L'optimisation des dépenses publiques consacrées à l'alimentation et à l'agriculture peut changer la donne dans les pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure
Si la transformation des politiques agricoles est une priorité essentielle pour les pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure, il reste encore un long chemin à parcourir pour optimiser leurs budgets serrés et le soutien public à l'agriculture. Marco V. Sánchez, de la FAO, souligne la nécessité de réorienter le soutien et les politiques agricoles pour transformer les systèmes alimentaires dans les pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure.
L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et ses partenaires ont estimé dans leur édition 2022 de L’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde que, à l’échelle mondiale, le soutien des politiques publiques à l’alimentation et à l’agriculture s’élevait en moyenne à près de 630 milliards USD par an entre 2013 et 2018. Ce rapport et d’autres publiés cette année-là recommandaient de réallouer ou de « réorienter » une partie de ces ressources publiques vers des investissements et des incitations qui encouragent une plus grande productivité, des pratiques de production durables et des choix alimentaires sains afin d’obtenir des gains à la fois pour les populations, pour la planète et pour la prospérité. Cependant, il n’y a pas eu suffisamment d’études spécifiques aux pays montrant comment une telle réorientation peut être réalisée dans la pratique pour que tous ces gains se matérialisent.
Que peut-on réorienter dans les pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure ?
Dans de nombreux pays en développement, il convient d’accélérer la transformation des politiques qui sous-tendent la nécessaire évolution de l’agriculture. Les pays à faible revenu (PFR) et les pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure (PRITI) sont encore loin de transformer complètement leurs secteurs alimentaire et agricole pour assurer la sécurité alimentaire et la nutrition d’aujourd'hui et de demain.
Par exemple, il est prouvé que la sécurité alimentaire de nombreux pays d’Afrique subsaharienne dépend encore fortement de la production d’une seule culture, qui détermine en grande partie l’apport calorique total de la population rurale. Les décideurs politiques de cette région sont confrontés à un dilemme complexe et difficile : obtenir des résultats notables de la transformation agricole, non seulement en termes de croissance de la productivité agricole, de croissance économique nationale et agricole, d’emploi et de développement de l’industrie alimentaire, mais aussi en termes de réduction de la pauvreté, de la faim, de l’insécurité alimentaire et de la malnutrition.
Dans cette partie du monde, l’agriculture se taille encore la part du lion en termes de production totale et d’emplois. La FAO a constaté que l’industrialisation n’était pas encore en marche dans la plupart des pays africains et, selon les dernières estimations, 23,9 % des Africains subsahariens sont sous-alimentés et 72,2 % d’entre eux ne disposent pas d’un revenu suffisant pour couvrir le coût d’une alimentation saine. Malheureusement, ces pourcentages sont nettement plus élevés que ceux de n’importe quelle autre région du monde.
Il existe aujourd’hui un consensus général sur le fait que la réorientation du soutien interne pourrait contribuer à transformer l’agriculture de manière plus équitable et plus durable.
Il existe aujourd’hui un consensus général sur le fait que la réorientation du soutien interne pourrait contribuer à transformer l’agriculture de manière plus équitable et plus durable. Cependant, dans la pratique, les gouvernements des PFR, notamment ceux de l’Afrique subsaharienne, mais aussi peut-être ceux de la plupart des PRITI, ne soutiennent pas suffisamment l’alimentation et l’agriculture par le biais de leurs dépenses.
Une autre étude de la FAO met en lumière les dépenses publiques consacrées à l’alimentation et à l’agriculture dans les pays d’Afrique subsaharienne. Elle révèle que très peu d’entre eux ont atteint l’objectif de Maputo consistant à allouer au moins 10 % de leur budget national à l’alimentation et à l’agriculture, un engagement politique pris dans le cadre du Programme détaillé de développement de l’agriculture africaine.
Un indicateur appelé « taux nominal d’aide » révèle également une réalité évidente. Cet indicateur mesure les transferts exclusivement effectués en faveur des agriculteurs et résultant des incitations de prix générées par les politiques commerciales et de marché et les subventions fiscales. Plus précisément, il résume l’écart de prix à la sortie de l’exploitation (c’est-à-dire la différence entre le prix de production et le prix de référence international non faussé) et les subventions fiscales accordées aux producteurs (généralement spécifiques à un produit). Il a été démontré que les PFR et les PRITI ont historiquement protégé les consommateurs pauvres en utilisant des politiques commerciales et de marché qui maintiennent les prix nationaux à un niveau bas, pénalisant ainsi implicitement le secteur agricole (figure 1). Non seulement les PFR et les PRITI ne soutiennent pas suffisamment leur secteur agricole, mais leurs politiques commerciales et de marché découragent les agriculteurs d’augmenter leur productivité agricole.
