Les négociations de l'Organisation mondiale du commerce sur l'agriculture à la CM13
Penser au-delà des déclarations non contraignantes sur la sécurité alimentaire
La sécurité alimentaire devrait être au centre des résultats des négociations sur l'agriculture lors de la 13ème Conférence ministérielle de l'OMC. Facundo Calvo estime toutefois que le succès des négociations dépendra de la nature contraignante des engagements, ainsi que de leur impact sur les pays les moins avancés.
La sécurité alimentaire et les PMA
Presque tous les membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) considèrent la sécurité alimentaire comme l’objectif central d’un résultat des négociations sur l’agriculture lors de la treizième Conférence ministérielle de l’OMC (CM13). Cependant, leurs points de vue divergent quant à la manière de parvenir à ce résultat. Pour certains, les stocks publics et le mécanisme de sauvegarde spéciale, ainsi que le soutien interne et le coton, devraient en être les éléments clés. D’autres préfèrent mettre l’accent sur la transparence et de meilleures disciplines pour les restrictions à l’exportation des produits agricoles. D’autres encore pensent que l’accès au marché pour les produits agricoles peut promouvoir la sécurité alimentaire en rendant les denrées alimentaires plus disponibles et plus abordables.
Pourtant, les membres de l’OMC semblent s’accorder sur un point : un résultat sur la sécurité alimentaire devrait bénéficier aux pays les moins avancés (PMA). L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a indiqué l’année dernière que 265 millions de personnes dans les PMA avaient souffert d’insécurité alimentaire entre 2020 et 2022. Début 2022, la part des calories importées affectées par les restrictions à l’exportation était plus élevée pour les PMA que pour tout autre groupe de pays (en développement ou développés).
Dans ce contexte, un premier résultat en matière de sécurité alimentaire bénéficiant aux PMA pourrait prendre la forme d’une exemption des prohibitions ou restrictions à l’exportation (ci-après, l’exemption pour les PMA) qui garantirait que les membres de l’OMC n’imposent pas de prohibitions ou de restrictions à l’exportation lorsque les PMA achètent des denrées alimentaires pour leur consommation intérieure. Cette exemption pourrait être basée sur une proposition soumise par le groupe des PMA en octobre 2023, qui demande également que l’exemption des interdictions ou restrictions à l’exportation soit étendue aux importations de denrées alimentaires par les pays en développement importateurs nets de produits alimentaires.
Bien qu’hétérogènes en tant que groupe, de nombreux PMA sont des importateurs nets de denrées alimentaires. Comme les PMA sont très exposés aux restrictions à l’exportation de denrées alimentaires (ainsi qu’à des mesures similaires de restriction du commerce des engrais), les membres de l’OMC envisagent d’exempter les PMA des restrictions à l’exportation de denrées alimentaires. C’est ce que fait déjà l’Inde sur une base ad hoc avec certains pays, dont quatre PMA. Après avoir imposé une prohibition à l’exportation du riz non basmati en juillet 2023, l’Inde a introduit une exemption à cette prohibition et a autorisé l’exportation de riz non basmati à destination de sept pays : le Népal, le Cameroun, la Côte d'Ivoire, la Guinée, la Malaisie, les Philippines et les Seychelles. Quelques mois plus tard, en décembre 2023, cinq pays ont également été exemptés de cette interdiction à l'exportation : les Comores, Madagascar, la Guinée équatoriale, l'Égypte et le Kenya.
Une exemption pour les PMA offrirait certainement des avantages à ces derniers. Si l’exemption des prohibitions ou restrictions à l’exportation accordée au Programme alimentaire mondial lors de la douzième Conférence ministérielle (CM12) est utile à des fins humanitaires, elle ne couvre pas la plupart des importations de denrées alimentaires par les PMA, qui ne sont pas destinées à des fins humanitaires. La part des calories importées par les PMA touchés par les restrictions à l’exportation était de 29,6 % pendant la récession de 2008, de 18,2 % pendant la pandémie de COVID-19 et de 26,3 % pendant les premiers mois de la guerre en Ukraine.
Une exemption permettrait aux PMA d’acheter des denrées alimentaires aux membres de l’OMC qui ont restreint leurs exportations de produits alimentaires vers tous les autres pays et contribuerait à protéger les PMA des hausses mondiales de prix des denrées alimentaires résultant de l’application de restrictions à l’exportation par les principaux producteurs. En effet, les PMA seraient toujours en mesure d’importer les produits soumis à des restrictions du pays producteur, en théorie, aux prix inférieurs pratiqués sur le marché de ce pays. Étant donné que les PMA ne représentent qu’une faible part des importations mondiales de denrées alimentaires, l’impact d’une exemption sur les prix dans le pays producteur appliquant des restrictions à l’exportation devrait être minime.
Si une exemption peut aider les PMA à continuer d’importer des denrées alimentaires, elle ne résoudra pas le problème auquel sont confrontés les consommateurs les plus pauvres des PMA, qui n’ont pas les moyens d’acheter ces denrées alimentaires.
