. (2015, août). L’Accord brésilien de coopération et de facilitation de l’investissement (ACFI) : un nouveau modèle pour les accords internationaux d’investissement ? Investment Treaty News, 6(3), 3–5. Tiré de https://www.iisd.org/itn/fr/2015/08/04/the-brazilian-agreement-on-cooperation-and-facilitation-of-investments-acfi-a-new-formula-for-international-investment-agreements ; Martins, J. H. V. (2017). Les Accords de coopération et de facilitation de l’investissement (ACFI) du Brésil et les faits nouveaux. Investment Treaty News, 8(2), 10–12. Tiré de https://www.iisd.org/itn/fr/2017/06/12/brazils-cooperation-facilitation-investment-agreements-cfia-recent-developments-jose-henrique-vieira-martins/
[14] Berger, A. (2018, avril 23). What’s next for investment facilitation?, Columbia FDI Perspectives, 224. Tiré de http://ccsi.columbia.edu/files/2016/10/No-224-Berger-FINAL.pdf
[15] Singer, A. (2017). The failure of the developmentalist experiment in three acts. Critical Policy Studies, 11(3), 358–364.