Le projet révisé de traité sur les entreprises et les droits humains : améliorations révolutionnaires et perspectives encourageantes

Le projet révisé de traité international sur la question des entreprises et des droits humains[1] publié le 16 juillet 2019 présente d’importantes modifications et une amélioration indispensable de l’avant-projet de texte publié en 2018[2]. Il s’agit également d’un texte bien plus cohérent, mieux construit et plus mature que son prédécesseur. Cette version révisée a été élaborée par le président du Groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée (le GTI) chargé par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (NU) d’élaborer un tel traité[3]. Le texte opère des choix essentiels visant à résoudre les questions contentieuses qui ont perturbé les négociations, et marquera, espérons-le, un tournant dans le processus. Ce nouveau projet de texte servira de base aux négociations portant sur le texte, qui débuteront lors de la cinquième session du GTI, prévue du 14 au 18 octobre 2019.

L’un des changements les plus importants est que le texte affirme désormais que la portée du traité proposé recouvre toutes les entreprises, et pas uniquement les entreprises transnationales, mais continue de mettre l’accent sur les entreprises réalisant des activités transnationales. Il aligne en outre ses dispositions relatives à la prévention et la diligence raisonnable sur les Principes directeurs des NU relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (les Principes directeurs)[4], et propose un article complet sur la responsabilité juridique des entreprises qui est plus proche du droit international et de la pratique nationale prévalant, que les dispositions connexes de l’avant-projet. Le projet révisé présente également quelques nouveautés, comme par exemple de nouveaux articles sur la mise en œuvre (art. 15) et sur le règlement des différends (art. 16), tout en proposant un libellé plus complet et rationalisé quant à l’accès aux voies de recours, à la justice et aux réparations. Il propose également des articles portant sur la situation des défenseurs des droits humains, leur accordant une protection spéciale dans le cadre de leur travail de promotion de la responsabilité des entreprises en matière de droits humains.

Une portée large : précision importante

Le projet révisé met fin à l’hypothèse de l’avant-projet selon laquelle la portée du traité était limitée à la réglementation des activités transnationales des entreprises, et précise que la portée du traité envisagé couvrira toutes les entreprises et leurs activités. Toutefois, le projet révisé souligne qu’il porte en particulier sur les entreprises qui réalisent des activités transnationales. L’article 3(1) indique (traduction non officielle de ITN) [5] :

Le présent (instrument juridiquement contraignant) s’appliquera, sauf indication contraire, à toutes les activités commerciales, incluant notamment, sans s’y limiter, celles de nature transnationale.

Ainsi, le projet révisé tente de mettre un accent équilibré sur les activités transnationales (ou transfrontières) des entreprises tout en appliquant également ses dispositions à d’autres entreprises qui ne réalisent pas d’activités transfrontières. Bon nombre de délégués, d’ONG et d’entreprises observatrices avaient plaidé pour une telle approche équilibrée au cours des sessions du GTI[6], et certains États, notamment les membres de l’UE, avaient même justifié leur non-participation aux débats par la portée limitée de l’avant-projet et des documents précédents. Le projet révisé élimine donc cette objection, si toutefois elle était sincère, ouvrant la voie à des négociations axées sur le fond des dispositions du traité, laissant derrière des questions et arguments de nature principalement politique.

La responsabilité juridique

Le domaine de la responsabilité juridique enregistre également des améliorations majeures, puisqu’une partie des dispositions présentes dans l’avant-projet est conservée, mais la grande majorité de l’article (actuellement l’article 6) a été largement reformulée et rationalisée. Certaines dispositions se démarquent notamment car elles visent à créer un système complet de responsabilité juridique en cas d’abus des droits humains commis par des entreprises ou avec leur participation. L’article 6(1) indique par exemple[7] :

Les États parties devront faire en sorte que leur législation nationale offre un système complet et approprié de responsabilité juridique en cas de violation ou d’abus commis dans le contexte d’activités commerciales, notamment celles de nature transnationale.

Cette disposition recouvre potentiellement la responsabilité civile, pénale et administrative, mais également les divers mécanismes et modalités de responsabilité civile, notamment les délits reposant sur des actes de négligence, la responsabilité objective et d’autres formes de responsabilité civile. La mise en œuvre de cette disposition, et d’autres, requerra des conseils appropriés pouvant venir, entre autres sources, de l’organe de surveillance qui sera créé en vertu du traité.