Dans ces conditions, et si l’on veut que la transformation de l’agriculture progresse au lieu de stagner, il est indispensable d’optimiser le modeste budget et le soutien interne que les gouvernements de ces pays accordent à leur secteur agricole et alimentaire.
L’optimisation budgétaire est-elle la percée nécessaire en matière de politique agricole ?
Le budget alloué par les gouvernements au secteur de l’alimentation et de l’agriculture est l’épine dorsale des politiques agricoles. Dans les PFR et les PRITI, où les budgets sont très restreints, la transformation des politiques agricoles exigera nécessairement des réallocations intrasectorielles du budget alloué au secteur de l’alimentation et de l’agriculture. Ces allocations budgétaires intrasectorielles doivent être conçues pour atteindre des objectifs concrets de transformation de l’agriculture, en s’appuyant sur une base méthodologique robuste.
Le budget alloué par les gouvernements au secteur de l’alimentation et de l’agriculture est l’épine dorsale des politiques agricoles.
Grâce à son programme Suivi et analyse des politiques agricoles et alimentaires (SAPAA), la FAO met en œuvre au niveau national le consensus mondial sur la réorientation de l’aide publique à l’alimentation et à l’agriculture. Grâce à ce programme, la FAO travaille avec les gouvernements de plusieurs pays d’Afrique subsaharienne pour mesurer, suivre et analyser leurs dépenses publiques en matière d’alimentation et d’agriculture, ainsi que pour générer des scénarios visant à optimiser leur budget en matière d’alimentation et d’agriculture afin de tirer le meilleur parti des ressources nationales actuellement allouées au soutien du secteur, en tenant compte des contraintes budgétaires qui pèsent sur les dépenses publiques.
Les experts de la FAO ont développé un outil d’optimisation des politiques qui, sur la base des principes de l’optimum de Pareto, permet au budget public d’un pays de devenir optimal lorsque les décideurs politiques parviennent à un compromis pour le réaffecter de manière à atteindre les objectifs de la politique. À ce stade, le budget est optimal parce qu’il n’est pas possible d’améliorer au moins l’un des objectifs politiques sans détériorer les autres. Cet outil a initialement été développé dans le but de réaliser trois objectifs politiques, qui peuvent être considérés comme un tremplin pour une transformation agricole inclusive : la maximisation du PIB agroalimentaire, la maximisation de la création d’emplois non agricoles dans les zones rurales et la minimisation de la pauvreté rurale. Par la suite, l’outil a été étendu pour inclure la minimisation du coût d’une alimentation saine comme quatrième objectif politique. Grâce au programme SAPAA et à l’utilisation de cet outil d’optimisation des politiques, les gouvernements de toute l’Afrique découvrent que les résultats et les avantages potentiels de l’optimisation de leurs budgets ne sont pas à négliger.
Avantages potentiels de l’optimisation budgétaire
Les recherches menées dans le cadre de l’un des documents de référence de l’édition 2024 de L’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde (voir l’analyse autour de l’encadré 11 à la page 100 dans la version anglaise du rapport) permettent d’étayer l’optimisation des allocations budgétaires dans six pays d’Afrique subsaharienne : le Burkina Faso, l’Éthiopie, le Ghana, le Mozambique, le Nigeria et l’Ouganda. L’outil d’optimisation des politiques susmentionné a été utilisé pour élaborer un scénario dans lequel les dépenses publiques dans différentes mesures de soutien interne dans les secteurs de l’agriculture et de l’élevage sont optimisées pour la période 2025-2030 afin de maximiser le PIB agroalimentaire, de maximiser les emplois non agricoles dans les zones rurales, de minimiser l’incidence de la pauvreté rurale et de minimiser le coût d’une alimentation saine à moindre coût. Les mesures de soutien optimisées comprennent les services de vulgarisation, les subventions aux engrais, l’investissement dans l’irrigation, l’investissement dans la mécanisation, l’investissement dans l’électrification rurale, l’investissement dans les routes rurales, la recherche et le développement, ainsi que les subventions aux semences.
Les différences en termes d’efficacité, de couverture et de coût unitaire de ces mesures de soutien politique entre les six pays ont été prises en compte. Dans ce scénario, le budget résultant est optimum car, compte tenu d’un ensemble de préférences, le meilleur résultat possible pour les quatre objectifs est obtenu sous réserve d’un ensemble de contraintes à l’échelle de l’économie. Les résultats de ce scénario d’optimisation ont été comparés à un scénario de statu quo dans lequel le budget actuel continue de représenter la même part du PIB et est affecté sans changement relatif entre les différentes mesures de soutien politique entre 2025 et 2030.