Toutefois, si une exemption peut aider les PMA à continuer d’importer des denrées alimentaires, garantissant ainsi la disponibilité des denrées alimentaires dans les PMA, elle ne résoudra pas le problème auquel sont confrontés les consommateurs les plus pauvres des PMA, qui n’ont pas les moyens d’acheter ces denrées alimentaires. En effet, ce problème d’accès à la nourriture a été la principale cause de l’augmentation de l’insécurité alimentaire ces derniers temps. Pour relever ce défi, les membres de l’OMC ont la possibilité de soutenir des mécanismes tels que le Mécanisme mondial de financement des importations alimentaires proposé par la FAO.
Il convient de noter que les PMA ne sont pas toujours les plus exposés aux restrictions à l’exportation de produits agricoles. Les petits États insulaires en développement sont au moins aussi exposés aux effets des mesures de restriction des échanges, ce qui pourrait nécessiter d’élargir le champ d’application d’une telle exemption et de ne pas la limiter aux seuls PMA. Les membres de l’OMC devraient également réfléchir à la manière d’éviter la réexportation de denrées alimentaires initialement destinées aux PMA pour leur seule consommation intérieure. Cela pourrait impliquer la mise en place de mécanismes de transparence, d’anticontournement et de traçabilité afin de veiller à ce que les importations de denrées alimentaires soient effectivement consommées dans les PMA (et non réexportées).
Le soutien interne et les stocks publics
Si des résultats spécifiques en matière de sécurité alimentaire, tels qu’une exemption pour les PMA, sont effectivement envisageables, la réussite de la CM13 serait très certainement liée aux progrès réalisés sur les sept points de négociation de l’agenda agricole, en particulier le soutien interne et les stocks publics.
La réussite de la CM13 serait très certainement liée aux progrès réalisés sur les sept points de négociation de l’agenda agricole, en particulier le soutien interne et les stocks publics.
Les membres de l’OMC ont des conceptions très différentes du concept du soutien interne, en particulier en ce qui concerne les stocks publics. Pour de nombreux pays en développement, tels que l’Inde et la Chine, et des blocs de négociation, tels que le G-33 et le Groupe africain, les stocks publics sont une question autonome qui doit être traitée en tant que telle (et non dans le cadre de discussions plus larges sur la manière de plafonner et de réduire le soutien interne ayant des effets de distorsion des échanges). Pour eux, toute solution permanente sur les stocks publics, y compris le mode de calcul du soutien des prix du marché et la négociation de la couverture des produits/pays pour les nouveaux programmes de stocks publics, devrait être abordée séparément des négociations en cours sur les nouvelles modalités de réduction du soutien interne ayant des effets de distorsion des échanges.
D’autre part, le Groupe de Cairns, une coalition de pays en développement et de pays développés favorables à la libéralisation des échanges agricoles, ainsi que les États-Unis, l’Union européenne et d’autres acteurs importants dans les négociations agricoles de l’OMC, considèrent en grande partie que les stocks publics à prix administrés devraient être traités comme toute autre forme de soutien interne ayant des effets de distorsion des échanges (les stocks publics aux prix du marché sont déjà envisagés dans le cadre de l’Accord sur l’agriculture de l’OMC). En d’autres termes, si ces membres reconnaissent qu’il existe un mandat pour négocier les stocks publics sur leurs propres mérites, ils estiment qu’ils devraient être négociés dans le cadre de modalités visant à plafonner et à réduire toutes les formes de soutien interne ayant des effets de distorsion des échanges, y compris celles accordées dans le cadre de programmes de stocks publics.
Même si les membres parviennent à un consensus sur la manière de traiter le soutien interne et les stocks publics, ils devront encore trouver une solution pour réduire le soutien interne ayant des effets de distorsion des échanges. D’une manière générale, le groupe de Cairns est favorable à une approche globale de la réduction du soutien interne accordé au titre des catégories de subventions dites « catégorie orange », « catégorie bleue » et « catégorie développement » de l’Accord sur l’agriculture de l’OMC (ces deux dernières catégories n’imposent aucune limite aux subventions que les membres peuvent accorder). De nombreux pays en développement s’opposent à cette approche. Ils ne sont pas d’accord avec l’idée de limiter les subventions qu’ils peuvent accorder dans le cadre de la catégorie développement, qui concerne les subventions à l’investissement et aux intrants généralement disponibles pour les producteurs à faible revenu ou aux ressources limitées des pays en développement.
La lutte contre le soutien interne ayant des effets de distorsion des échanges
Les membres de l’OMC ont également des priorités différentes s’agissant de la réduction du soutien interne ayant des effets de distorsion des échanges. Pour de nombreux pays en développement, dont l’Inde, la Chine et les pays du Groupe africain, la priorité devrait être de supprimer la mesure globale des droits de soutien qu’un groupe de membres de l’OMC peut accorder au-delà des subventions de minimis autorisées aux autres membres. Ils font valoir que ces droits supplémentaires permettent à 32 membres de l’OMC (dont environ la moitié sont des pays développés, l’UE étant comptée comme un seul membre) de fournir un soutien considérable ayant des effets de distorsion des échanges par rapport à la valeur totale de leur production agricole et de concentrer les subventions sur un petit nombre de produits.