Plusieurs autres dispositions de l’article 6 ont une importance énorme, et méritent un examen approfondi, allant bien au-delà du présent article. L’article 6(6) propose par exemple une norme de responsabilité juridique d’une entreprise s’agissant du tort causé par une autre entreprise, où que cette dernière se trouve, si la première contrôle ou supervise les activités ayant causé du tort. Toutefois, la portée de cette disposition est obscurcie par la référence aux « relations contractuelles » entre les deux entreprises, ce qui limite inutilement les innombrables manières dont les entreprises peuvent développer des relations.

Mais, entre tous, c’est l’article 6(7) qui se démarque le plus, compte tenu de ses éventuels portée et effets en termes de responsabilité juridique et de réparations aux victimes[8] :

Sous réserve de leur droit interne, les États parties devront faire en sorte que leur législation nationale prévoit la responsabilité pénale, civile ou administrative des personnes morales qui commettent les crimes suivants.

Ces crimes incluent : les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide ; la torture ; le traitement cruel, inhumain ou dégradant ; les disparitions forcées ; les exécutions extrajudiciaires ; le travail forcé ; l’expulsion forcée ; l’esclavage ; le déplacement forcé de populations ; la traite d’êtres humains, y compris l’exploitation sexuelle ; et la violence sexuelle et basée sur le genre.

Le projet de traité exige également que les législations nationales prévoient la responsabilité juridique pour les « actes qui constituent la tentative, la complicité et la participation à une infraction pénale conformément à l’article 6(7) » mais conserve également la référence controverse aux « infractions pénales telles que définies par leur législation nationale »[9], qui est inutile.

Pour la première fois, cet article prévoit une liste bien définie d’infractions qui entraineraient normalement, au titre des principes du droit international, des sanctions pénales. Toutefois, s’agissant des entreprises, qui sont des personnes morales, cette responsabilité peut être civile, administrative ou pénale, compte tenu des divers pratiques et systèmes juridiques des pays. Le présent article suit, de manière imparfaite, la formule adoptée par le premier Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, sur la vente d’enfants et la pornographie mettant en scène des enfants, qui contient une disposition similaire prévoyant la responsabilité juridique des personnes physiques impliquées dans les infractions définies dans le protocole. Ce protocole facultatif exige des États parties qu’ils érigent en infraction pénale la commission d’une série de crimes par les personnes physiques notamment la pornographie infantile et, au titre de l’article 3(4), exige des États de prévoir la responsabilité juridique des personnes morales pour les mêmes crimes, avec le libellé suivant[10] :

Sous réserve des dispositions de son droit interne, tout État Partie prend, s’il y a lieu, les mesures qui s’imposent, afin d’établir la responsabilité des personnes morales pour les infractions visées au paragraphe 1 du présent article. Selon les principes juridiques de l’État Partie, cette responsabilité peut être pénale, civile ou administrative.

Une disposition de ce genre est une addition bienvenue au projet de traité, car une série d’infractions considérées comme des crimes au titre du droit international, ou pour lesquelles il exige la responsabilité pénale, méritaient un traitement distinct, compte tenu de leur gravité particulière. Mais nombreux sont les États qui ne reconnaissent pas, au titre de leur législation interne, la responsabilité pénale des sociétés commerciales. Plusieurs États, dont l’Argentine et la Russie, ont, lors de sessions précédentes du GTI, clairement indiqué leur opposition aux libellés qui les obligeraient à adopter une responsabilité pénale juridique pour les entreprises en tant qu’entités juridiques. Dans ce contexte, le projet révisé de traité laisse aux États le choix du type de responsabilité (pénale, civile ou administrative) qu’ils souhaitent établir, et propose probablement la solution la plus réaliste, tout en étant la plus efficace pour réaliser l’objectif consistant à appliquer des sanctions proportionnelles à la gravité de l’infraction commise. Bien qu’il serait préférable d’avoir une exigence directe de responsabilité pénale dans le traité, la pratique étatique au titre d’autres traités contenant des dispositions similaires montre que les États ont tendance à promulguer une certaine forme de responsabilité pénale s’agissant d’infractions graves ou sérieuses, ou, à tout le moins, à appliquer les sanctions les plus importantes à l’encontre des coupables, pour refléter la gravité de l’infraction commise.