Les résultats brossent un tableau différent des budgets actuels des six pays, car ceux-ci devraient être réaffectés très différemment pour aider les gouvernements à atteindre les quatre objectifs (voir figure 2). Par exemple, plusieurs pays devraient dépenser en moyenne moins pour l’irrigation (Ghana, Éthiopie, Nigeria et Ouganda) ou pour les subventions aux semences (Burkina Faso et Ghana) au cours de la période 2025-2030, tandis que d’autres pays devraient augmenter leurs dépenses pour les subventions aux semences (Éthiopie et Mozambique) ou pour la mécanisation (Burkina Faso, Ghana et Nigeria). Il est intéressant de noter que certains pays (Burkina Faso et Nigeria) devraient accorder une priorité importante aux services de vulgarisation. Plus les réallocations budgétaires requises sont faibles (par exemple, en Ouganda), plus le pays se rapproche de l’allocation budgétaire optimum.
Les réallocations budgétaires optimums, quelle que soit leur taille dans chaque pays, peuvent augmenter de manière significative la valeur de l’argent (public). Au niveau national, elles se traduiraient par des gains d’efficacité considérables dans la production agroalimentaire, des dizaines de milliers d’emplois non agricoles seraient créés dans les zones rurales, des millions de personnes sortiraient de la pauvreté et des millions d’autres pourraient, pour la première fois, s’offrir un régime alimentaire sain (tableau 1). Les gains seraient immédiatement visibles en 2025, la première année de l’optimisation budgétaire. Des gains impressionnants s’accumuleraient également au fil du temps jusqu’en 2030 – sauf en Ouganda, où les réallocations budgétaires nécessaires seraient les plus modestes, car le budget actuellement alloué aux secteurs de l’agriculture et de l’élevage dans ce pays semble le plus proche de l’allocation optimum. Le PIB agroalimentaire augmenterait de 8 % au Burkina Faso et au Ghana, voire de 11 % au Nigeria en 2030, par rapport à une situation sans optimisation budgétaire.
Au total, dans ces six pays, près d’un million d’emplois non agricoles seraient créés dans les zones rurales, 2,8 millions de personnes sortiraient de la pauvreté et 16 millions de personnes supplémentaires pourraient s’offrir une alimentation saine à moindre coût d’ici à 2030, tout cela avec le même budget. En d’autres termes, une réaffectation optimum du budget alloué aux secteurs de l’agriculture et de l’élevage dans ces six pays d’Afrique subsaharienne aurait des retombées substantielles.
Une manière viable pour les gouvernements de transformer les politiques
Il est possible et souhaitable de réorienter et d’optimiser les aides publiques à l’alimentation et à l’agriculture. Les pays peuvent obtenir des gains dans quatre domaines : la hausse du PIB agroalimentaire, la création d’emplois non agricoles, l’augmentation du nombre de personnes en mesure de s’offrir une alimentation saine et la réduction de la pauvreté.
Grâce à son programme SAPAA, la FAO soutient les gouvernements dans ce sens en développant et en analysant des scénarios pour réaffecter leurs dépenses publiques de manière optimale entre les mesures de soutien politique dans le secteur de l’alimentation et de l’agriculture, tout en respectant les règles de l’Organisation mondiale du commerce en matière d’incitations par les prix et de soutien budgétaire. Les PFR et les PRITI disposent ainsi d’un moyen réaliste de transformer les politiques et l’agriculture de manière efficace et socialement inclusive, dans la limite du budget public.
Les résultats de ce soutien technique influencent plusieurs plans nationaux de développement, des plans d’investissement sectoriels et l’établissement du budget en Afrique subsaharienne, mais la voie à suivre pour la FAO est d’élargir cette innovation politique. Dans la pratique, les réaffectations réelles du budget se heurteront bien sûr à des difficultés, notamment l’économie politique qui sous-tend le transfert des ressources publiques entre les différentes mesures de soutien et les différents sous-secteurs de l’alimentation et de l’agriculture.
L’outil d’optimisation des politiques de la FAO a déjà été reconnu comme ayant un impact sur les politiques en 2023.
Cette difficulté est surmontée non seulement en développant des scénarios d’optimisation avec les décideurs politiques, mais aussi en impliquant toutes les parties prenantes concernées. L’outil d’optimisation des politiques de la FAO a déjà été reconnu comme ayant un impact sur les politiques en 2023. Suite à son accueil positif dans les pays cibles du programme SAPAA en 2024, ses développeurs s’attèlent maintenant à améliorer l’outil afin d’y inclure des objectifs politiques liés au climat et à la biodiversité. Cela permettra à la FAO de soutenir les gouvernements dans leurs efforts pour dépenser plus intelligemment et transformer l’agriculture tout en atténuant le changement climatique et en s’y adaptant, et en inversant la dégradation de l’environnement.
Marco V. Sánchez est le Directeur adjoint de la Division de l’économie agroalimentaire de la FAO.
Source: L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
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