D’autres, dont le Groupe africain et le Pakistan, ainsi que le groupe C-4 des pays producteurs de coton d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, souhaitent également réduire les subventions de la catégorie verte, y compris celles accordées aux producteurs de coton. Plus précisément, ces membres de l’OMC ciblent les subventions accordées au titre des paragraphes 5 à 13 de la catégorie verte, qui, selon eux, ont des effets de distorsion des échanges mondiaux et donnent souvent lieu à des prix inférieurs à ceux pratiqués par les producteurs des pays en développement. D’autre part, certains membres soutiennent que la catégorie verte de subventions devrait rester telle qu’elle est prévue par l’accord, mais qu’elle devrait être élargie pour mieux répondre au changement climatique, à la protection de la biodiversité et à d’autres défis en matière de développement durable.
En ce qui concerne les stocks publics, un groupe de pays en développement membres de l’OMC souhaite actualiser la méthode de calcul du soutien des prix du marché dans le cadre de l’Accord sur l’agriculture. Ils estiment que les règles actuelles de calcul du soutien interne ayant des effets de distorsion des échanges, qui ont été conçues lors du cycle d’Uruguay lorsque les prix des denrées alimentaires étaient nettement plus bas, devraient être mises à jour. Ils affirment que la méthode actuelle de calcul du soutien des prix du marché, qui est basée sur un prix de référence externe fixe de 1986 à 1988, les empêche de soutenir leurs agriculteurs. Si d’autres membres reconnaissent que l’actualisation de la méthode de calcul du soutien des prix du marché peut être raisonnable d’un point de vue technique, ils craignent que cela ne permette aux membres de l’OMC d’accorder plus facilement des montants plus importants de soutien ayant des effets de distorsion des échanges.
Que se passera-t-il en l’absence d’accord ?
La CM12 illustre bien ce qui pourrait se passer à la CM13 si les membres de l’OMC ne parviennent pas à rapprocher leurs positions : une déclaration non contraignante sur la sécurité alimentaire, sans aucun engagement spécifique. Des alternatives similaires pourraient inclure des programmes de travail ou des cadres appelant les membres à négocier des modalités pour le soutien interne et l’accès aux marchés d’ici à la prochaine conférence ministérielle, et à insuffler une nouvelle énergie dans les négociations sur des questions qui ont déjà des mandats ministériels, telles que les stocks publics, le mécanisme de sauvegarde spéciale ou le coton.
Bien que les déclarations appelant à l’effort maximal aient une certaine valeur, l’expérience montre que ces déclarations ne créent pas toujours suffisamment d’incitations pour des changements positifs de comportement. Par exemple, après avoir indiqué dans la déclaration sur la sécurité alimentaire de la CM12 qu’ils « réaffirm[aient] qu’il est important de ne pas imposer de prohibitions ou de restrictions à l’exportation », les membres de l’OMC ont continué à interdire et à restreindre les exportations. Un récent rapport de l’OMC sur le suivi des mesures commerciales a révélé que 75 restrictions à l’exportation de denrées alimentaires, d’aliments pour animaux et d’engrais étaient en place en octobre 2023. Le rapport souligne que le rythme de mise en œuvre de nouvelles restrictions à l’exportation par les membres de l’OMC s’est accéléré depuis 2020, d’abord dans le contexte de la pandémie, puis avec la guerre en Ukraine.
Une CM13 couronnée de succès impliquerait l’adoption d’engagements, de règles et de disciplines contraignants afin de mieux réglementer les échanges dans le domaine de l’alimentation et de l’agriculture.
Une CM13 couronnée de succès impliquerait l’adoption d’engagements, de règles et de disciplines contraignants afin de mieux réglementer les échanges dans le domaine de l’alimentation et de l’agriculture. En ce qui concerne le soutien interne et l’accès aux marchés, il s’agit de convenir de modalités pour réduire le soutien interne ayant des effets de distorsion des échanges (y compris les subventions au coton) et d’améliorer l’accès aux marchés pour les produits agricoles, comme le prévoit l’article 20 de l’Accord sur l’agriculture. Pour les stocks publics, cela signifie trouver une solution permanente pour tous les pays en développement, conformément aux mandats ministériels antérieurs. Il en va de même pour le mécanisme de sauvegarde spéciale et le coton. En ce qui concerne les restrictions à l’exportation, il s’agit de promouvoir la transparence et d’examiner les moyens d’améliorer les disciplines actuelles.
Un accord sur des exceptions ou des exemptions aux prohibitions ou restrictions à l’exportation pour les PMA, les petits États insulaires en développement ou tout autre groupe de membres de l’OMC particulièrement touché par les restrictions à l’exportation de produits agricoles pendant les crises alimentaires pourrait constituer un bon point de départ lors de la CM13. Le reste dépendra de la manière dont les membres sortiront de l’impasse concernant le soutien interne et les stocks publics.
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