Même si l’on peut anticiper quelques controverses s’agissant de l’article 6, et de la liste d’infractions qu’il contient, de leurs définitions, ou même de la pertinence d’avoir une disposition distincte pour les infractions graves, son inclusion est un pas en avant, car il permet de surmonter les objections précédentes au libellé utilisé dans l’avant-projet, qui faisait une large référence aux « crimes de droit international » commis en violation du principe de légalité, lequel exige, aux fins de garantir la sécurité juridique, que les infractions soient clairement définies. Il s’agit également d’une disposition positive pour ces États qui prévoient la responsabilité pénale des entités juridiques commerciales, mais qui ne disposent que d’un ensemble limité d’infractions retenues. Ceux-ci devront étendre la gamme des infractions commises par les entreprises pour refléter, au minimum, celles incluses dans la liste au titre du nouveau traité.

La cohérence avec le droit international : les autres accords, notamment ceux portant sur le commerce et l’investissement

Le projet révisé apporte également des modifications à la relation du traité avec d’autres traités internationaux, notamment ceux portant sur les échanges et les investissements internationaux. L’avant-projet contenait deux dispositions portant explicitement sur cette relation[11] :

  1. Les États parties sont convenus qu’aucun accord commercial et d’investissement futur qu’ils négocieront, que ce soit entre eux ou avec des tiers, ne contiendra de dispositions contraires à la mise en œuvre de la présente Convention, et veilleront au respect des droits de l’homme dans le contexte des activités commerciales des parties bénéficiant de tels accords.
  2. Les États parties sont convenus que tout accord commercial et d’investissement futur sera interprété de manière à restreindre au minimum leur capacité de respecter et de garantir leurs obligations au titre de la présente Convention, nonobstant d’autres règles contraires de règlement des litiges découlant du droit international coutumier ou d’accords commerciaux et d’investissement existants.

Lors de la quatrième session du GTI en octobre 2018, la plupart des États avaient axé leurs critiques sur ces dispositions. Ces critiques allaient de mises en garde solennelles contre d’éventuels conflits entre les obligations au titre de divers traités, à l’opposition pure et simple à la prétendue supériorité des obligations au titre de ce traité sur les obligations découlant d’accords commerciaux et d’investissement. Seule la Namibie avait soutenu les dispositions, tandis que l’Afrique du Sud appelait à un libellé plus clair, soulignant la nécessité de faire face aux accords d’investissement restrictifs[12].

Pour répondre à ces préoccupations, le projet révisé de traité remplace les paragraphes litigieux par un paragraphe unique à la portée plus restreinte, mais qui vise à garantir que les accords commerciaux et d’investissement seront interprétés et appliqués d’une manière qui soit compatible avec le traité sur les entreprises et les droits humains[13] :

Les États parties sont convenus que tout accord bilatéral ou multilatéral, notamment les accords régionaux et sous-régionaux, portant sur des questions relevant du présent instrument juridiquement contraignant et de ses protocoles, doit être compatible avec les obligations au titre du présent instrument juridiquement contraignant et de ses protocoles, et doit être interprété en conformité.

Même si elle est probablement moins ambitieuse que celle de l’avant-projet, cette approche pourrait au final s’avérer plus facile à accepter pour les États, et plus effective également, compte tenu des réalités du droit international. Toutefois, les travaux à venir du GTI pourront peut-être sauvegarder certains éléments de l’avant-projet, ou ajouter de nouveaux éléments au projet révisé. Ils pourront par exemple examiner l’idée que les États devraient « veiller au respect des droits de l’homme dans le contexte des activités commerciales des parties bénéficiant de tels accords »[14], puisqu’un nombre croissant d’accords commerciaux et d’investissement disposent désormais de clauses sur la promotion d’une conduite responsable des entreprises. Les États peuvent également assumer l’obligation d’assujettir les accords commerciaux et d’investissement à des procédures de contrôle et d’approbation, entre autres.

Conclusion

Le projet révisé de traité représente un pas en avant essentiel et bienvenu dans le processus visant à établir un instrument juridiquement contraignant dans le domaine des entreprises et des droits humains, et permet de surmonter la plupart des objections majeures, mais aussi des objections mineures, relatives à la portée du traité et au fait qu’il vient compléter d’autres instruments. De nombreux aspects du traité et de ses dispositions doivent encore être peaufinés au cours des négociations. D’autres, tels que la disposition sur la compétence, doivent être élaborés plus avant ou parachevés. Le projet révisé de traité propose un texte suffisamment clair et complet pour servir de base à de sérieuses négociations.

Les modifications apportées, notamment celles relatives à la portée du traité, ainsi que l’intégration des Principes directeurs dans son préambule et dans l’article 5 sur la prévention, répondent directement aux préoccupations affichées par un groupe important d’acteurs, qui a, jusqu’à présent, été réticent à prendre une part significative au processus, notamment l’UE et ses États membres. Ces obstacles majeurs étant à présent résolus, les regards se tourneront vers ces États pour connaitre leur réaction. Un engagement sérieux de la part de l’UE et d’autres États à la position similaire marquerait un fort soutien en faveur des droits humains dans ce domaine, et améliorerait les perspectives d’une conclusion fructueuse du processus de négociation.


Auteur

Carlos Lopez est conseiller juridique principal à la Commission internationale de juristes.


Notes

[1] Groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée chargé de l’élaboration d’un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme (GTI). (2019, juillet 16). Projet révisé d’un instrument juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises. Extrait de https://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/WGTransCorp/OEIGWG_RevisedDraft_LBI.pdf [le projet révisé].

[2] GTI. (2018, juillet 16). Avant-projet d’un instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’Homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises. Extrait de https://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/WGTransCorp/Session3/DraftLBI.pdf [l’avant-projet] ; voir également Lopez, C. (2018). Vers une convention internationale sur les entreprises et les droits humains. Investment Treaty News, 9(3). 13–16. Extrait de https://www.IISD.org/itn/fr/2018/10/17/toward-an-international-convention-on-business-and-human-rights-carlos-lopez/

[3] Conseil des droits de l’homme (2014, juillet 14). Résolution 26/9 Élaboration d’un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme (A/HRC/RES/26/9). Extrait de http://ap.ohchr.org/documents/dpage_f.aspx?si=A/HRC/RES/26/9 ; voir également Zhang, J., & Abebe, M. (2017, décembre). Le parcours d’un Traité contraignant sur les droits humains : déjà trois ans… où va-t-il mener ? Investment Treaty News, 8(4), 3–4. Extrait de https://www.iisd.org/itn/fr/2017/12/21/the-journey-of-a-binding-treaty-on-human-rights-three-years-outand-where-is-it-heading-joe-zhang-and-mintewab-abebe/ https://www.iisd.org/itn/fr/2015/11/26/negotiations-kick-off-on-a-binding-treaty-on-business-and-human-rights/ ; Zhang, J. (2015, novembre). Lancement des négociations d’un traité contraignant relatif aux entreprises et aux droits humains, Investment Treaty News, 6(4), 10–11. Extrait de https://www.iisd.org/itn/en/2015/11/26/negotiations-kick-off-on-a-binding-treaty-on-business-and-human-rights

[4] HCDH. (2011). Principes directeurs sur les entreprises et les droits de l’homme : mise en œuvre du cadre de référence « protéger, respecter et réparer » des Nations Unies. Extrait de https://www.ohchr.org/Documents/Publications/GuidingPrinciplesBusinessHR_FR.pdf

[5] Projet révisé, supra note 1, art. 3(1).

[6] Conseil des droits de l’homme. (2019, mars 6). Addendum au rapport sur la quatrième session du groupe de travail international à composition non limitée sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme, Doc NU A/HRC/40/48/Add.1, pp. 70-78. Extrait de https://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/WGTransCorp/Session4/A_HRC_40_48_Add.1.docx

[7] Projet révisé, supra note 1, art. 6(1).

[8] Projet révisé, supra note 1, art. 6(7).

[9] Projet révisé, supra note 1, art. 6(9).

[10] Protocole facultatif se rapportant à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants, New York, 25 mai 2000. Extrait de https://undocs.org/fr/A/RES/54/263

[11] Avant-projet, supra note 2, art. 13(6) et (7).

[12] Conseil des droits de l’homme, supra note 6, p. 49 à 50.

[13] Projet révisé, supra note 1, art. 12(6).

[14] Avant-projet, supra note 2, art. 13(6).